mercredi 29 juin 2016

À la coule

(Ernst Bloch, avec Rudi Dutschke et son fils Hosea-Che, vers 1970)

«Le vieillard qui, dans la fraîcheur du soir, est assis devant sa porte et passe tout son temps à dresser le bilan de sa vie écoulée, ce cliché de l’image-souhait d’une vieillesse vue par Grimm n’a plus cours aujourd’hui, tant du point de vue économique que comme attitude en soi. Ce qui, par contre, a toujours cours, c’est le souhait sage et si bien harmonisé avec le besoin de quiétude, de voir la roue de la vie enfin cesser de tourner à vide. Et cet amour du calme peut être plus étranger à la chasse à courre capitaliste que ne l’est une jeunesse pour qui la vie se confond avec une poursuite. Ici la vieille génération (dont le monde bourgeois n’avait que faire) a le droit d’être… antique. D’être éminente aussi, en proposant une attitude, en employant certains mots, en embrassant les choses d’un regard qui a cessé de refléter le goût du jour et de le servir. En incarnant une époque où tout n’était pas qu’affairement et surtout : l’époque où tout s’apaisera à nouveau.»

(Ernst Bloch, Principe Espérance)

mardi 28 juin 2016

Adorno, Hegel et le Travail (3) Le système philosophique comme névrose


Suite et fin de notre étude d'Aspects, de T.-W. Adorno, texte important consacré notamment à la critique immanente de Hegel (Hegel contre lui-même, en quelque sorte), sous l'angle de son rapport, largement inconscient, à la notion de Travail...  

***

Pour Adorno, chez Hegel, «à chaque pas, la pensée rencontre la société sans jamais parvenir à se l'approprier comme telle, comme chose parmi les choses» (Aspects, p. 28). Se l'approprier, en l'espèce, signifierait com-prendre la société - basée et reproduite sur le travail collectif des hommes - comme contradiction déterminée entre, d'une part, des conditions particulières, historiques, d'organisation du travail social : celles imposées par la société bourgeoise, renvoyant à une équivalence abstraite et fausse (aux termes mêmes de la systématicité hégélienne) de tous les produits du travail, et, d'autre part, la réalité terriblement perceptible, objectivement incontestable, de la domination physique d'une telle équivalence abstraite : «Le principe de l'équivalence du travail social fait de la société au sens bourgeois moderne un abstrait et, en même temps, ce qui est le plus réel, tout comme Hegel l'enseigne de l'emphatique concept du concept.» (id.). 
L'ambiguïté adornienne du concept d'objectivité est ici sensible. Ladite objectivité procède en effet à la fois, chez lui, de la réification propre à la société de classe et (en tant que ce qui échappe, malgré tout, à la prétention du sujet en régime idéaliste, à cette « rage idéaliste » identificatoire dénoncée par Adorno comme maladie originaire de la raison : ce qui lui échappe comme primat reconnu à l'objet in-compréhensible) de la trace - ultime - d'un autre usage possible, non-dominateur, de la raison.

Ce que Lukács identifiait dans Histoire et conscience de classe comme hiatus, comme excédent in-compréhensible au sein des systèmes quantitativistes du XVIIème siècle (dont Spinoza fournit l'exemple-type) reflétant la nouvelle systématicité d'un monde marchand évacuant toute réalité non-mathématisable (refoulant la catégorie de qualité), Adorno semble en sentir précisément, chez Hegel, le retour (sous forme de trace inconsciente d'elle-même) dans l'assomption névrotique même du système totalisant : le «travail» hégélien insistant de manière bien trop suspecte sur cette obligation d'intégration abstraite, de négation consciemment fanatique de ses – pourtant très irréductibles – caractéristiques de singularité, d'aliénation, de souffrance individuelle humaines : « Il n'y a rien dans le monde qui n'apparaisse à l'homme autrement que dans et par le seul travail, (...) seule la prise de conscience de tout cela pourrait conduire la dialectique au-delà d'elle-même, et c'est précisément cette prise de conscience qui lui est refusée (...), l'hypostase du travail en absolu est en effet celle du rapport de classes. Une humanité libérée du travail serait libérée de la domination. C'est ce que sait l'esprit sans avoir le droit de le savoir [souligné par nous] » (Aspects, p. 33).

On sait comment, suivant l'investigation analytique, un sujet répétant frénétiquement tel geste hygiéniste, par exemple, ou un autre à vocation moralisante (se signer, se perdre en prières ou en invocations systématiques à la vue de tel ou tel phénomène consciemment estimé sale, dégradant, bas) ne témoignerait là au fond, négativement, que de la seule réalité agissante, du seul travail profondément structurant exercé sur le sujet par l'objet de ce rejet conscient, au nom des normes sociales de son temps. Ici, ce serait dans l'attitude névrotique de contrainte (terme explicitement employé par Adorno) révélée par le système hégélien, littéralement obsédé, en effet, par l'impératif de réconcilier abstraitement sous l'égide d'une même idée les formes les plus déterminées et concrètes de travail humain, que transparaîtrait cette puissance surmoïque de la société, soucieuse de réprimer le plus nécessairement - sous peine de vaciller sur ses bases objectives - ce qui ne saurait jamais venir à la conscience, savoir : la nature absolument contingente (à la fois non-nécessaire et absolument, universellement dominante) de l'organisation du travail social propre à la société bourgeoise.

C'est ainsi que le travail, chez Hegel, ferait l'objet d'une forme de reconstruction fantasmatique idéalisante, laissant toutefois invinciblement percer une autre, son autre vérité : «L'idéalisme, écrit Adorno, s'égare dès qu'il pervertit la totalité du travail en faisant de lui son en-soi, fait de son principe une hypostase métaphysique, le sublime [souligné par nous] en acte pur de l'esprit et tend constamment à transfigurer [id. ] tout ce qui est produit par les hommes, tout ce qui est contingent et conditionné, y compris le travail lui-même qui est la souffrance de ces hommes, en loi éternelle» (Aspects, p. 30). C'est bien de «sublimation» qu'il est explicitement question. La lecture hégélienne d’Adorno se ressent ici, une fois de plus, fortement de sa fréquentation de Freud. Un simple regard jeté à ce moment de l'analyse le confirme, donnant la mesure, d'abord lexicale, dans Aspects, d'une telle influence (les mots suivants soulignés par nous) : le «dialecticien Hegel» y est dit «sublimer» la brutalité du factuel irréductible au système, «l'expérience inconsciente de soi du travail social abstrait se transforme magiquement pour le sujet [hégélien] qui réfléchit sur elle», mais « le fait brut, qui disparaît dans le concept total d'esprit, fait retour en lui sous forme de contrainte logique. Le particulier ne peut pas plus s'y soustraire que l'individu particulier à la contrainte sociale. Seule cette brutalité de la contrainte produit l'apparence de réconciliation dans la doctrine de l'identité comme résultat d'un processus.» (ibid., p. 28). Ce qui est présenté là n'est autre qu'un processus de névrose : la tentative, contrariée et polémique, de retour d'un refoulé évacué par un sur-moi social, intéressé, lui, à la mise au travail autoritaire des individus.

La névrose obsessionnelle révélant négativement, par les contraintes mêmes qu'elle impose à son sujet, une vérité autre que ses motivations conscientes, Adorno semble ainsi lire chez Hegel, en filigrane, une auto-critique, une critique immanente du système lui-même, à la faveur de la non-vérité soupçonnée (l'inverse étant trop théâtralement, trop obsessionnellement asséné pour être honnête) de son concept abstrait de travail. Ce dernier dirait aussi bien, de fait, négativement, la vérité de la société de classe et de son travail aliéné. La tension propre au système entre nécessité concrète d'une assise empirique, d'une part, et absoluité du sujet, d'autre part, serait perceptible dans cette tentative désespérée de répression, d'homogénéisation même, échappant brutalement à sa logique immanente, et qu'Adorno désigne, dans Aspects, au moment de traiter de sa conception de l'État, sous l'expression signifiante, déjà notée ici, de «coup de force» (p. 37). Comme toujours chez Hegel, quoique de manière largement inconsciente, la Darstellung (présentation) primerait, comme déploiement objectif du contenu, la Vorstellung (les représentations subjectives).

Hegel - ce serait là sa grandeur et son actualité - s'effacerait ainsi, sacrifierait comme à l'ordinaire sa part subjective et consciente de philosophe particulier au bénéfice d'un contenu à simplement laisser apparaître : «Le travail du philosophe n'a au fond pas d'autre but que d'amener au langage ce qui dans la chose même est à l'oeuvre, ce qui en tant que travail social a, face aux hommes, un statut objectif et reste néanmoins le travail des hommes» (Aspects, p. 30). Adorno semble considérer comme symptôme cette systématicité totalisante, dont l'obession d'intégrer à la société abstraite le travail abstrait représenterait un mode hautement typique. 

Le symptôme présente, en effet, cet avantage de figurer adéquatement un travail médiatisé, maintenu comme perpétuel transfert d'énergie, dans sa forme non-objectivable, à la fois productrice et négative, faisant autant corps avec la vie et le corps humains qu'avec celle de l'esprit. Le symptôme (psychanalytique) n'est pas - comme dans le rapport marxiste «matérialiste» vulgaire liant superstructure et infrastructure - exactement réductible à la catégorie de «reflet» : il révélerait davantage un rapport d'énergies multiples plutôt qu'une chose cachée, et simplement découvrable, à force d'efforts, par un sujet homogène à lui-même, lui-même non-clivé, non-traversé par l'altérité. Le Moi, chez le dernier Freud, est, comme on le sait, lui-même inconscient, la maîtrise intégrale de soi étant elle-même, de fait, reconnue impossible, cette maîtrise impossible qui relaie, de manière générale dans l'oeuvre adornienne, «l'autre» maîtrise impossible : celle de la nature.

La maîtrise du Soi est impossible car le Soi demeure travail perpétuel, évanescence perpétuelle de sa propre identité, le symptôme ne permettant, en somme, que de laisser soupçonner, comme trace lointaine, comme écho, un rapport dynamique entre des réalités hétérogènes inconnaissables par elle-même, l'essentiel étant précisément ce rapport, ce travail infini exercé par chacune de ces réalités hétérogènes sur l'autre. La considération, par exemple, dans L'idéologie allemande, de l'hypothèse d'une pratique religieuse se trouvant abolie en même temps que les rapports de production obsolètes lui correspondant (car, alors : «il n'y aurait plus rien à réfléter») reposerait précisément sur la croyance, trop pratique-optimiste, en une réduction laborieuse finale de l'étrangeté de l'objet : un triomphe de l'identité sujet-objet faisant trop peu de cas d'un travail nécessairement ininterrompu du négatif dialectique. L'étrangeté et l'objet, pour le freudo-hégélien Adorno, seraient des quasi-synonymes problématiques, au sens où le maintien invincible, chez Hegel et Freud, respectivement : de l'objet et du Ça, procédaient d'une inflexion de leur logique rationaliste conquérante (systématique) de départ : Hegel prétendant initialement, comme idéaliste post-kantien, tout offrir au travail du négatif, le Freud de la première topique prétendant, lui, partout, remplacer le Ça par le Moi.

L'échec de Hegel, aboutissant à l'énormité symptomatique, inconsciemment révélatrice, du système, est celui - pointé par ses premiers successeurs «inconscientialistes» ou existentialistes (Schelling, Kierkegaard) - de sa prétention à déduire la Nature du travail de l'Esprit. La dialectique bascule définitivement dans ce statut d'extériorité méthodique, de calque plaqué sur le concret que la négativité du travail dénonce pourtant partout dans l'oeuvre hégélienne. Les conséquences historiques, désastreuses, d'un «travaillisme» de ce genre sont connues, sous forme de «situation où les gestionnaires de la dialectique dans sa version matérialiste, la "pensée" officielle des pays de l'Est, ont ravalé la dialectique au rang d'une pure et simple théorie du reflet. Une fois débarrassée du ferment critique, elle convient aussi bien au dogmatisme que le faisait auparavant l'immédiateté de l'intuition intellectuelle de Schelling contre laquelle se dirigeait la pointe de la polémique hégélienne» (Aspects, p. 17). 

À la faveur même de son étude de Hegel, la critique par Adorno de la notion marxiste de travail (plus particulièrement et tragiquement dans sa version stalinienne, fondamentalement identique à celle du bloc capitaliste dit adverse) apparaît donc facilitée, étant entendu que «ce n'est qu'aujourd'hui, cent cinquante ans après, que le monde conçu par le système hégélien s'est littéralement révélé comme système [souligné par nous], à savoir comme le système d'une société complètement socialisée» (ibid., p. 35), complètement unifiée autour de la même sanctification du travail abstrait, du travail-marchandise.

La mobilisation annexe des concepts psychanalytiques concourt à ce projet dans le sens traditionnel, pessimiste, par lequel Adorno entend toujours dialectiquement conserver aux travaux freudiens leur pertinence critique. Hegel, dans Aspects (on l'a vu ci-dessus) et ailleurs, est également considéré comme auteur critique pour ce que révèlent malgré elles (ou au-delà d'elles) les formes apologétiques du système qu'il assume. Loin d'une conscience de classe lukácsienne, par exemple, suspendant, en quelque sorte, pratiquement, révolutionnairement, la réification quantitative bourgeoise, par la seule réminiscence du caractère authentique, fluide, de ce rapport social (de travail vivant) dissimulé derrière l'objectivité de la marchandise, Adorno s'en tient, quant à lui, à la persistance sourde, critique, de l'objet, au maintien de son hétérogénéité vis-à-vis du sujet, maintien du travail humain comme ÇA, en d'autres termes : un Ça refusant son refoulement, son absorption, sa sursomption idéalisantes par le Moi du discours idéologique bourgeois sur le travail. 

En sorte que l'anamnèse qu'Adorno propose en la matière aurait, elle, moins valeur de guérison que celle de Lukács, si l'on entend par guérison l'extinction immédiate, définitive, de tout symptôme pathologique. C'est justement le symptôme hégélien attachant le travail pacifié, comme idée, à la société idéale, elle-même unifiée comme système clos, qui fournit l'occasion, furtive, de la vérité. Et ladite furtivité, seule, serait, chez Adorno, de quelque façon émancipatrice, apparaissant, à dire vrai, moins nécessairement comme libération que comme devoir-persister (aperçu) du symptôme, devoir-persister (riche d'enseignement et de conscience) d'un décalage irrémédiable du sujet et de l'objet du travail, nourri par l'immortelle poussée maladive, l'immortelle pulsion négative du travail de l'esprit, laquelle coïnciderait, chez Hegel, avec la vie authentique même de ce dernier.

Le diagnostic hégélien, comme position subjective normative, serait ainsi moins intéressant que la qualité hégélienne, remarquable, d'expression, ou de présentation (Darstellung) symptomatique. Nous ne sommes pas très éloignés ici de la position ultérieure d'un Deleuze accordant aux artistes et créateurs authentiques une semblable puissance pathologique d'expression, «le monde [étant] l'ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l'homme» (Critique et Clinique). Chez Adorno, lecteur de Hegel, prévaut, comme dans la dynamique des systèmes inconscient et pré-conscient-conscient chez Freud, une autonomie des sphères objective (inconsciente) et subjective (consciente) n'empêchant nullement leur médiatisation : le symptôme révèlant même précisément une lutte structurelle entre des instances fondamentalement irréductibles, dont le mérite de Hegel est de postuler sur ce mode contradictoire (en se contredisant lui-même, pour ainsi dire névrotiquement), qu'elle constitue, comme contradiction irréductible, tout l'effectif même. La fausseté du système donnerait ainsi accès à sa vérité inconsciente même, celle du sol historique sur lequel le système prend pied, celui du travail faux véridiquement dominant partout : «C'est pourquoi la vérité chez Hegel ne se situe pas en dehors du système, mais elle en est indissociable tout autant que la non-vérité. Car cette non-vérité n'est rien d'autre que la non-vérité du système de la société, qui constitue le substrat de sa philosophie» (Aspects, p. 39).

La non-vérité d'une telle position tient, selon Adorno, à la brutalité prétendument curative dont elle procèderait afin de réduire un objet qui souffre (en l'espèce l'homme réifié, le travailleur chosifié en régime bourgeois) et nier la réalité concrète d'une telle souffrance, l'objectivité renvoyant, chez lui, à cette souffrance de l'objet intégré de force au sujet qui l'incorpore, l'assimile, le réprime, le méprise jusque dans la «reconnaissance» même qu'il prétend lui accorder, en tant qu'objet « reconnu » seulement souffrant parce que séparé de lui. Cette souffrance, pourtant, entend inlassablement, en tant que pulsion autonome, faire reconnaître les droits de son désir toujours renaissant, en face du sujet. La réalité criante du fait que ces désirs, réprimés et détournés (sublimés) vers d'autres tâches, travaillent autant, comme pulsions, la triple physionomie de l'esclave travailleur, du maître propriétaire du travail (et soucieux de le rester), et du monde élaboré constituant désormais leur élément objectif commun, ne change rien à la dénégation symptomatique, hystérique, du système. Car de tels droits accordables au travail vivant, à la pulsion, du point de vue du système idéaliste, ne seraient jamais concevables que fixés par lui, le droit procédant justement d'un dépassement conservatoire du particulier, comme le concept dépasse, en les intégrant, ses moments logiques isolés.

En sorte que la réconciliation proposée par Hegel constitue en définitive un fourvoiement évident : «la stase du mouvement, l'absolu, ne signifie rien d'autre que la vie réconciliée, la vie des pulsions apaisées, qui ne connaît plus aucun manque, ni le travail auquel seul cependant elle doit cette réconciliation» (Aspects, p. 39). L'attention formelle accordée par le système à l'objet ne renvoie qu'à son déni réel, autant que le travail, comme catégorie abstraite, renvoie inconsciemment chez Hegel à la réelle sujétion du travailleur aliéné, dont le système constitue le symptôme : «La métaphysique du travail et l'appropriation du travail d'autrui sont complémentaires. Ce rapport social commande ce qu'il y a de non-vérité chez Hegel, la dissimulation du sujet sous le masque du sujet-objet, le déni du non-identique dans la totalité, quel que soit le contenu propre attribué à celui-ci dans tout jugement particulier» (ibid., p. 32

samedi 25 juin 2016

33

vendredi 17 juin 2016

Fabrication russe

Pardon, les enfants ! (signé : les casseurs)

Connerie effectuée, à moitié pardonnée...
(sur une vitre de l'hôpital Necker, 
après la manif du 14 juin 2016, Paris)

Des militants CGT se joignent aux émeutiers...


jeudi 16 juin 2016

La guerre du 14

Surmoi (marxiste)

Terroriste syndiqué cherchant sournoisement à assassiner 
quelques enfants-malades sans défense, et dont l'alibi ridicule - en forme de surmoi cynique -
 ne saurait égarer aucun citoyen digne de ce nom 
(Paris, France, ces jours-ci).

«Il faut en finir avec la gauche passéiste, celle qui s’attache à un passé révolu et nostalgique, hantée par le surmoi marxiste...» (Manuel Valls, L’Obs, 2014).

Surmoi (pas de)

 

«Le socialisme actuel est un état mental bien plus qu'une doctrine.»

(Gustave Le Bon, Psychologie du socialisme, 1898)

lundi 13 juin 2016

mercredi 8 juin 2016

Where resentment glows

La difficulté, la voici !


«La difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas lui-même s'efforcer à un niveau plus élevé de reproduire sa vérité ? Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au plus beau de son épanouissement, n'exercerait-elle pas l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ?» 

(Karl Marx, Introduction à la critique de l'économie politique)

vendredi 3 juin 2016

Léon de Mattis, en soutien à La Discordia


Dans la nuit du 21 avril, les vitrines de la bibliothèque anarchiste parisienne la Discordia ont été brisées à coups de marteau. Les discordistes expliquent dans un communiqué que les positions qu’ils ont adoptées à l’égard de « l’islamophobie » sont la cause de cette attaque anonyme.

La question de l’islamophobie ne devrait pourtant pas diviser les tenants d’une critique radicale du monde du capital. Ceux qui sont visés par la politique répressive de l’État et des flics dans un pays comme la France ne le sont pas parce qu’ils sont musulmans, mais parce qu’ils sont prolétaires. Qu’une partie des prolétaires se reconnaissent eux-mêmes comme musulmans ou non ne change rien à l’affaire. Le capital ne donne jamais comme telles, benoîtement, les raisons de ses nécessités politiques : celles-ci apparaissent avec les idéologies qui sont la forme même de ces nécessités.

Ce devrait donc être le propre de la pensée radicale de ne pas se laisser abuser par les faux débats qui séparent droite et gauche du capital. Ce qui est en jeu, et qui explique les choix politiques de l’État français, n’est pas l’opposition entre des musulmans et des chrétiens ou entre des religieux et des laïcs, mais le rapport entre les prolétaires et la classe dominante. Perdre ce point de vue, c’est se situer ailleurs que dans la perspective de la critique radicale. C’est participer au débat qui oppose Manuel Vals à Emmanuel Todd ou Edwy Plenel.

Et dans ce débat, tout est biaisé. Ceux qui critiquent l’islam ne critiquent pas toutes les religions, mais seulement celle-ci. Ceux qui défendent l’islam dénoncent le racisme de ce qu’ils appellent l’islamophobie mais refusent de tirer les conséquences de l’inscription de ce racisme dans les rapports de classe. Ils ne relèvent jamais que l’islam n’est plus tellement une difficulté quand c’est l’islam des riches. Quant aux prolétaires des cités, ce n’est pas seulement leur religion, réelle ou supposée, qui pose problème à l’État, mais bien, à en croire le discours dominant, tout ce qu’ils font : bizness, délinquance, « incivilités »…

Il y a aussi la force de l’islam politique, dont il ne faudrait pas sous-estimer l’appétit de pouvoir. Dire que l’islam est la religion des dominés est un pur mensonge. Il y a des classes dominantes dont la religion officielle est l’islam. Il y a des dominés qui se reconnaissent comme musulmans ou chrétiens et d’autres pour qui la religion n’est en pas un élément d’identification. L’islam politique, dans ses composantes conservatrices et réactionnaires comme dans ses formes extrémistes, voudrait faire croire que les bourgeoisies des pays musulmans et les prolétaires immigrés en occident ont des intérêts communs. C’est la reprise du credo anti-impérialiste dont on connaît le triste résultat. L’islam politique joue à l’heure actuelle le rôle que jouait les idéologies nationalistes de la période de la décolonisation : enrôler des prolétaires au service de capitalistes dans leur guerre contre d’autres capitalistes.

La religion n’est pas un phénomène divin, mais un phénomène social et politique et c’est en tant que telle qu’elle doit être analysée. La religion apporte aux appétits terrestres la justification des nécessités célestes. Comme politique, elle ne peut être autre chose que le discours auto-justificateur du pouvoir. La critique de la religion est la condition de toute critique.

Toutes ces considérations sont donc loin d’être partagées puisque la Discordia a été attaquée en pleine nuit. Quelles que soient nos divergences, tant sur le plan des idées que des méthodes, je suis dans cette affaire du même côté que les discordistes, tandis que ceux qui, voulant dénoncer les discriminations, défendent les religions se rangent à coup sûr dans le camp des dieux et des maitres.

Léon de Mattis.


[Repris de son blog.]

mercredi 1 juin 2016

Interlude

Adorno, Hegel et le Travail (2) Nature et Travail, nature du travail



 Suite de notre critique d'Aspects, de T. W. Adorno, l'une de ses trois grandes études consacrées à Hegel (1963)...


2- Nature et Travail. Nature du Travail.

Freud joue dans Aspects sinon les premiers rôles, du moins les seconds, ou plutôt celui de la doublure incontournablement utile. Il n'est guère douteux que l'interprétation adornienne de la conception du travail chez Hegel se ressente très fortement de cette influence.
Hegel et Freud, pour Adorno, présentent un point commun essentiel, celui d'avoir également approché les hypothèses signalant leur grandeur historique de manière consciente et inconsciente, critique et idéologique : ce mixte de vérité et de fausseté dont l'obsession d'en présenter la prise de conscience comme seule voie d'accès possible à la vérité constitue probablement l'originalité théorique de l'oeuvre d'Adorno. Freud et Hegel, aux yeux de ce dernier, ont tous deux littéralement exsudé théoriquement la vérité de leur temps, à leur corps (de doctrine) plus ou moins défendant. Tous deux ont été des penseurs systématiques. Tous deux ont aussi été, bien que dans des optiques différentes, des penseurs du détail du système, ce à quoi Adorno s'est montré particulièrement attentif (la philosophie du Droit hégélienne, par exemple, pouvant être prise au sérieux pour elle-même, loin de ne vérifier qu'abstraitement le système ; de même que, chez Freud, l’intérêt pour la diversité concrète des cas cliniques, laquelle ne se confond cependant pas avec une religion empirique des faits). Leur traitement de la question du travail, à la fois liée au système et permettant déjà, chez eux, de penser contre lui, vérifie entièrement cette ambivalence, et cette influence presque synthétique sur Adorno.

Une phrase, tirée du début d'Aspects, en donne la mesure : la catégorie de totalité, chez Hegel, y est jugée tout simplement «incompatible avec l'harmonie même si, d'un point de vue subjectif, le Hegel de la dernière époque a pu nourrir de telles tendances» (p. 14). Ce genre de considérations abonde dans la conférence donnée par Adorno sur Freud [1] aux États-Unis en 1946. Là aussi, la pensée freudienne, estimée, d'un point de vue subjectif, un pur conservatisme, est cependant jugée une pensée critique au nom même de ce refus nécessaire de toute harmonie (contre les révisionnistes type Fromm ou Karen Horney entendant dépasser le pessimisme freudien, dans le sens d'une psychanalyse adaptatiste, adaptée, en l'espèce, à la société de classe nord-américaine moderne). Cette impossibilité d'harmonie sociale, chez Freud, repose, là aussi, comme chez Hegel, sur la conflictualité intrinsèquement associée à l'organisation du travail en régime capitaliste, selon des modalités potentiellement assez voisines. Chez Freud, le travail (considéré de manière aussi «hypostasiée», abstraite, que chez Hegel), est imposé aux hommes par la société comme un fardeau nécessaire, visant d'une part à satisfaire les besoins, et parer aux attaques de la nécessité (l'Anangkê du Malaise dans la civilisation), mais d'autre part, plus fondamentalement, à occuper la part pulsionnelle-érotique des hommes qui, sans ce «recours» au travail, risquerait de les détruire, et d'abattre avec eux l'ensemble soi-disant harmonieux de la société.

Autrement dit, le postulat (pessimiste) freudien revient à présenter le travail comme calamité fondatrice et souffrance nécessaire : condition, dialectique, d'émergence et de survie de la civilisation, à l'aune d'une sublimation impérative - répressive - des instincts. Cette souffrance du travail (dont la «patience du concept» fournirait une bonne image), dialectiquement associée à la liberté qu'il figure, existe aussi chez Hegel. Elle y révèle inconsciemment, selon Adorno, la souffrance réelle des hommes au travail sous le capitalisme, permettant de restituer la base matérielle physique de cette souffrance. Si Hegel, note, en effet, Adorno, « s'interdit absolument de parler d'une séparation entre travail physique et intellectuel » (p. 30), c'est, certes, du fait de son idéalisme réunissant ces deux moments dans l'Esprit. Mais il n'en reste pas moins que ce point de départ idéaliste permet aussi d'aboutir à cette vérité incontestable que « le travail manuel fait immédiatement et constamment retour, pour rappeler son existence, dans tout processus intellectuel, représentation dérivée, produite par l'imagination, d'une activité physique » (p. 32). Cette souffrance de l'esprit au travail est bien, chez Hegel, littéralement physique, nullement «métaphorique » (Adorno le martèle par deux fois, p. 29).

Certes, des divergences fondamentales existent, qu'il serait absurde de nier. En l'espèce, et pour ne s'en tenir qu'à cela, dans son emploi, par exemple, de l'expression Travail du négatif dans la Phénoménologie de l'Esprit, Hegel relativise la dimension de souffrance liée à la séparation, à la perte amoureuses : l'effort et la souffrance de ce travail du négatif restent localisés chez lui dans la marche auto-sublimante de la Conscience. Mis à part, cependant, cette différence capitale avec l'érotologue Freud [2], chez ce dernier, le travail du négatif trouve, malgré tout, à l'inverse, de fortes applications dialectiques pouvant évoquer Hegel, notamment en matière thérapeutique (cas du patient affirmant, par exemple, en cure, qu'il ne pensait certainement pas à telle chose en en disant une autre – apparemment absolument contraire – mais voulant bien plutôt, alors, inconsciemment dire cette première chose de manière certaine, selon l'analyste) [3].

Mais l’essentiel d’un rapprochement dialectique se jouerait là : quand Hegel, achevant dans l'absolutisme la tradition idéaliste transcendantale, donne les pleins pouvoirs à cette liberté fondatrice du travail, y situant le lieu de naissance de toute réalité sociale, Freud considère, lui, cette liberté même, cette liberté collective consacrée par le droit et les superstructures politiques modernes, comme la traduction positive, sublimée, d'une féroce répression, voire d'une forme, assumée, d'esclavage. La «liberté» de la raison serait, en effet, d'une certaine manière, la réduction en esclavage de tout ce qui serait susceptible de contrecarrer - en le contaminant - sa pure puissance pratique. Cette idée, reprise dans une perspective politique nouvelle par Adorno, est précisément ce qui situerait Freud, après Hegel, dans l'orbite rationaliste de l'Aufklärung : d'un Kant faisant, de manière absolument intransigeante, la part de la Nature et celle de la Liberté. La mise au travail économique imposée par l'idéologie bourgeoise équivaudrait ainsi à la mise au pas des pulsions, autrement dit de la nature profonde de l'homme. Cette répression, chez Hegel et Freud, en viendrait à se célébrer soi-même, à «s'adorer philosophiquement» (Adorno, Aspects). C'est de cette façon que le discours hégélien, «qui surenchérit démesurément sur l'éloge bourgeois du travail », hypostasie ce dernier en un absolu «en tant que travail inconscient de ce qu'il est lui-même» afin de «transformer en bénédiction, de légitimer la malédiction à laquelle il obéit en la perpétuant» (id., p. 33) : celle d'une domination sans fin de la nature. Un certain messianisme de type benjaminien est ici perceptible dans cette peinture d'un monde irrémédiablement déchu, les termes de «diabolique», ou de «malédiction», employés dans Aspects pour désigner ce règne infernal du travail aliéné venant faire écho à cette idée adornienne d'une «sécularisation du péché originel» obérant toute pratique subversive (voir la Dialectique négative). Bloch, dans son Athéisme dans le Christianisme, estimait perfidement cette tendance adornienne un «jargon de l'inauthenticité du bien», coupable d'oublier ce statut d' «algèbre de la révolution» de la dialectique, dont le marxisme (Herzen, en l'occurrence) avait paré celle-ci.

La Dialectique de la raison d'Adorno et Horkheimer posait, certes, déjà un lien tendanciellement anhistorique (cette situation de perte, d'aliénation, s'avérant non-subvertible, sans parler de vouloir carrément l'abolir), entre les volontés, imposées aux hommes par l'idéologie dominante du travail, de maîtriser la nature extérieure et leur nature intérieure, le travail intérieur, la sobriété, la rigueur, l'auto-discipline intellectuelle (ou, plus exactement : la domination extérieure intériorisée, introjetée) ayant pour objet de purger cette dernière. Aspects revient, à de nombreuses reprises, sur cette idée : l'idéalisme transcendantal, dans sa liberté productive accordée au sujet, faisant indéniablement sienne cette idéologie du travail (laquelle, de fait, n'apparaîtrait pas comme telle à ses propres yeux). La nature, le donné, ne fournissant encore chez Kant qu'une limite du connaître, n'existant ensuite simplement plus chez Fichte, Hegel, quant  à lui,  désireux d'absolutiser le travail et son pouvoir sur la nature, se serait vu contraint d'admettre sa résistance. Pour éviter que son système ne s'effondre, il aurait alors accordé à celle-ci un certain statut d'intermittence, manquant ainsi, selon Adorno, la vérité du travail, c'est-à-dire la vérité répressive de l'organisation bourgeoise du travail. L'aller-retour hégélien entre sujet productif et l'objet témoignerait juste de cette résistance abstraite de l'objet. Le renversement de cette position idéologique, cependant, ne se trouverait qu'à portée de main, Hegel apercevant bien, quoique sous cette forme abstraite, que ladite résistance du monde se tourne malgré tout, au terme de la dialectique du maître et de l'esclave, en résistance élaborée par ce dernier, lequel serait bien ce sujet - en tant que cet esclave contraint au départ de travailler par la peur de mourir (comme chez Freud, quoique différemment) - donnant finalement au monde l'aspect, la forme de son travail. L'esclave d'abord mis au travail par la répression et la peur du maître suprême (la mort) devient finalement, par son travail, le véritable maître de la nature autant que de lui-même.

Ici, deux remarques.
D'abord, ce processus de reconnaissance d'une élaboration par soi du monde est, chez Hegel comme chez Freud et Adorno, intériorisé. Là où le marxisme vulgaire serait tenté d'interpréter cette dialectique hégélienne du travail à l'aune du mouvement historique, en insistant sur son aspect polarisé d'affrontement - direct, puis différé - de deux adversaires : un maître et un esclave-sujet final de l'histoire, la perspective d'Adorno, comme celle de l'ensemble de la théorie critique, semble parfois davantage se rapprocher de l'anthropologie. Pour le dire avec les mots de Claus Offe [4], par exemple (citant cette tentation chez Marcuse), ce qui se jouerait là, avec ce passage du travail hégélien au prisme freudien, ce serait une «tendance à quitter l'axe horizontal de l'histoire [au profit d'une] ontologie posthistorique »La chose nous paraîtrait valoir aussi, en l'occurrence, dans une certaine mesure (celle d'une anhistoricité réelle) pour la théorie critique-pessimiste adornienne, nourrie à cette double source dialectique (avec Hegel) et naturaliste (avec Freud). La philosophie du travail hégélienne présenterait, pour Adorno, une forte similitude avec l'anthropologie métapsychologique freudienne au sens où l'une et l'autre évoqueraient, chacune sous son angle particulier, une actualisation par l'histoire de schèmes phylogénétiques, d'archétypes pré- ou extra-historiques, par ailleurs (ré)activés au sein de chaque conscience, ontogénétiquement, par le biais de tel ou tel traumatisme individuel (Freud), de telle ou telle figure de la conscience (Hegel). Il y aurait, spécialement au plan du travail, un passage du Je au Nous chez les deux penseurs. Ceci expliquerait à la fois, sous la plume d'Adorno, l'obsession formelle de l'histoire chez Hegel, et le fait que ce recours formel à l'histoire ne débouche chez lui, en l'espèce, dans le cas du travail, que sur une définition abstraite, idéologique. Adorno lui-même, dans notre perspective, participerait de cette ambivalence autant qu'il l'aurait sentie, et dénoncée, chez Hegel. L'archétype hégélien de l'esclave rencontrerait ainsi potentiellement, dans sa lecture, certain archétype freudien de même genre : les fils de la horde, par exemple, en lutte avec le père. Dans les deux cas, notons-le bien, le travail est imposé aux vaincus de l'affaire (pour ce qui est du schéma freudien, donc : avant la révolte des fils coalisés contre le Père mais aussi après leur crime, le rétablissement du travail comme valeur suprême s'inscrivant dans le cadre d'un néo-respect conservateur plus affiché que jamais, contre-révolutionnaire, de toutes les autres normes antérieures). Le travail aurait ici littéralement vertu célébrative de sacralisation, conservant la trace expiatoire, culpabilisatrice de cette opposition au Maître, de ce meurtre du Père (Marcuse développe longuement cette idée dans Éros et civilisation). Le travail aurait, dans les deux cas, chez Freud et Hegel tels que lus par Adorno, dans un premier temps, valeur de violence purement répressive, avant de revêtir - par sublimation - une autre valeur : éducative, civilisationnelle, culturelle (la Bildung étant, comme on le sait, le lieu de la plus grande souffrance, de la plus grande scission d'avec soi-même, chez Hegel).

Deuxième remarque : Adorno insiste, dans Aspects, sur ce fait que le travail ne saurait simplement être opposé comme antithèse extérieure à la nature. À cette fin, il convoque, contre Hegel, et de manière assez surprenante, le Marx de la Critique du Programme de Gotha : au Hegel posant que «le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation», Marx répond : «Le travail n'est pas la souce de toute valeur. La nature est tout autant la source des valeurs d'usage (qui sont bien tout de même la richesse réelle) que le travail, qui n'est lui-même que l'expression d'une force naturelle, la force de travail de l'homme. Cette phrase rebattue se trouve dans tous les abécédaires, et elle n'est vraie qu'à condition de sous-entendre que le travail est antérieur, avec tous les objets et procédés qui l'accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, peuvent lui donner un sens. Et ce n'est qu'autant que l'homme, dès l'abord, agit en propriétaire à l'égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux du travail, ce n'est que s'il la traite comme objet lui appartenant que son travail devient la souce des valeurs d'usage, partant, de la richesse. » (p. 31). Et Marx, d'ironiser ensuite sur la puissance « surnaturelle » prêtée par les bourgeois au travail. La chose serait aussi vraie, analogiquement, que la puissance du Sur-moi sur le Moi, ou du Moi sur le Ça : c'est dans l'oubli inconscient méthodique, le refoulement pur de l'élément naturel du travail (sa naturalité conditionnelle déterminant la suite), que se trouve justifiée cette pure puissance du travail. La réalité est que cette naturalité est d'entrée de jeu enchaînée par la propriété, que les rapports de production réels - en d'autres termes - lesquels sont des rapports de domination humaine réelle, priment nécessairement toute séparation hypostasiée de la nature et du travail. Chez Hegel, note Adorno, cette vision idéologique atteint son paroxysme : «Séparé de ce qui n'est pas identique à lui, le travail devient idéologie. Ceux qui disposent du travail des autres lui attribuent une dignité en soi, un caractère absolu et originaire, précisément parce que le travail n'est travail que pour les autres. La métaphysique du travail et l'appropriation du travail d'autrui sont complémentaires [souligné par nous]» (p. 32).

On voit donc comment Adorno prend ici le contre-pied d'une lecture marxienne de Hegel radicalisant son côté pratique (lecture blochienne, par exemple, ou lukácsienne). Significativement est jouée en l'occurrence, contre l'idéologie hégélienne du travail bourgeois, une logique politique (ou éthique) davantage - pour le coup - qu'une lecture marxienne onto-antropologique s'alimentant, par exemple, aux Manuscrits de 1844. Bloch, Marcuse, surtout (ce dernier cherchant et trouvant, au début des années 1930, dans ce dernier texte et ses considérations hégéliennes, dialectiques, du travail comme essence de l'homme, un tel complément onto-anthropologique à Heidegger), se trouvent implicitement critiqués. On sait qu'Adorno reproche à maintes reprises dans son oeuvre (La dialectique négative, Minima Moralia) à Marx lui-même d'avoir cédé, par endroits, au diktat «bourgeois» de la pratique, autrement dit à une autre forme de l'idéologie du travail. La chose ne s'applique pas tant à son économisme, tendance bien réelle chez Marx, vérifiée chez ses épigones soviétiques (et qui sera, d'ailleurs, attaquée avec tout autant de violence et de détermination par Bloch ou Marcuse) qu'à cette logique philosophique de l'identité sujet-objet dans la pratique que Marx aurait hérité de Hegel, et dont cette croyance progressiste accordée à la puissance prométhéenne du travail constituerait une version en quelque sorte sécularisée.

On comprend mieux, alors, la remarque adornienne précédant immédiatement, dans Aspects, la citation de la Critique du programme de Gotha : « la critique marxienne (...) met d'autant plus précisément le doigt sur un point profondément celé de la philosophie hégélienne qu'elle se veut moins polémique à l'encontre de Hegel ». Inconsciemment, à la faveur d'une espèce de lapsus théorique, Marx toucherait plus ici la vérité idéologique travailliste («anti-naturelle») de l'hégélianisme (y compris marxiste) que dans sa «critique» post-feuerbachienne visant simplement, selon la formule consacrée, à «remettre Hegel sur ses pieds» dans une perspective matérialiste encore trop abstraite. Ce qui compte, pour Adorno, c'est la domination installée au coeur même du processus de production et de travail, une domination, double, sur la nature intérieure et extérieure des hommes. Ce qui pose problème, bien entendu, chez Adorno, d'un point de vue marxiste, c'est le pessimisme qu'il tire ici d'une telle lecture de Hegel : un pessimisme anthropologique encore radicalisé par Freud, éternisant, en quelque sorte, la domination de classe en l'intériorisant, en chargeant a priori chaque conscience de ses parts servile et dominatrice, sans échappatoire. Le postulat de départ de l'idéalisme, sanctifié par Hegel, soit la puissance fondatrice absolue du travail de l'esprit apparaît moins comme prétexte - et moteur - à révolte que comme tâche généalogique de dévoilement d'un mal radical installé au coeur même du destin humain, et dont la prise de conscience désespérée, seule, fournirait encore prétexte honorable à philosopher. Hegel a beau être critiqué par Adorno comme idéologue du travail «hypostasiant» celui-ci, l'optimisme pratique (que Hegel permet encore) semble bien ce qui constitue, pour ce dernier, le problème principal de sa philosophie. Son oubli, notamment, de la souffrance physique structurellement constitutive du procès de travail est, dans cette perspective, attaqué par Adorno, lequel, de nouveau, à cette occasion, convoque Freud sans le nommer, révélant, une fois encore, la pertinence d'un rapprochement des deux pensées.





[1] Publiée en français sous le titre La psychanalyse révisée, éd. de l'Olivier, 2007.
[2] Cette divergence devant, à son tour, être relativisée au regard de l'importance du lien posé par les deux penseurs entre travail, désir, et reconnaissance, ce dont Adorno rend compte dans Aspects (p. 30). La conscience de soi hégélienne ne pouvant aspirer qu'au désir d'une autre conscience de soi, pourrait par exemple entrer en résonance avec le désir lacanien comme désir du grand Autre social.
[3] Sur cette question, voir le célèbre ouvrage d'André Green intitulé Le travail du négatif, et notamment consacré à un rapprochement possible Freud-Hegel. L'article de Freud intitulée La dénégation (Die Verneinung, 1925) qui fascinait autant Lacan que l'hégélien Jean Hyppolyte, y est notamment étudié.
[4] Cité par Gérard Raulet dans son livre Marcuse, philosophe de l'émancipation, PUF. Voir aussi notre article Maîtrise et servitude.

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