lundi 7 mai 2018

Comment des classes sont-elles possibles (2) Logique et ontologie individuelle


Suite de nos interrogations intempestives, à l'ombre et au soleil de Mai 2018. On s'amuse. On réfléchit. On vit.
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N'en déplaise aux post-modernes, tout ce qui pense juge. Juger, émettre un jugement, consiste à soumettre un cas particulier, extirpé du reste du réel, à un certain ensemble auquel il se rapportera. Nous pensons, et donc jugeons ainsi, des centaines de milliers de fois par jour, sans doute : nul besoin pour cela de brandir une pancarte, d'assurer qu'attention ! nous nous préparons à perpétrer tel acte logico-scientifique spécial ou extraordinaire. Lorsque je pense, par exemple, que je suis bien, là : que cette situation dans laquelle je me trouve présentement, ici, à boire une bière fraiche au soleil, et à ne pas travailler, durant ce temps, pour un patron, à flemmarder, plutôt, et jouir suivant mon goût, lorsque, donc, je ressens tout cela, et le pense, je soumets simplement cette situation particulière à une classe générale d'états identifiée comme celle du plaisir, de la jouissance, ou tout ce que vous voudrez d'autre procédant en tous cas de l'intégration d'un grand nombre de cas particuliers d'états comparables. Je suis bien, là : ce jugement serait ainsi graphiquement représentable sous la forme d'un cercle désignant le Bien entourant le cercle, plus petit, de ma situation individuelle (Je, là) à l'instant t. Il existe bien entendu une foultitude de types de jugements, séparés par des variations infinies d'objets (matériels, intellectuels, affectifs, etc). Ces différents types de jugements, néanmoins, pourraient se voir amalgamés à plus d'un titre fondamental, par exemple par l'intérêt qu'ils prétendent (chacun, suivant des modes différents, certes) attacher à l'émission de vérité, à assumer, chacun diversement, une certaine forme d'authenticité. Je puis juger, par exemple, que l'animal qui traverse la rue en courant devant moi est un chat. Je puis juger que j'aime cette fille, à laquelle je pense, ou que tel camarade, décidément, m'exaspère ces temps-ci. Dans les trois cas, abstraction faite de toute communication externe de tels jugements, ma prétention à l'atteinte d'une certaine vérité rassemble ces types de jugements. Plus radicalement, lorsque je me trouve face à une source de beauté quelconque, une oeuvre d'art, une merveille de la nature, il semble que ce soit encore à la vérité que j'aie affaire, puisque je puis me dire dans mon for intérieur soit que vraiment, ce que je vois là est beau, soit, de manière un peu différente, plus réflexive, moins spontanée, que pour moi, vraiment, cette chose-là est belle, qu'elle me touche. Dans les deux cas, c'est beau, en ce qu'il est vrai que c'est beau, ou en tous cas en ce que moi, je me trouve impressionné esthétiquement. À quelque distance réflexive, donc, que l'on se trouve de cet élément de vérité, qu'on décide ou non de l'identifier, il semble bien que tout jugement ait à voir avec la vérité, et de même, toute pensée, et donc que cette soumission, chaque fois, d'un particulier à un universel auquel je crois fournisse le cadre indépassable de la pensée. Les Grecs, Aristote en particulier, essayèrent de recenser, exhaustivement, les formes de la pensée, régies par le syllogisme : cette soumission d'un singulier casuel à un ensemble, à une classe logique englobante ou à un universel, peu importe les mots. Kant tenta, des siècles plus tard, lui aussi, de parvenir à une nomenclature achevée des formes possibles de jugements. L'idée est, dans les deux cas, la même : réduire tendanciellement l'individu à la classe, la diversité (ou la différence) à l'unité. Ou plutôt : ne pouvoir penser l'une que par l'autre. C'est là le coeur de l'opposition fondatrice d'Aristote, premier biologiste encyclopédiste, rappelons-le en passant, de l'histoire, à Platon, ce dernier voyant entre le divers, le mobile, l'éphémère du réel naturel, physique, et l'unité de l'idée (de la science) un abîme absolument infranchissable. Aristote, lui, ne peut penser l'unité que par le multiple. Ην κατά πολλών, dit-il : l'Un par (ou via) le multiple. Ην παρά πολλών, disait, inversement, son maître Platon (l'Un contre le multiple : subsistant à côté, indépendant de lui) comme diront, à sa suite, tous les curés monothéistes et transcendantalistes de ce monde. 

Il existe, certes, une infinité de jugements possible sur tout. Mais n'y aurait-il pas, en définitive, qu'un nombre limité, fini quoique énorme, de types de jugements, correspondant aux divers états de l'être tel qu'on morcelle ce dernier en s'intéressant, à l'instant t, davantage à telle fraction A de cet être, plutôt qu'à telle autre B, sur laquelle, en attendant, retombera une certaine obscurité indifférente, comme lorsqu'on fait focus sur tel point de l'espace, laissant alors, retomber tout ce qui n'est pas ce point, tout ce qui ce contente de l'entourer (et auquel on ne s'intéresse pas, pour l'heure) dans ce genre d'obscurité pré-consciente ? Le jugement et la pensée procèdent, semble-t-il, nécessairement ainsi : on ne peut percevoir d'un coup tout l'être, tout le réel, au gré de quelque intuition intellectuelle gigantesque. L'être est en effet composé d'objets discontinus, juxtaposés dans l'espace ou se succédant dans le temps. En sorte que le jugement subjectif, usant de composition d'éléments catégoriques, correspond bien, de ce point de vue, à l'état objectif de l'être, lequel n'en connaît pas d'autres. Penser un rapport à quelque être pur, un être-avant-la-détermination-et-le-fractionnement-en-objets-de-l'expérience, paraît par définition absurde. Penser, c'est toujours penser un état déterminé de l'être. Le néant, de même, n'est pensable que comme néant de quelque chose, comme négation déterminée. Le génie d'Aristote, ce qui le rend, pour nous, à ce point précieux, c'est d'avoir, de manière certes ambiguë et problématique, semblablement identifié, contre tout irrationalisme immédiatiste (l'être sans médiation, l'être pur), l'Être avec une simple catégorie du langage, et d'avoir, symétriquement, toujours refusé de le considérer comme Genre suprême. Penser, donc juger, donc intégrer un cas individuel à tel ensemble logique, tel genre, signifierait ainsi, pour lui, rapporter cette individualité en paroles, en logos, à l'ensemble en question : pas réellement. En d'autres termes, il n'y aurait entre tout ce qui EST qu'une identité nominale, pas une identité réelle. Serait fallacieuse, par exemple, la proposition selon laquelle un bâtiment participerait de l'être (comme genre suprême) autant qu'un insecte ou qu'un sentiment amoureux, du fait qu'en dernière instance, tous SONT. La tension vertigineuse existant dans la pensée d'Aristote tient à sa double position imposant d'un côté la logique scientifique d'une réduction progressive du divers de plus en plus soumis à l'intégration dans des classes et familles de fait progressivement de moins en moins nombreuses (et virtuellement elles-mêmes réductibles à Un genre suprême : celui de l'Être, auquel se réduisent, en effet, tous les objets imaginables), mais, de l'autre côté, l'existence, donc, purement nominale, purement logique et catégoriale, d'un tel Être. Un simple exemple : ce qui EST réellement, pour Aristote, c'est la substance ultra-déterminée (ce qu'il appelle la substance première dans ses Catégories), autrement dit : tel individu, là, à cet instant précis, et pas un autre. Socrate. Socrate EST, pas en tant qu'il participerait d'un Être général, à titre simplement d'incarnation ou d'exemplaire indifférent, contingent, négligeable. Non, c'est l'inverse qui est vrai : c'est ce Socrate-là, ultra-déterminé, qui est l'être, et tout ce qui dépasse cette réalité-là, ultra-précise, ultra-exclusive et déterminée, n'est qu'une construction de l'esprit, une abstraction, une substance seconde. La tension est donc maximale entre une ontologie de l'individualité (seul l'individu est) et une nécessité générique du discours scientifique, du discours de vérité. Seul Socrate est vrai (dans sa chair, dans son unicité de vivant) mais pourtant je ne pourrai tenir sur lui aucun discours vrai, la seule possibilité d'un tel discours imposant l'usage d'abstractions, de pensées, de jugements, impliquant à leur tout cette réduction logique d'un individu (Socrate) à un genre (Homme, par exemple). Il n'y a que Socrate qui soit réel, son humanité n'existe pas : elle ne flotte pas dans l'air, et cependant je ne pourrai rien dire de vrai sur Socrate (qui n'est donc pas en premier lieu un être de vérité logique) tant que je ne l'aurai pas intégré à un ensemble logique quelconque. 

Il serait vain, ici, de tenter de contourner le problème par simple retournement du syllogisme. Socrate est un homme : par cette phrase, par ce jugement, je mets en rapport deux éléments (Socrate et l'humanité) via une copule logique (est). Je provoque une coïncidence entre un singulier (Socrate) et un universel (l'humanité), coïncidence faisant écho à une autre, objective, celle-là, mais dont la réalité fait paradoxalement problème : Socrate-individu vient bel et bien, pour ainsi dire, se ranger lui-même automatiquement dans une catégorie-homme, cela que j'effectue ou non ce jugement de coïncidence. On pourrait alors, comme évoqué à l'instant, tenter de renverser ce rapport de soumission automatique de l'individu à l'universel, et ruser ainsi avec la logique syllogistique. Je pourrais dire, par exemple : cela (faire ou dire telle chose), c'est très Socrate ! Imaginons un acte bas ou ignoble quelconque, un tel acte ne serait pas Socrate. Cela ne lui ressemble pas, comme on dit souvent. Ici, le syllogisme se conclurait donc sur une forme de victoire du singulier : la bassesse ne serait pas Socrate, ne serait pas cet être singulier. Mais, comme on s'en aperçoit rapidement, il ne s'agit là que d'un subterfuge. Qu'on doive en effet développer ou non le pourquoi d'une non-assignation possible de semblable bassesse à Socrate, les raisons de celle-ci existent bel et bien, qu'on choisisse ou pas de les passer sous silence. La soumission à l'universel demeure, quoique déguisée. Penser, c'est toujours juger. La condition logique de la pensée est toujours cet aller-retour, cette mise en rapport d'un singulier et d'un universel, qui ne sauraient survivre, chacun, indépendamment de l'autre. Le jugement intellectuel reflète donc l'être, dans la nécessité imposée à celui-ci, pour être autre chose qu'un simple nom, de se répartir, de se fractionner, de s'objectiver et, par là même, de se réduire tendanciellement, suivant un procès l'inscrivant au sein de catégories toujours numériquement plus réduites.    

(prochain épisode : La matière, c'est de l'idée)         

20 commentaires:

  1. Mais peut-être péchez-vous par excès de rationalisme, cher Moine. Car vous vous "sentez" bien plus que vous n'en "jugez", avec cette "bière fraiche" en bouche et à la main, ces rayons du soleil sur votre peau. Et tout n'est pas "que" jugement dans la vie, il y a du ressenti, de l'être au monde (comme disaient certains penseurs parlant justement à ce sujet de "suspension de jugement"). En outre, le syllogisme a toujours une fonction active de "démonstration", c'est un effort volontaire vers le vrai. J'ai l'impression pourtant que vous supposez que nous syllogisons sans trêve ni repos. Or, si savoir (vous avez raison) : c'est savoir qu'on sait, la vie de l'esprit ne se résume heureusement pas au savoir et à nourrir des pensées vraies. Voyez la poésie ou le désir, et les états mentaux qu'ils induisent. Le jugement est un acte individuel d'un sujet précédé de décision, pas un état involontaire. Nous ne sommes pas pensés par un jugement géant, par la pensée de Dieu, ce qui serait pour le coup très idéaliste, bien dans la manière d'un Aristote ou d'un Hegel.

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    1. Cher L, on vous retournerait bien le compliment de "rationalisme" excessif, au sens où vous considérez : 1°) une séparation radicale entre les "sens" et la "raison", à l'aune de la connaissance permise ou pas par les premiers et la seconde ; 2°) le jugement uniquement comme "acte individuel", comme "effort volontaire" (d'une subjectivité, d'un cerveau, d'un esprit donné) vers le vrai. Or, pour ce qui est du premier point, notre conception de la raison associe celle-ci aux sens : il y a, pour nous, un rapport dialectique (de SUBLIMATION) des sens au concept, pas un rapport d'exclusion ou même d'extériorité. C'est là l'enseignement de Baumgarten (visant à établir une "science esthétique"), de Schiller parlant d'une possible "éducation esthétique" de l'homme ou - plus près de nous - de Marcuse associant (de manière platonicienne) le plaisir érotique et le savoir intellectuel comme deux moments d'un même procès. Vous semblez réduire le jugement à un fait verbal de communication. Mais au fond, quand vous riez à la blague d'un ami, c'est bien un jugement que vous produisez, bien que de manière sous-entendue ("c'est drôle, ce que tu dis"), quand vous lui désignez quelque chose, c'est aussi un jugement ("ceci est un danger", "ceci est beau", "ceci t'intéressera", etc). Tout est jugement, au moins en puissance. De même, toute matière, ou tout objet, est idée au moins en puissance : nous n'en restons jamais à ce stade, disons phénoménologique, de "suspension de jugement" dont vous parlez. Vous imaginez le comique de la chose ? Rester comme un abruti simplement impressionné par tout ce qu'il ressent sans passer à l'étape d'après, regardant toute chose comme unique, comme pour la première fois ? C'est là la définition du crétinisme pathologique. Et c'est surtout impossible, l'expérience atteste que nous dépassons toujours ce stade en produisant de l'universel, en regroupant les données isolées de l'expérience. Nous ne jugeons peut-être pas immédiatement, certes (si l'impression sensible, admettons-le, fournit un autre type de savoir, ou d'information), mais nous finissons toujours par juger, c'est-à-dire être intelligent, conceptualiser (l'étymologie du concept désignant la com-préhension, le fait de rassembler, de réunir de l'être et de l'idée).

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    2. Ceci nous amène à notre deuxième point, que nous développerons plus avant dans le prochain épisode : LA MATIÈRE, C'EST DE L'IDÉE. Pas besoin, comme vous le faites, de réduire le jugement à l'acte volontaire de Pierre, Paul ou Jacques relativement à une réalité singulière, rangée par cet acte volontaire subjectif dans une case, une classe, un ensemble, un universel. Cela, la réalité singulière le fait très bien toute seule comme une grande, merci !
      C'est ce que nous avons tâché d'exprimer ici, en insistant sur la convergence du jugement subjectif et du mouvement objectif de la matière elle-même. Trouvez-nous un objet singulier qui ne soit pas déjà, par lui-même, un universel, autrement dit : trouvez-nous un objet qui n'ait pas de qualités, et on vous paie des prunes. L'être est forcément déterminé, pour être. Et cela qu'on porte, sur lui, un jugement ou pas. Tout est donc, en quelque sorte, en effet jugement si l'on entend par jugement le fait de rapporter une singularité à un universel. Tout est syllogisme immanent.
      Mais laissons, sur cette question, la parole à un plus qualifié que nous, justement :

      " Le jugement est pris ordinairement en un sens subjectif, comme une opération et forme, qui se rencontrerait simplement dans la pensée consciente de soi. Mais (…) le jugement est à prendre tout-à-fait universellement, TOUTES LES CHOSES SONT UN JUGEMENT, c'est-à-dire qu'elles sont des singuliers qui sont en eux-mêmes une universalité ou une nature intérieure ; ou un universel qui est singularisé ; l'universalité et la singularité se différencient en elles, dans ces choses, mais sont en même temps identiques.

      Cette manière de voir selon laquelle le sens du jugement serait simplement subjectif, comme si moi, j'attribuais un prédicat à un sujet, est contredite par l'expression bien plutôt objective du jugement : "La rose EST rouge" ; "L'or EST un métal" , etc; ce n'est pas moi seulement qui leur attribue quelque chose."

      (Hegel, Science de la Logique, 1827, § 167)

      Hegel précise dans le même paragraphe que c'est le caractère "douteux" de ce dont on parle qui définit aussi le jugement. C'est ce que nous entendions en parlant de rapport nécessaire au vrai dans tout jugement, dans toute pensée, au moins en puissance.

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    3. Sauf qu'à être très rigoureux, aucun instant de votre vie et du temps ne se répète exactement à l'identique. L'instant que vous appréciez, bière en main, disparaitra totalement : il est absolument unique et non-répétable dans ses détails infimes. Pourquoi et surtout : comment ? voudrez-vous l'intégrer à un ensemble "d'identités de bons moments" qui ne peut en être un mais qui peut juste regrouper à la rigueur des moments comparables ou ressemblants, mais certainement pas identiques ? C'est là que vos jugements "de vérité" me semblent contestables dans leur "logique" même.

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    4. Peut-être faudrait-il séparer l'idée du langage. Prenons les animaux. Rien qu'un chat a nécessairement les catégories de gros et de petit. Si c'est petit, il y a le petit qu'on peut manger et/ou torturer, le petit qu'on peut torturer mais pas manger, le petit qui pique avec qui il faut y aller prudemment, etc. si c'est gros, il y a le gros qu'il faut fuir à toutes pattes, le gros qu'il faut garder à distance, le gros duquel on peut obtenir telle ou telle chose (à catégoriser, on ne tanne pas n'importe qui pour avoir n'importe quoi), etc. Or évidemment, un chat ne va pas entretenir un autre chat de ses catégories et disputer de leur pertinence avec lui. Il lui faudrait pour cela quelque chose qui ferait fonction de langage, une capacité à transmettre symboliquement ses expériences (à différencier de la pensée abstraite, par ex. un chat peut en le voyant apprendre d'un autre comment tuer les guêpes sans se faire piquer, aussi sait-il se figurer pour lui-même les mouvements de celui-ci).

      Bref, je ne suis pas sûr que rire à une blague équivaut au jugement « c'est drôle ». « C'est drôle » est plutôt un retour sur le fait qu'on a ri, et d'ailleurs il arrive fréquemment qu'on déclare « je ris, mais ce n'est pas drôle » (quand on parle de Macronnerie, par ex.) Le vrai et le faux appartiennent donc à l'expérience symbolisée et ne sont pas tranchés par la matière seule. Si je dis que le soleil se couche, on peut me répondre qu'au contraire c'est mon patelin qui lui tourne le dos, tout en étant d'accord qu'il fait bientôt nuit. Je me trouve donc rapporter symboliquement du faux pour désigner du vrai, parce que matériellement les deux sont également vrais : la terre tourne de sorte que sur elle un animal de ma taille perçoit le soleil bouger dans le ciel et jamais sa rotation. D'où la matière certes est idée (ou au moins détermination d'idée), mais toujours partielle et donc facilement contradictoire une fois sur le plan symbolique (le chat, lui, n'a pas de contradiction à proprement parler, sauf à confondre vrai et faux avec plaisir et douleur).

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    5. @Vilbidon : À quoi pourrait bien ressembler une idée sans langage ? Sans doute à la même chose qu'un Être sans détermination, sans qualités. Bref, à quelque chose d'irreprésentable, et à notre avis d'impossible. Si l'on reprend l'exemple de votre chat, nous réaffirmerions sans soucis aucun qu'il juge, suivant les divers contextes et situations que vous évoquez : il s'adapte et discrimine, il regroupe en effet en catégories, et exclut de même. Bref, nous avons bien là affaire à un comportement cognitif. Mais il y a plus radical, encore. Descendons d'un cran, au niveau microscopique. Chaque cellule de ce chat juge, elle aussi. Et encore plus bas, le programme ADN de cette cellule, que fait-il ? Il se transcrit en ARN et c'est alors un code (autrement dit : une idée, une pure séquence de nucléotides Adénine, Cytosine, Thymine et Guanine) qui va aboutir à de la création de matière : celle des protéines dont la cellule aura besoin ! En d'autres termes, ce code va littéralement CHOISIR, discriminer, bref juger d'associer des nucléotides suivant tel ordre et pas un autre. Nous avons là affaire à un comportement cognitif, vertigineux à ce stade. Le plus inquiétant pour un matérialiste, dans tout cela, c'est la finalité clairement à l'oeuvre ici (on ne peut la déterminer, évidemment, mais sa présence ne fait aucun doute). La matière, non seulement c'est de l'idée (et du langage, du code), mais c'est aussi de l'intention, du projet.

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    6. Une idée sans langage, j'appellerais cela une intuition. Ce pourquoi dans représentation, il y a « re ». Le langage n'est pour moi qu'un bricolage avec lequel l'homme a certes eu pas mal de succès, mais bricolage quand même. La littérature en est d'ailleurs un des plus beau témoignage, cet essai constant de dire les choses. Je ne pense pas du tout que la nature était là pendant des millions d'années à attendre que sorte d'elle un animal capable de la dire. C'est juste qu'on y a fait notre trou de cette manière, et le langage a ainsi pris une telle place dans notre adaptation que tout passe par lui, au détriment peut-être d'autres mode de connaissance (on se serait hyperspécialisés au point d'atrophier tout le reste, qui aurait pu donner lieu à d'autres types de complexification). Regardez la peinture, la musique, etc. ça ne parle pas mais ça remue du sens, qu'on a des fois bien du mal à mettre en mots, précisément parce qu'on sait avant de le dire enfin que ce qu'on en dit ne colle pas. Donc, oui, il y a une adhérence entre matière et langage, mais pleine de hiatus. On passe notre temps à se raccrocher aux branches, comme les petits singes que nous sommes.

      Pour la cellule, je ne suis pas sûr qu'on puisse parler de choix. C'est contradictoire avec l'idée même de programme. Un ordinateur ne choisit pas de passer un résultat à telle ou telle fonction, il exécute les instructions : « SI x est pair ALORS ..., autrement ... ». Évidemment l'ordinateur discrimine ce qui est pair ou impair, mais de là à parler de cognition et même de choix... un choix me paraît quand même supposer une certaine conscience de soi.

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    7. @ Vilbidon : " Un ordinateur ne choisit pas de passer un résultat à telle ou telle fonction, il exécute les instructions : « SI x est pair ALORS ..., autrement … ", dites-vous.
      Sans doute. Mais comment en venez-vous à assimiler ainsi, sans plus de scrupules, les programmes cellulaire et informatique ? Un tel amalgame relève précisément de ce que l'on nomme barbariquement le "paradigme fonctionnaliste", d'extraction neuro-scientiste (et dont les ravages actuels sont connus : façon "Intelligence Artificielle" généralisée). La réalité semble bien différente : car loin de fonctionner COMME un ordinateur, la cellule génétiquement programmée (celle du cerveau, par exemple) fournirait plutôt le MODÈLE, très misérablement imité par elle, de la machine informatique. L'ordinateur est, au fond, une simple tête de lecture branchée sur un réel super-complexe, mais auquel cette tête ne réagira que de manière binaire : un réel qu'elle ne construit, bien entendu, en aucune façon, sur lequel elle n'a aucune prise génétique fondamentale. La fameuse et archétypale "Machine de Turing" ne saurait ainsi, sans absurdité grossière, être rapprochée du "fonctionnement" neuronal (au sujet duquel Gerald Edelman employait plutôt le terme évocateur de "darwinisme neuronal"). La cellule (par exemple le neurone) est avant tout un être matériel, soumis à des déplacements aléatoires, des changements de température, des accidents dans l'espace, des rencontres et interactions organiques fortuites, etc. Là-dessus, de manière générale, ce qu'on observe dans le cas du programme génétique cellulaire, c'est - à rebours de tout fonctionnalisme pré-déterminé - l'importance décisive du HASARD. Ce qui se produit, c'est une modification intempestive, d'abord, complètement aléatoire ! du code ADN (mal-transcrit : avec, pour ainsi dire, des "fautes de frappe" lors de la réplication cellulaire), ces erreurs de copie étant elles-mêmes conservées ensuite, soit au sein d'un seul individu (d'où variation individuelle : cancers, pathologies géniques) soit chez ses descendants (variations spécifiques, apparition de nouvelles espèces). Ce n'est donc, suite à ce hasard fondateur, que dans un second temps que survient ce que nous persistons à appeler un CHOIX déterminé (auquel Darwin aura donné précisément le nom de "sélection" naturelle). La sélection ne serait-elle pas une forme de choix ? Car, comme vous le savez, si l'accident initial de transcription génique se révèle favorable à l'organisme ainsi modifié, le choix sera alors de le conserver dans les individus suivants : chez ses descendants. Inversement, si la première faute de frappe (relativement au milieu, à l'environnement, au contexte) est nuisible, ou simplement n'a aucun intérêt, cette modification accidentelle sera éliminée. L'organisme révèle donc un projet, fondé sur un hasard initial, aboutissant à rien de moins que l'auto-construction évolutive de son propre matériel. C'est en cela que la matière est aussi idée. L'organisme, via son programme génétique (et le comportement anarchique de celui-ci : sa variabilité fondamentale) se construit lui-même en une suite de choix décisifs. On est bien loin de l'I-Phone.

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    8. Peut-être nous sommes-nous mal exprimés, cher Vilbidon. Ce n'est pas du "réductionnisme" que vous manifestez
      Ce que nous contestions dans votre analyse, c'est l'ORDRE du rapport dans lequel vous placiez les deux types de programme : programme de la cellule, programme informatique. Ces programmes sont, selon nous essentiellement différents. Ils ne sont tous deux, au fond, "programmes" que nominalement. Le second n'est que la très mauvaise imitation du génie magnifique de la première. Or vous, par exemple, vous présentez, certes, une passionnante étude de l'anarchie productrice des systèmes informatiques (basée sur le détournement de leurs usages) mais qui ne nous semble pas remettre en cause cette différence fondamentale tenant à l'auto-construction de sa base matérielle, d'un côté (l'organique) et, de l'autre, quoi qu'on en dise, la dépendance fondamentale d'une machine, fût-elle "intelligente" (elle ne l'est pas, de fait : ce que vous accordez un peu plus loin) vis-à-vis de son créateur.
      La chose est d'autant plus importante dans le cas de ces chimères que vous pointez chez les transhumanistes et adorateurs d'OGM. Car l'évolution de la matière organique, son inquiétude structurelle, se distinguent du projet conscient (et délirant) de mêler des ADN d'araignée et de chèvre. Le choix de la matière vivante de s'adapter au mieux à son environnement est un choix rationnel répondant à un problème objectivement posé par la nature, sur des séquences de temps très étendues, contrairement à votre exemple informatique ou au délire OGM.
      Mais cela n'enlève rien au caractère spontanément mouvant de la matière, qui faisait même désespérer - parfois - Darwin lui-même de la stabilité taxinomique des "espèces" (au lien génétique existant entre des "espèces" pourtant morphologiquement très distinctes (les oiseaux ayant, par exemple, comme ancêtres improbables les dinosaures). Donc, il n'est pas question de dire que "n'importe quoi peut procéder de n'importe quoi". Il y a, tout autant que le hassard, de la nécessité dans le programme cellulaire. La détermination génétique est cruciale, mais pas plus importante - à l'encontre du fascisme généticien, façon "bienvenue à Gattaca" - que l'aléatoire de l'expression (ou à l'inverse : de l'inhibition) de certains gènes. Le partage entre nécessité et hasard se fait là : en lien - complexe - avec les exigences du contexte et de l'environnement.

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    9. C'est qu'il faut voir que l'informatique n'est pas dans l'éther. Tous ces programmes, qui ressemblent de plus en plus à des tapis d'éveil et nous relient n'importe comment les uns aux autres sous l'avide regard des maîtres, constituent un certain rapport social. Ici on retrouve la comparaison avec la nature, où effectivement tout évolue subtilement de concert, sans que pour elle on en aperçoive toutefois les modalités profondes. La matière ne fait-elle que se combiner selon des règles « dures » dont la finesse, peut-être déterminée au niveau de la particule, nous échappe (comme le pseudo-aléatoire en informatique, qu'on assimile au hasard parce qu'il est jugé suffisamment imprévisible mais reste en fait bordé par un algorithme), ou y a-t-il de l'invention, du génie, du neuf dans ce qui arrive ? La question reste entière, mais même dans le dernier cas comment parler de projet, d'intention, puisque la nature est toujours égale, parfaite, quelle que soit sa forme actualisée (contrairement à l'humanité, qui ne reste pas qualitativement la même selon les rapports sociaux, plus ou moins aliénants, entre individus) ? De quel en-dehors pourrait-elle observer que ceci est mieux que cela en admettant qu'ils sont également possibles à partir d'un même point donné ? Mon propos, comme d'habitude un peu fouillis, n'est pas de dire que la nature fonctionne comme l'informatique, mais que l'informatique peut donner lieu aux mêmes impressions, tout en étant complètement et assez trivialement déterminée, dans ses règles comme dans son projet global. Il faudrait démontrer que les deux diffèrent autrement que dans leur degré de complexité. Le bit informatique a deux valeurs, ce qui certes est très pauvre (et pourtant suffit à nous paumer), mais en donner un million au « bit naturel », la brique de base (en fait quatre si on prend l'ADN), ne suffit pas à faire de la nature autre chose qu'un système entièrement déterministe, un programme qui se déroule (ou qui tourne en boucle) où rien ne peut-être autre chose que ce qu'il est à l'instant T.

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    10. C'est là, précisément, très-cher, que nous divergeons. La différence est évidemment qualitative, en même temps que vertigineuse. Puisque la nature et ses objets vivants sont à la fois, comme leur nom l'indique, objectifs et subjectifs, purs donnés-là-sans-raison ET façonnées d'entrée de jeu par un PROJET. Kant s'extasiait déjà devant la débauche hallucinante des formes complexes présentes dans la nature (des crustacés aux oiseaux de paradis). Darwin, de même. Le projet naturel présent au sein de chaque organisme est indéniable : la théologie ne commence que lorsqu'on entreprend de déterminer sa nature, ou son origine (Dieu, en clair). Restons-en à l'émerveillement. Prenons, par exemple, l'oeil humain. l'oeil humain est INCONTESTABLEMENT fait pour voir. Il est moins efficace, certes, qu'une camera obscure artificielle, mais la moindre efficacité n'est en l'espèce pas un argument réfutant le projet, le but de voir. Une fois encore, l'ordinateur le plus performant trouve son être dans un processus et un agent externes (le capitaliste qui le veut, l'ingénieur qui le conçoit, l'ouvrier qui le réalise, etc). La cellule organique, elle, réalise tout. Le projet (l'idée) se fait corps (matière). Convenez qu'on trouverait mieux comme différence purement "quantitative".
      Quant à votre thèse d'une perfection indépassable de la Nature au fond toujours "égale à elle-même" (si nous vous suivons correctement), que faire alors des grandes vagues d'extinction massive d'espèces, dont les études préhistoriques témoignent ? L'extinction anthropocène qui s'annonce, du fait du capitalisme fou et suicidaire, de ce point de vue-là, si elle conserve certes sa spécificité, ne serait ni la première ni la dernière (car à toute extinction succède immanquablement, statistiquement, une certaine renaissance de la matière : ce qui nous fait, certes, une belle jambe...).
      Dernière question : celle d'un "neuf, génial, inventif" dans "ce qui arrive". Le dire comme ça, c'est déjà répondre à la question : tout ce "qui arrive" arrive pour une raison suffisante, et possède donc sa cause adéquate, déterminable par la raison. Pas de génie, ni de liberté créatrice, donc, dans la matière. Mais là encore, tout serait peut-être question de mots. Vous savez comment la "soupe primordiale" d'éléments donne, quasi-immanquablement (selon les expériences de laboratoire) dès lors qu'on exerce sur cette soupe des conditions (notamment thermiques) suffisantes : la vie. Autrement dit, il y a un passage, un continuum de la matière inerte à la matière vivante. Il s'agit là, en quelque sorte, des mêmes particules élémentaires. Pas de génie, donc : conservation de la cause dans l'effet MAIS transformation et saut qualitatif délirant. On peut être halluciné par ce "génie normal", si l'on peut dire. Les Allemands ont un terme fabuleux regroupant ainsi la "merveille" (qui, toute merveilleuse soit-elle, n'en dépend pas moins de causes tout à fait rationnelles) et le "miracle" : WUNDER. Tel est notre état d'esprit : ébahis, chaque jour nouveau, par la merveille miraculeuse, la merveille rationnelle dont procède la Nature elle-même.

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    11. Précisément, continuum de l'inerte et du vivant. Donc le vivant est réductible à une certaine combinaison de matière, de même que la conscience, de même, in fine, que la raison elle-même (sauf à sortir du cadre matérialiste). Aussi il n'y a pas de coupure à faire entre l'ordinateur et la nature, parce que la raison humaine qui travaille ainsi la matière procède elle-même de cette dernière. Ici est notre divergence, nous sommes la nature, mais la nature n'est pas nous. La manière dont nous appréhendons ce qui nous dépasse en elle est la même que celle à l'œuvre dans notre artefact, l'ordinateur, certes sans mystère mais qui nous sèche sur place dès qu'il s'agit de calcul. Dire que la matière est rationnelle, c'est renier nos limites en les étendant à celle de la nature, c'est affirmer que nous pouvons potentiellement refaire tout ce qu'elle a fait, que certes aucun mulot n'aura les capacités cognitives d'un enfant de trois ans mais qu'il n'y a curieusement aucun fossé entre les nôtres et le fonctionnement de l'univers, ainsi virtuellement ouvert en totalité à la raison instrumentale. Vous approchez cela dans la contradiction qu'il à à parler de « saut qualitatif délirant » tout en maintenant que la matière est rationnelle. C'est en fait une différence ou rationnelle et quantitative (niveau de complexité fondamentalement à portée de l'esprit humain comme l'est en fait n'importe quel calcul effectué par l'ordinateur, fût-il astronomique) ou qualitative et irrationnelle (superficiellement rationalisable, dans la mesure où la raison est notre modalité de lien à l'ensemble, tel un tentacule, une aile, un sonar, etc. mais ne régit pas cet ensemble). Il ne s'agira pas dans un cas ou dans l'autre du même émerveillement.

      C'est cette perspective qui m'amène à dire que la nature est toujours parfaite. Nous sommes faits pour la nature, mais elle n'est pas faite pour nous. Nous sommes là comme nano-partie d'un certain état global et transitoire, sans plus de privilèges que les dinosaures, les tiques, les virus, etc. Si la disparition des animaux est indubitablement une atteinte à notre humanité, elle ne l'est pas pour la nature, à laquelle rien n'est rien. Il suffirait d'un surplus d'activité volcanique pour tous (chats, chiens, poissons, etc.) nous précipiter dans un monde merdique. Si bien que nos rejets gazeux, nos pesticides, nos accidents et nos bombes nucléaires sont avant tout notre nano-problème. C'est nous qui sommes fragiles au milieu d'une nature immarcescible, implacable et glacée. Et certes nous sommes mal barrés, parce que notre capacité à nous émerveiller d'être là n'est effectivement guère plus développée que celle des termites.

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    12. "Délirant" est un terme exprimant ici l'admiration devant l'auto-organisation objectivement rationnelle de la matière vivante. Quant à la matière inorganique, Leibniz, entre autres, pose cette vérité elle-même "délirante" suivant laquelle tout corps ou toute pensée de l'univers, aussi complexes soient-ils, pourraient, dans l'absolu, trouver leur fonction mathématique adéquate (ce qu'on appellerait aujourd'hui, pour aller vite, leur algorithme, leur identité mathématique). L'ensemble de l'univers lui-même, en termes quantitatifs, en dépit de son infinité possède aussi sa fonction (évidemment inaccessible à nous autres humains, pour des raisons de limite évidentes, mais pas à Dieu). Il est un fait que objectivement, quoi qu'elle ne soit pas calculable, cette fonction, cette rationalité totale de l'univers existe à l'état de puissance. Voilà le point où le rationalisme devenait proprement "délirant", à force même de rationalité. Une fois encore, en comparaison de cet ordre universel objectif de la nature, le projet informatique (étant inclus ses débordements possibles) paraît bien riquiqui. Et pas seulement : pas quantitativement : il est qualitativement distinct. Le miracle rationnel ("délirant") du passage imperceptible de la matière (cerveau) à l'idée ne représente, selon nous, que l'écho subjectif d'un ordonnancement objectif et rationnel de la nature, tout aussi miraculeux. Apercevoir, une fois de plus, les différences de la matière qualifiée n'affaiblit en rien cette rationalité générale, impersonnelle ou pas.

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    13. Là est le coup de force à mon avis. Dire que l'univers a sa fonction revient à dire que disposant d'un temps infini (un certain quanta, donc) il est fatal que l'humain arrive à la trouver. C'est une là une énorme affirmation.

      Hume prétendait établir qu'aucune connaissance n'était au fond possible, puisque les lois de celles-ci revenaient toutes à avancer sans preuve que les rapports observés dans le passé allaient se maintenir dans le futur. Kant lui répondit que ces lois n'étaient pas celles de la nature mais de l'expérience humaine de la nature, c'est à dire que la raison était le seul cadre possible pour faire l'expérience de quoi que ce soit. Ici, je me range simplement à l'avis de Kant, en le replaçant toutefois dans une perspective évolutionniste, c'est à dire en limitant encore nos prétentions au sein de l'expérience humaine. « L'homme est l'animal qui possède le logos », mais ce logos est apparu incidemment au cours de milliards d'années où la vie (sur Terre) a pris un nombre incalculable de formes, toutes adaptées à un moment ou à un autre, et dont beaucoup ont disparu. Il est donc objectivement une variation parmi des milliards, et il serait bien étonnant, c'est à dire très improbable, que cette conformation particulière ouvre à son détenteur les lois de l'univers. « La matière c'est de l'idée » sonne pour moi comme « la montagne, c'est de l'escaladable ». Certes, nous autres qui avons des pieds et des mains pouvons nous émerveiller que les plus hauts sommets nous soient ouverts, et y voir une adéquation miraculeuse, limite un destin. Mais c'est évidemment poser les choses à l'envers, et en fait s'ébahir de l'usage de nos facultés dans la nature (ce qui en soi n'est pas absurde, entendons-nous bien) plutôt que de l'ordonnancement de celle-ci. Car l'escalade est juste notre seul rapport possible à la montagne en tant que destination, rapport proprement insaisissable pour cette autre variation de forme, cet autre un sur un milliard (ou probablement sur des milliards de milliards à l'échelle de l'univers) qu'est l'aigle. Observer des fourmis rend fou, et c'est bien s'avancer que prétendre n'être la fourmi de rien dans l'univers.

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    14. Si l'on convoque Kant dans ce débat, il faut aller jusqu'au bout du délire. Et, en l'espèce, accepter de ne pas pouvoir l'accepter simplement, comme vous le faites, nuancé d'"évolutionnisme". Car il ne s'agit pas chez lui ni de phénoménisme prudent ou sceptique (comme chez Hume) ni d'anthropologie (Kant ne parle pas du fonctionnement du cerveau, de ses cadres spatio-temporels permettant l'expérience). Chez lui, l'expérience est conditionnée a priori (avant même l'apparition de tout cerveau possible) par un cadre intangible et anhistorique : celui de purs concepts de l'entendement, autrement dit une grille, un tamis disciplinaire appliqué de force sur les sensations pour informer celles-ci. Sans cette mise en forme qui les précède, les sensations n'existent pas, et donc pas plus les phénomènes, ni la nature, puisque la nature n'est que phénomène. Comme dans un moule à gaufre, en somme : votre pâte (la sensation) resterait de la bouillie informe sans cette capacité a priori (le moule à gaufres) de lui donner une forme, un sens : bref, sans cette capacité à faire exister votre gaufre, et votre expérience en général, et, par extension, toute la nature objective elle-même : définissable comme simple suite de phénomènes RÉGLÉS (et donc classés, inscrits, comme singuliers dans de l'universel, soumis à un concept déterminé). Prenez bien garde à cela que chez Kant, NOUS donnons nos lois à la Nature phénoménale et que - pour le reste - au-delà de ce show phénoménal, nous ne pouvons jurer de rien, sinon à basculer en théologie. C'est précisément là qu'à tout prendre, nous préférons le Dieu de Leibniz, qui est mathématicien et rationaliste "délirant" quand celui de Kant n'est qu'une "idée de la raison" régulatrice, et matérialiste-honteuse. Chez lui aussi, néanmoins, la matière est de l'idée en ce sens 1°) que sans information exercée sur l'objet, pas d'objet, et que 2°) toute science est architectonique, autrement dit : chaque élément de la science (et donc de la nature) vient de manière immanente, tendancielle, se ranger sous des catégories toujours plus vastes et plus réduites numériquement (jusqu'à l'unité suprême - idéale - du principe : En kata pollon, l'Un à travers le multiple, comme chez Aristote). Bref : toute chose singulière ("matérielle") se définit par l'idée plus générale dont elle participe. Hegel reprendra cela, plus radicalement, dans son idée d'un jugement objectif placé dans les choses mêmes (et non plus dans le seul sujet scientifique, comme chez son trop timide devancier). Chez lui, l'idée perce, sans scrupules, plus profond sous la matière elle-même. Mais pour nous, c'est plutôt ce qui suit de près, à savoir Feuerbach et Marx, qui nous motive : dans cette idée d'un échange essentiel (et essentialiste) permanent entre Nature (matière) d'un côté et Homme : " Humanisation de la Nature, Naturalisation de l'Homme " : l'autre nom du projet communiste, et d'un matérialisme conséquent, associant - écologiquement - les évolutions conjointes de l'un et l'autre pôle de la MATIÈRE, à l'aune énergétique (mouvante, instable) de l'histoire. La matière, à son niveau le plus haut, c'est l'homme. L'homme, à son niveau le plus haut, demeure de la nature, vérifie la matière. Il s'agit là de divers moments au sein d'un même processus

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    15. Tout à fait, Kant reste un idéaliste. C'est pour cela qu'il faut réintroduire du matérialisme dans le mouvement qu'il exécute ici et dire que le rapport humain à la matière est déjà lui-même matériellement déterminé. Il n'y a pas d'un côté l'homme et de l'autre la nature, il y a l'homme dans et après la nature. Et c'est le fait qu'il a une forme particulière, conditionnant sa manière de penser (le cerveau n'a pas à être mis sur un autre plan que les idées d'un point de vue strictement matérialiste, tout étant au minimum particule), comme la fourmi, le chien, et même pourquoi pas le pissenlit, qui est en même temps sa limite et le fondement de l'objectivité de son rapport à la nature. Le temps, l'espace, les relations de causalités, etc. se retrouvent donc inscrits non plus dans quelque extérieur absolu attendant que le monde vienne frapper à sa porte, mais dans notre ADN, donc dans l'histoire du vivant (soit une histoire particulière de la matière en général) sur Terre. Ils sont la nature sous forme de condition humaine, condition elle-même développée dans un moment du tout (c'est du moins comme cela que nous l'appréhendons) extrêmement bref. « La matière, à son plus niveau le plus haut, c'est l'homme » doit alors être revu à la baisse, dans la mesure où la matière est le rapport humain à la matière ou rien de saisissable. L'exercice de ses facultés par l'homme, sa réalisation dans son rapport humain à la matière, l'instruisent qu'il est local et transitoire. Aussi un rapport écologique à la nature n'a-t-il en fait pas d'autre contenu qu'une attitude conservatrice à l'égard de l'équilibre naturellement précaire qui a vu l'apparition et le développement de l'homme (hors de ce rapport, c'est juste absurde). Imaginez que demain le Soleil nous pète à la gueule et demandez-vous quel événement ce sera pour l'univers. À cette échelle la fin de l'humanisation de la nature sera une perte ni plus ni moins grande que celle de sa « chiennisation », car aucune téléologie ne peut sérieusement tenir à ce niveau-là (on entre au rayon « Dieu et autres lutins magiques »).

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    16. Touchant l'informatique, petit supplément en image pour la prochaine fois qu'on vous bassinera avec l'intelligence artificielle et autre branlette so hype trois-point-zéro.

      Traduction [tentative de] pour les fainéants et les fatigués et les juste anglopascomprenants : « C'est ça ton système d'apprentissage automatique ?
      — Ouaip, tu déverses l'information sur cette grosse pile d'algèbre linéaire, puis tu récupères les réponses de l'autre côté.
      — Et si les réponses sont fausses ?
      — T'as qu'à touiller jusqu'à ce qu'elles commencent à avoir l'air vrai. »

      Infobulle quand on passe la souris sur l'image : « Avec le temps la pile est gorgée de données et commence à virer en bouillie, de sorte que c'est techniquement récurrent. »

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  2. @L : Votre objection ne tient pas, dans la mesure où elle néglige les logiques d'ensembles, de systèmes ou, disons plus simplement : d'échelles, selon lesquelles la vérité se fait jour. Par exemple, il est formellement exact que la physique quantique ruine les lois (la vérité) du mécanisme newtonien. Mais cependant, pour nous, à notre échelle macroscopique, ces lois du mécanisme classique sont toujours en vigueur. Autre exemple, proche : chacun de nous peut véridiquement se définir comme amas de cellules, dont la collection, seule, serait donc matériellement réelle. Pourtant, nous ne sommes pas un tel amas, nous sommes PLUS que cela : nous sommes un système à la cohérence et l'identité propre. En clair, tout ensemble organisé, passé un certain stade de complexité, est à considérer en lui-même, et pas décomposé en des éléments qui ne sauraient dire sa vérité. Vous ne pouvez donc sérieusement opposer différence radicale et répétition, puisque pour nous, la réalité de cette différence est imperceptible, et sans intérêt. Deleuze reconnaissait lui-même que Hume, son idole sceptique, jugeait cette position sceptique sans conséquence sur l'atteinte des vérités scientifiques : scepticisme pragmatique et non radical, comme dans l'antiquité grecque ou chez Foucault et ses maudits "régimes de vérité" (ses disciples obscurantistes d'aujourd'hui devraient cesser ce régime de bêtise universitaire, qui ne leur vaut rien). Bref. C'est invariablement ainsi que nous lisons la phrase de Marx disant en substance : "être radical, pour l'homme, c'est partir de l'homme lui-même". Cela nous semble signifier que, même à supposer deux clones parfaits (indiscernables), la différence se glisserait toujours entre eux, sous forme d'histoire, sociale et individuelle. Et que cependant, cette différence n'empêcherait en rien de les considérer identiques, ou soumis au même ensemble. Il y a, au fond, un dynamisme du procès de connaissance par rassemblement catégorique qui se fout bien de la vérité absolue de l'identité de ce qu'on rassemble. Cette vérité absolue (réductionniste) est bien plutôt fausseté. C'est le Tout de ce qu'on considère qui est vrai.

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    1. "à notre échelle", nous jugeons. Oui, nous jugeons donc "à l'échelle" de notre intérêt, que l'on soit un chat, une cellule ou un homme. Je ne disais rien d'autre que cela, relativement à la vérité : la vérité s'établit bien à l'échelle de l'intérêt de chaque vivant, relativement à son milieu qui n'appartient qu'à lui. Indépendamment de cet intérêt qu'aura l'objet X pour un sujet Y dans un milieu Z (à son échelle), X n'aura pour Y aucune existence ni aucune vérité. Juger implique d'avoir un intérêt - actif - à juger.

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    2. Mais votre opposition : intérêt VS connaissance, paraît aussi contestable, voire carrément naïve, que celle que vous posiez en premier lieu (dans votre tout premier commentaire) entre Raison et Sensibilité. D'où tenez-vous donc qu'un intérêt empêche la connaissance "objective" ou n'y participe pas ? Prenez la psychanalyse, par exemple, et sa théorie de la sublimation (classiquement répressive, chez Freud ; non-répressive chez Marcuse) : un intérêt de désir, inconscient, détermine et motive un certain type d'expression ou de connaissance chez son sujet (l'artiste, l'intellectuel, ou n'importe qui d'entre nous). Le but de la cure n'est-il pas même, d'une certaine manière, de révéler le lien indissoluble de l'intérêt et de la connaissance "objective" ? Serait-ce une raison pour frapper de nullité ladite connaissance objective, dont on aura ainsi mis au jour la genèse secrète ? Autre exemple, dont nous avons parlé ailleurs : la sociologie de Weber, et sa fameuse "neutralité axiologique". Contrairement à ce que pensent beaucoup de têtes molles (souvent françaises), Weber n'entendait pas, avec cette expression, que la vérité était neutre, coupée de tout intérêt, médiane-molle-centriste. C'est tout le contraire : ce qu'il fallait, selon lui, c'était précisément de se pénétrer de l'idée que toute connaissance "objective" se confond avec un intérêt quelconque, et qu'il faut précisément prendre conscience de ce fait, pour parvenir à la vérité. Ceci n'a rien à voir avec la thèse post-moderne de l'écroulement de celle-ci sous le poids des petites "différences". Weber était ainsi défenseur épistémologique (comme Freud, dans une certaine mesure, plus raisonnable que Weber) de la possibilité d'établir des types, des typologies, bref de pratiquer l'abstraction, le classement : de soumettre sans absurdité le singulier à l'universel. C'est cette possibilité que nous discutons ici depuis le début.

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