mardi 29 août 2017

Neutralité axiologique, mon cul !

De gauche à droite : 
Position médiane au travail.

La tartufferie sociologique dominante française a pris, de longue date, l'habitude fort commode de traduire le Wertfreiheit de Max Weber par l'expression : Neutralité axiologique. Bien pratique, ça. Vous comprenez, il s'agit d'être neutre, de regarder le monde tel qu'il est. Objectivement, on dit aussi. Moi je m'en tiens strictement aux faits, à ce que tout le monde peut voir, autrement dit : de splendides agencements de systèmes sociaux qui s'autorégulent tout seuls, et puis de magnifiques structures, à dominante, éventuellement ou à dernière instance : en tout cas qui tendent automatiquement et gentiment vers leur point d'équilibre, en dépit de ce que peuvent bien penser les gens, tout rageux avec leurs foutues valeurs qui leur masquent les vrais trucs. Vous, par contre, votre truc de conflits de classes interminables, fondant plutôt en réalité tous les systèmes et structures en question, lesquels ne seraient du coup, au fond, qu'une pure construction mentale (au mieux : une pure projection,  un pur modèle idéal de travail), eh bien je vous le dis comme je le pense mais ça sent foutrement l'idéologie partisane, la conception du monde intéressée, bref la métaphysique. Alors que nous, la métaphysique, pas du tout. On est tout neutres, axiologiquement. Les faits, rien que les faits. Les valeurs, sûrement pas.

Bon, cette fameuse traduction-là (vous le savez bien) relève justement du foutage de gueule axiologique. Toute production de savoir est forcément aussi production de valeurs, et c'était précisément l'idée de Max Weber. Chez lui, la neutralité consisterait plutôt, à l'inverse, en une conscience aiguë de cette idéologisation nécessaire des positions les plus raisonnables. Une conscience permettant, à la rigueur, de ne pas mépriser l'intelligence de son interlocuteur, c'est-à-dire de son adversaire idéologique, de ne pas le prendre pour un con, de ne pas lui imposer, dans l'expression de ses positions, nos propres conditions, lexique et habitudes. Bref, nos propres valeurs.

Cela ne signifie nullement que la vérité n'existe pas. Poser un perspectivisme de la vérité n'implique pas l'inexistence de celle-ci. Cela, c'est l'escroquerie perpétrée par Michel Foucault dans sa lecture de Nietzsche. Le pourtant très pénible positiviste Bouveresse a récemment fait justice de cette interprétation fallacieuse. Pour Nietzsche, comme il l'écrit dans l'Antéchrist, le service de LA vérité est le plus exigeant qui soit. Mais cette vérité, qui existe, ne peut exister que comme vérité de conflit, de polémique. Elle n'est pas cette vérité d'équilibre structural ne comprenant pas de dehors, ce pouvoir se suscitant à lui-même son propre contre-pouvoir, automatiquement, analytiquement. La vérité est conflit et mouvement originaires. Dialectique, en d'autres termes. Elle excède et ruine, de tout son être, en tant que genèse sans cesse recommencée, déséquilibre perpétuel, et dynamique, toutes les structures transitoires imaginables.

« La position médiane ne contient pas davantage une once de vérité que les idéaux partisans les plus extrêmes de gauche ou de droite » (Max Weber, Soziologie, Körner, 1973).  

Dans ta sale gueule, le positiviste. 
Dans ta sale gueule, le centriste raisonnable.


AJ Dirtystein

lundi 28 août 2017

Dans les griffes du Mandarin (2) Jak Burton

George Romero est mort.
Tobe Hooper est mort.
Tiens le coup, John, nom de Dieu !

Dans les griffes du Mandarin (1) Geschichtenscheissenschlopff

Ci-dessus, Appareil Idéologique d'Etat 
portant bien haut la bannière des libertés, 
France, années 1970.


Edward Thompson nous a sans doute, avec sa Misère de la Théorie (1978, et 2015 pour la traduction française), gratifié du plus vigoureux, du plus efficace, du plus pertinent pamphlet anti-althussérien jamais écrit. Son irrésistible drôlerie, son comique à l'anglaise tissé de dignité flegmatique malgré tout conservée (faut le faire) vis-à-vis de cette montagne ridicule - mais révoltante - d'arrogance théologico-ingénieriste caractérisant toute pensée « structurale » (en l'espèce, donc : celle du Maître stalinoïde de la rue d'Ulm), ne doivent cependant pas masquer la très grande précision technique de ses critiques. Il fallait bien que ça arrive : à force d'une dévotion intégriste nuit et jour spectaculairement témoignée au Canon marxiste - un Canon pourtant allègrement recomposé, décomposé, violé et forcé par les althussériens jusque dans les soi-disant « silences » épistémologiques de Marx, qu'ils s'échinaient à y traquer afin de les faire parler (comme tout bon flic qui se respecte), le cador scolastique de ces «répugnantes années 1970» (Debord) - n'en finissant hélas ! pas de durer, crever et empuantir nos déjà très blafardes journées contemporaines - aura fini par déchaîner le courroux implacablement contre-documenté, contre-motivé et circonstancié du délicieux historien britannique. Deux illustrations remarquables de ce fait : 

1°) le traitement impitoyable réservé à ce qui constituait l'une des pièces-maîtresses philologiques de l'althussérisme, savoir la fameuse citation de Marx tirée de Misère de la Philosophie, dont Thompson démontre à merveille qu'elle signifie l'exact inverse de ce que le structuralisme marxiste-léniniste entendait lui faire dire. D'où, selon Thompson, le cloisonnement obsessionnel des textes, et la manipulation malhonnête ordinaire des sous-parties de ceux-ci par l'exégèse d'Althusser. Voilà, ainsi, dans l'ouvrage mentionné, ce qu'écrivait intégralement Marx contre Proudhon (et sa validation idéaliste - anhistorique - des catégories de l'économie politique bourgeoise, reçues et adoptées par lui sans critique aucune) :

En construisant avec les catégories de l'économie politique l'édifice d'un système idéologique, on disloque les membres du système social. On change les différents membres de la société en autant de sociétés à part, qui arrivent les unes après les autres. Comment, en effet, la seule formule logique du mouvement, de la succession, du temps, pourrait-elle expliquer le corps de la société, dans lequel tous les rapports coexistent simultanément et se supportent les uns les autres ?
(Marx, Misère de la philosophie, souligné par nous)

Un passage tronçonné et maspérisé par Althusser, lequel n'en conserve - et expose - que la version suivante, dans Lire le Capital (p. 294) :

Comment la seule formule logique du mouvement, de la succession, du temps, peut-elle expliquer le corps de la société, dans lequel tous les rapports économiques coexistent simultanément et se supportent les uns les autres ?

Vous avez compris la manip ?
Ou comment présenter Marx comme un « anti-historiciste absolu » (qui s'ignore encore un tout petit peu, dans ses « silences embarrassés et coupables » recensés par la glorieuse « coupure épistémologique » althussérienne séparant chez Marx le bon grain scientifique de l'ivraie philosophique), un Marx partisan de la synchronicité close d'une Structure magique interdisant le mouvement du temps et, avec lui, celui de quelque sujet prolétarien de l'histoire que ce soit ! Tout cela à l'encontre explicite du propos même de Marx, insistant en réalité précisément sur l'idéalisme insupportable d'un Proudhon s'en tenant à la seule forme « LOGIQUE » du mouvement, de la succession et du temps, plutôt qu'à leur réalité concrète : celle d'un processus réel impliquant des hommes et des femmes réelles, acteurs réels de leur histoire... « Nous commençons maintenant à comprendre, assène Thompson, pourquoi Althusser a posé si fermement la main sur le texte de Misère de la Philosophie, et pourquoi il ne nous a permis d'entrevoir, entre ses doigts, qu'une seule phrase» (p. 227). Or « les raisonnements, tout comme les rapports de production, forment un tout. On ne peut pas couper un membre, un tout petit membre (une phrase), la dernière phalange d'un petit doigt. Le raisonnement de Marx ne vise à aucun moment "l'historicisme". C'est un raisonnement en faveur d'une analyse historique intégrative contre la "seule formule logique" de Proudhon (entendue comme la série des catégories), qui est désintégrative. De plus, nous pouvons maintenant comprendre le silence d'Althusser quant aux idées qui constituent le fond de Misère de la philosophie. Car les "hérésies" qu'Althusser prétend démasquer [chez ses adversaires marxiens] - l'hérésie de "l'empirisme" ("examiner minutieusement quels étaient les hommes" - Marx, Misère de la philosophie), l'hérésie de "l'historicisme" ("faire l'histoire réelle, profane, des hommes" - id.), et l'hérésie de "l'humanisme" ("représenter ces hommes à la fois comme les auteurs et les acteurs de leur propre drame", - id.) - ces hérésies ne sont pas simplement le "blanc" passager "de la rigueur suspendue, à peine le temps d'un éclair, dans le noir du texte" [de Marx : Thompson cite ici Althusser],  - elles sont le tonnerre et l'éclair lancés contre les ténèbres proudhoniennes. En outre, il n'est besoin que de réaliser une modeste opération sur le texte de Marx - remplacer à chaque fois le nom de Proudhon par celui d'Althusser - pour pouvoir y lire une polémique continue, prémonitoire, contre la "Théorie" de ce dernier. » (p. 231).

2°) Autre grand moment réjouissant de l'oeuvre, alimenté - qui plus est - par une série hilarante (digne des Monty Pythons) de croquis techniques du Musée national de la Marine détournés par Thompson, et figurant (une fois rebaptisés par lui à la Althusser) des exemplaires d'engins et de moteurs shadokiens tout droit extraits de quelque surréaliste Catalogue des objets « pratique-théoriques » introuvables : la critique thompsonienne de l'ignoble paradigme technicien, ou plutôt cybernéticien propre à tout structuralisme qui se respecte, et mis par ce dernier à toutes les sauces, la cybernétique et autres « sciences des systèmes clos » étant validées comme seules modalités désormais possibles d'accès aux moindres vérités, y compris - et surtout - aux vérités « humaines » et « historiques » (ceci bien que, de fait, l'histoire, formellement choyée par Althusser, Foucault et consorts, se trouve en pratique (théorique) fermement évacuée du champ de la connaissance (théorique). C'est pour cela que l'historien Thompson rappelle opportunément que la fameuse formule canonique et rebattue, selon laquelle « les luttes de classes sont le moteur de l'histoire » ne saurait être sérieusement attribuée à Marx, du moins pas sous cette forme : ni Marx ni Engels, note-t-il malicieusement, ne pouvaient en effet concevoir de « moteur » au sens littéral qu'un ingénieur pompidolien du genre d'Althusser pouvait, à l'époque des Valseuses, attacher à ce terme. « Force motrice », sans aucun doute, mais « moteur » à cylindres, certainement pas : Marx se faisant une idée tout autre des rapports humains et de la liberté subjective quand même des prolétaires (en dépit, certes, de « pressions » (Thompson) s'exerçant sur eux, ou de « déterminations » objectives : un terme technique, note d'ailleurs Thompson, jamais explicité par Althusser, lequel préfère se régaler de «sur-déterminations», d'«autonomie relative», «structure à dominante» et autres billevesées idéalistes). Les prolétaires, pour Marx, font malgré tout leur histoire, avec ou sans moteur, ils seraient bien incapables de s'en laisser conter par une quelconque Matrix techno-théologique dont ils ne constitueraient que les éléments moléculaires, débiles et impuissants (même si dans Le Capital et surtout les Grundrisse, Thompson reconnaît des tentations scientistes et pré-structuralistes réelles, liées, selon lui, à la fascination objective exercée sur l'esprit de Marx par la puissance organisée et démiurgique  du Capital). Pour l'essentiel, cette catégorie fort louche de « moteur de l'histoire » révélerait bien, néanmoins, la puanteur petite-bourgeoise ingénieriste de son origine : « En reprenant nos esprits, note Thompson, nous nous souvenons pourquoi nous n'avons jamais vraiment aimé l'analogie de la lutte des classes comme moteur de l'histoire. C'est qu'elle suppose deux entités distinctes : "l'histoire", qui est inerte, un ensemble complexe de parties. Et un "moteur", la lutte des classes, qu'on branche sur elle, et qui actionne ces parties, les met en mouvement. Les scolastiques du Moyen Âge auraient utilisé une autre analogie : la lutte des classes aurait été le souffle vital, l'âme animant le corps inerte de l'histoire. Mais la lutte des classes est le processus (ou une partie du processus), et les classes en lutte sont le corps (ou une partie du corps). Considérée de ce point de vue, l'histoire est son propre moteur. » (Misère de la théorie, p. 208). Dix ans avant Thompson, Henri Lefebvre s'était aventuré sur le terrain généalogiste pour penser la méthode et le lexique spécifiquement technique de cette nouvelle pensée dominante cybernétique : de manière, certes, bien plus timide et indécidée que notre marxiste anglais (mais il faut mesurer, à la décharge de Lefebvre, le poids effrayant du structuralisme dans l'intelligentsia de 1969. En comparaison, le stupide althussérisme s'étant déjà largement dégonflé comme baudruche idéologique dès 1978 - date de publication de Misère de la théorie - les mérites de Thompson, sans en en être amoindris, doivent néanmoins se voir circonstanciés). En attendant, donc, que pourrait bien signifier, fondamentalement, philosophiquement et politiquement, cette volonté structurale d'appliquer systématiquement à l'observation du fait humain toute la puissance lexicale de l'ingénieur ? « - Le spécialiste, dit Lefebvre, qui démonte et remonte un moteur, qui le conçoit, le répare ou le met au point, pense structuralement. Il considère chaque pièce détachée selon sa forme et selon sa fonction. L'ensemble des pièces est pour lui plus que leur juxtaposition ou leur somme : il fonctionne. Cependant, le moteur se décompose analytiquement en ces pièces, dont chacune a sa signification dans le tout qui se recompose à partir d'elles. Les pièces se classent selon la forme ou selon la fonction : selon leurs différences et leur rapports d'inclusion ou d'exclusion. Ce technicien qui analyse et reconstruit des systèmes fonctionnels est, pratiquement, structuraliste. » (Structures et Histoire, in Au-delà du structuralisme, Anthropos, p. 198). C'est cette même appétence pour le « système fonctionnel » que Thompson associe polémiquement tant aux pensées bourgeoises traditionnelles du primat de l'Économie (et du besoin économique déterminant en dernière instance, selon l'expression signifiante d'Althusser, les formes du système social tout entier : formes superstructurelles, politiques, culturelles, etc) qu'au structuralisme marxiste-léniniste, foucaldien, lacanien, etc, triomphant dans les «répugnantes années soixante-dix». D'un tel fonctionnalisme général (plus tard, Habermas le reprendrait à Luhmann) mettant ainsi tout le monde (de la bourgeoisie universitaire) d'accord, participeraient ainsi jusqu'aux très sublimes «machines désirantes» de Deux-gueuzes-là-taries : cette machinerie-là (cet homme-machinisme) ne formant en fin de compte que la marge bohème décérébrée de l'exigence cybernétique totalitaire. Tel est ce terrifiant « rêve glacé » structuraliste, qui perdure jusqu'à nous (et sur nous), lamentable produit de « cadres moyens, vite comblés » dans l'émission répugnante de cette «pensée garantie par l'État » que crucifiait Debord dès 1967 dans sa Société du Spectacle. C'est contre elle que notre haine est toujours aussi forte. C'est contre elle que s'énervait, lui aussi, et de quelle manière ! le camarade Edward P. Thompson.
Quelques réserves, tout de même (il en faut bien), suscitées par cette lecture ébouriffante, et obérant à peine un plaisir qui se fût trouvé, sans elles, total et complet. Thompson, dans sa fougue anti-théoriciste, jette, d'abord, impatiemment, dans le même panier de mépris «l'école de Francfort», Gramsci et le structuralisme parisien. Il attribue implicitement (voir, par exemple, sa malheureuse note 178 de la p. 385) à Herbert Marcuse (qu'il ne connaît visiblement que de seconde main via son ex-camarade, tourné idéologue de la New Left : Perry Anderson) un pessimisme pratique spécifique au seul Adorno, et porteur, au reste, selon nous, et paradoxalement, d'intuitions sociologiques extrêmement fécondes pour la lutte sociale. La notion critique d'expérience, en particulier, développée par Adorno à la fin des années 1960 - contre le fonctionnalisme néo-durkheimien cher à cette merde libérale d'Habermas - apparaît fort voisine de l'expérience thompsonienne, attachée à l'invincible subjectivité active des prolétaires anglais qu'il étudie et qu'il aime. Dommage que ces deux-là ne se soient jamais ni rencontrés ni compris (Thompson aura préféré Bourdieu, lequel - en manière de surdétermination carcérale et anti-subjectiviste n'avait pas grand-chose à envier à Althusser, au moins jusqu'à La misère du monde, mais enfin, bon, chacun son truc). L'auteur de La formation de la classe ouvrière anglaise nourrissait probablement trop de prévention injustifiée (quoique, certes, compréhensible au vu des ennemis universitaires répugnants qu'il se fadait alors) à l'encontre des joies émancipatrices de la théorie (elles existent). Il y aurait à dire, en outre, sur son moralisme, un moralisme romantisant (pensons à son amour pour William Morris), franchement assumé en regard de l'amoralisme inverse arboré, fièrement et virilement, on the french side, par des hordes d'«anti-humanistes théoriques» prestement passées, ensuite, de ce marxisme-léninisme-par-delà-bien-et-mal-assoiffé-de-sang (des autres) au cynisme libéral impitoyable des golden eighties constituant simplement le prolongement naturel du premier. Quoi qu'il en soit, ce moralisme thompsonien aurait tendance à nous gonfler, indécrottables adversaires abstraits et théoriques que nous sommes sans doute de la Famille, de la Religion et autres brillantes institutions à vocation populaire. Le michéisme orwellien a ses limites, il a aussi ses sources : au rang desquelles, donc, de manière évidente, il faudrait compter cet aspect-là (culture populaire, Common Decency & cie) de l'oeuvre de Thompson. Une oeuvre pour l'essentiel magistrale, c'est-à-dire explosive.
Mais jugez-en plutôt. 


                                                          ***
« Il semble qu'Althusser et moi partagions une hypothèse commune : le concept de lutte de classes est premier par rapport à celui de classe, la classe ne précède pas la lutte mais en découle. Mais cette coïncidence n'est qu'un mirage. En effet, selon une certaine vision des choses (une vision partagée par la plupart des historiens marxistes), les classes apparaissent car des hommes et des femmes, engagés dans des rapports productifs déterminés, identifient leurs intérêts antagoniques et en viennent à lutter, à penser, à juger selon des modalités de classe. Ainsi, le processus de formation d'une classe est un processus d'auto-formation, bien que sous certaines conditions "données". Mais cette vision des choses est insupportable pour Althusser, car elle rendrait au processus un sujet : ce serait un processus dans lequel hommes et femmes resteraient des agents - si désorientés soient-ils, et si limitée que soit leur marge de manoeuvre. Mais Althusser, tout en restant silencieux sur la question de la classe, n'a pas fait un seul pas sur ce dangereux chemin "humaniste". Car le concept de "contradiction" est premier par rapport au concept de lutte des classes, et le second concept est fonction du premier :

La différence spécifique de la contradiction marxiste est son "inégalité" ou "surdétermination", qui réfléchit en elle sa condition d'existence, savoir : la structure d'inégalité (à dominante) spécifique du tout complexe toujours-déjà-donné, qui est en l'existence. Ainsi comprise, la contradiction est le moteur du développement.
(Pour Marx, p. 223)

L'intégralité de ce monstrueux "énoncé théorique" (et d'autres lignes encore) est mise en italiques [dans le texte original] pour souligner sa centralité et sa rigueur - mais j'ai épargné les yeux du lecteur. Je ne peux toutefois pas si facilement épargner son esprit. Car nous découvrons maintenant que la contradiction est le moteur qui actionne le moteur de la lutte des classes. En remontant la série de ces moteurs, Balibar conclut, avec une logique admirable :

[Les classes] sont des fonctions du procès d'ensemble de la production. Elles n'en sont pas le sujet, elles sont au contraire déterminées par sa forme.
(Lire le Capital, p. 513)

Le sujet (ou agent) de l'histoire disparaît à nouveau. Le processus, pour la énième fois, est réifié. Et comme les classes sont "fonctions du procès de la production" (un procès qui ne semble pouvoir laisser de place à aucune activité humaine autonome), la voie est libre et on peut à nouveau déballer la camelote : déduire les classes, fractions de classe, idéologies de classe ("vraie" et "fausse") de leur positionnement imaginaire - dessus, dessous, interpellatoire, résiduel, oblique - à l'intérieur d'un mode de production (ou à l'intérieur de ses multiples contradictions, torsions, décalages, etc..., etc). Et ce mode de production est conçu comme autre chose que sa réalisation dans le processus historique, et dans "l'ensemble des rapports sociaux", alors qu'il n'existe en réalité que comme construction à l'intérieur d'un discours métaphysiqueNous définirons plus précisément la situation qui nous occupe en employant une catégorie que l'on trouve fréquemment dans la correspondance de Marx avec Engels, une catégorie qui a pourtant échappé à la vigilante lecture symptomale d'Althusser. Toute cette "merde" (Geschichtenscheissenschlopff) dans laquelle la sociologie bourgeoise et le structuralisme marxiste baignent jusqu'au cou (Dahrendorf aux côtés de Poulantzas, la théorie de la modernisation aux côtés de la pratique théorique) nous a été chiée dessus par la paralysie conceptuelle, la déshistoricisation des processus, la réduction de la classe, de l'idéologie, des formations sociales et d'à peu près tout le reste à un système de catégories statiques. La coupe sociologique, les rotations différentielles sophistiquées à l'intérieur du système clos [...] ; les extrapolations sur les étapes de développement programmées ; les modèles d'équilibre légèrement déséquilibrés, dans lesquels le dissensus vagabonde tristement le long d'étranges corridors, cherchant à se réconcilier avec le consensus ; les analyses systémiques et les structuralismes, avec leurs couplages et leurs combinatoires ; les fictions contrefactuelles ; les excités de l'économétrie et de la cliométrie : toutes ces théories clopinent le long de routes programmées, d'une catégorie statique à une autre. Et toutes sont de la Geschichtenscheissenschlopff, de la merde anhistorique. »


(Edward P. Thompson, Misère de la Théorie, L'Échappée, 2015, p. 208)

jeudi 24 août 2017

Culture du viol (3) une conclusion oecuménique


« Alain Soral dit des choses très intéressantes, très intelligentes, pertinentes, et parfois on peut très bien ne pas être d'accord avec lui. »

(Hassan Iquioussen, 2013)

Culture du viol (2)

Culture du viol (1)

mercredi 23 août 2017

dimanche 20 août 2017

Scène du pauvre


« Nous faisons partie 
soit du problème, soit de la solution... »
(Elridge Cleaver)

samedi 19 août 2017

jeudi 17 août 2017

Siger de Brabant



Présentation de l'éditeur :

Comment justifier l’union entre un intellect entièrement immatériel et une âme forme substantielle de la matière ? Tel est le problème dit «noétique» que pose le traité De l’âme d’Aristote : si l’âme est unie au corps, l’intellect en est « séparé » ; si le composé de l’âme et du corps est engendré et se corrompt, l’intellect, lui, « vient du dehors » et est « incorruptible ». Mais le problème ne fut pas tranché par Aristote. Le caractère aporématique du traité explique la diversité des interprétations qu’en ont donnée des commentateurs comme Théophraste, Alexandre d’Aphrodise, Thémistius, Avicenne et Averroès. C’est dans le cadre de cette tradition que les penseurs médiévaux ont examiné la nature de l’âme et de l’intellect. Leurs discussions prennent un tour dramatique lorsque Siger de Brabant, vers 1265, fait sienne l’interprétation radicale du traité De l’âme proposée par Averroès, selon laquelle l’intellect est une substance séparée, unique pour tous les êtres humains et éternelle. Siger inaugure ainsi « l’averroïsme latin », un courant à plusieurs nuances qui se poursuivra jusqu’à la Renaissance ; il contraint Thomas d’Aquin à raffiner sa critique philosophique de la noétique averroïste et provoque en partie l’intervention des autorités ecclésiastiques, dont les condamnations successives ont conditionné l’exercice de la philosophie en Occident.

Bernardo C. Bazán est docteur en philosophie et en Études médiévales. Membre de la Société Royale du Canada, il est éditeur de Thomas d’Aquin et de Siger de Brabant.

mardi 15 août 2017

lundi 14 août 2017

mardi 8 août 2017

Averroès en puissance

                                                                (un camarade) ابن رشد

Les Lumières (l'Aufklärung) sont d'abord, historiquement, une invention perse et arabe. Puissiez-vous ne jamais l'oublier, o gauchistes post-modernes contemporains, différentialistes et clérico-compatibles, au moment de condamner sans nuances la Raison comme dispositif d'oppression occidental. Chez Averroès, quoi qu'en prétende sans vergogne l'infect altermondialiste Tariq Ramadan - notre ennemi mortel - le Coran et la Théologie constituent les seuls prolégomènes (hiérarchiquement inférieurs : simplement commodes sur le plan de l'image, de l'évocation, de la représentation pédagogique) à la Philosophie. Le rapport entre Théologie et Philosophie est ici, de fait, l'exact inverse de ce qu'on observe dans la scolastique chrétienne, celle de Thomas d'Aquin, par exemple, où la Philosophie n'a vocation qu'à servir, comme moyen, la fin théologique. Les curés de son temps ne s'y trompèrent d'ailleurs point, qui condamnèrent Averroès comme, avant lui, Avicenne et bien d'autres, et à travers eux, donc, la vérité philosophique : la Raison, la possibilité, glorieusement reconnue par l'Homme, qu'il puisse atteindre lui-même la vérité (et sortir par ses propres forces de son état de minorité). Des possibilités que Kant, plus tard, ne fera ainsi que reprendre, en les célébrant à nouveaux frais. 

                          ***

« En Physique, I, 9 (192a15 et suiv.), Aristote parle de la forme comme de "quelque chose de divin, de bon et de désirable", et de la matière - qu'il dote d'une sorte d'autonomie - comme de ce qui, "selon sa propre nature", et de manière innée, y tend et la désire : la matière tend vers la forme, écrit-il, comme "la femelle" tend vers le "mâle".
Chez Averroès, ces éléments sont recomposés. La chose divine, bonne et désirable dont il était question, c'est désormais, plus que la simple forme, la "perfection divine" elle-même, c'est-à-dire l'actualité totale de la forme des formes (qui n'est autre que tout l'intelligible du monde). C'est à cela que la matière, mêlée de privation, tâche de "s'assimiler" conformément à sa nature.
Mais quelle est cette nature, justement ? Et qu'y a-t-il en elle de pressant, et de faible à la fois, de déficitaire, qui l'aiguillonne ? Un appétit pour toutes les formes, dit Averroès. Pour toutes les formes, alors qu'elle n'est jamais capable dans chaque actualisation que d'une seule : de là vient la négativité pulsionnelle propre à l'averroïsme.
Comme toute "chose", la matière tend vers l'achèvement de son "être" en désirant s'assimiler à la perfection complète qu'est le Premier principe. Mais si la réception exhaustive des formes qui la comblerait ne peut se faire d'un seul coup, en une seule passion, il ne lui reste qu'à désirer forme après forme, "alternativement" (alternatim). Ce qui reste à ce qui veut tout, mais ne le peut d'un trait, c'est d'embrasser le tout partie par partie, c'est la succession, le tour à tour, c'est de parcelliser sa satisfaction, de compenser l'impossibilité de la réussite intégrale par le cumul de concrétisations partielles.
Chez Averroès, dire que la matière tend vers la forme ne suffit donc pas. Pour s'assimiler à Dieu et se tenir au plus près de ce qu'elle "est", la matière tend vers la forme et vers la privation de la forme. En tant qu'ouverture à toutes les formes, son accomplissement implique chaque fois la trahison de la forme particulière à laquelle, bien qu'une providence ordonne le monde, elle se trouve associée par accident. La matière ne vise pas telle forme, telle forme seulement, mais telle forme, puis telle autre, indéfiniment, et cela dans l'instant même de ses réalisations. C'est bien la nature de la matière première qui commande ce reniement, son papillonnage ontologique, sa frivolité formelle, travaillée qu'elle est d'un désir de rassasiement. Toute étreinte chez elle n'est qu'une accolade ; toute acquisition d'essence, pour elle, est un équilibre instable. Il faut partir ! Premier vers de sa poésie. La matière, tête ailleurs, est toujours fuyante dans son accouplement. » 

(Jean-Baptiste Brenet, Averroès l'inquiétant

vendredi 4 août 2017

Lotta Continua


« Ce qui me retenait, c'étaient des bagatelles de bagatelles, des vanités de vanités, mes anciennes amies : elles me tiraient par mon vêtement de chair en murmurant : Tu nous renvoies ? Dès ce moment nous ne serons plus jamais avec toi, et dès ce moment tu ne pourras plus faire ceci et cela, plus jamais ? Et ce qu'elles me suggéraient dans ce que je viens d'appeler ceci et cela, ce qu'elles me suggéraient, mon Dieu ! Que votre miséricorde en écarte la pensée de l'âme de votre serviteur ! Quelles saletés ! Quelles hontes, ces suggestions ! »

(Saint Augustin, Les Confessions, VIII ; 11)

jeudi 3 août 2017

Pourquoi donc ?


On nous promet dans le ciel
des houris aux yeux de braise,
Et du vin, du lait, du miel,
pour notre joie et notre aise.
Pourquoi donc d'aimer le vin
et l'amour nous faire honte,
Puisque c'est en fin de compte
ce qu'on nous offre demain ?

(Omar Khayyâm)