mardi 12 avril 2016

French Theory (2) : du nihilisme selon Gilles Deleuze




Pour Karim


Au chapitre 14 de son ouvrage Nietzsche et la philosophie (1962), Gilles Deleuze propose, du geste poétique emblématique de Mallarmé – le fameux coup de dés – une interprétation pivotale : continuation renouvelée, d'une part, d'une bonne vieille tradition herméneutique littéraire française (soit la relecture - radicalisée - d'options fondamentales déjà présentes chez Albert Thibaudet) et condition paradoxale, ensuite, par différenciation, d'une tout autre lecture postérieure : celle, politique, d'un Mallarmé désormais reconnu foncièrement subversif selon des modalités diverses (de Kristeva à Derrida, Badiou, etc), dans, hors et par la littérature. Deleuze est d'abord extrêmement dur et hostile à l'égard du pauvre Mallarmé. Cette première position connaîtra elle-même, notamment sous les influences combinées de Blanchot et Foucault, un certain remaniement. Disons, une certaine réactualisation. Pour rester correct. 
Dans son texte de 1962, Deleuze concède d'abord un possible apparentement des figures de Nietzsche et Mallarmé dans leur rapport privilégié à certains archétypes : le jeu de dés, les étoiles... (1) Mais il affirme aussitôt, entre elles, une scission irrémédiable. Mallarmé, en dépit de tout ce qui le rapprocherait formellement de Nietzsche (leur recours commun, spécialement, à cette image du coup de dés, à laquelle Deleuze persistera à accorder une importance philosophique décisive) s'en distinguerait par un irrésistible nihilisme, dont Deleuze emprunte précisément à Nietzsche la conception d'ensemble et la définition. Le nihilisme, pour Deleuze-Nietzsche, procède, au-delà de ses diverses tournures possibles, d'une tendance unitaire à déprécier la vie, à mépriser celle-ci comme insuffisante. À la matérialité prétendument débile de la vie, à cette faiblesse de la matière, tout nihiliste s'impose d'adjoindre un critère de vérité, la justification d'un devoir-être satisfaisant (et satisfait), selon les exigences abstraites, et impérialistes, d'une raison transcendante. Bref, le nihiliste prétend sauver la vie en la chargeant de sens. Le jeu des forces actives ne pouvant, seul, à ses yeux, fonder l'être matériel, ce dernier doit nécessairement vouloir dire quelque chose, quelque chose d'autre que lui, quelque chose qui le dépasse. La matière doit se voir renvoyée à une production de sens extérieure, un décalque idéologique venant ici en fin de compte se substituer purement et simplement à l'épaisseur autonome de l'être abandonné. En sorte que le nihilisme recouperait moins un discours de ou sur la mort ou le néant (soutenant seulement ceux-ci comme thématiques particulières) que l'assomption générale d'un dualisme irréductible entre énoncé et contenu, rompant l'univocité de l'être. Tout nihiliste considère a priori l'objet réel comme déchéance, impose cette double fiction d'un hiatus entre réel et virtuel, et d'un existant frappé de misère, confronté - pour vérifier ce statut ingrat - à quelque Idée stable lui fournissant seule, hors du monde, son pur modèle incorruptible. Voilà ce qui, pour Deleuze, en 1962, constitue essentiellement le nihilisme (au sens nietzschéen). Un nihilisme, en l'occurrence, tout entier ramassé dans ce fameux Coup de dés destiné in fine - au regret infini du poète (juge alors le philosophe) - à ne jamais pouvoir abolir le hasard.




Naufrage et constellation.

Tentons avant toute chose, de ce poème, sinon une explication exhaustive (laquelle serait évidemment ici impossible), du moins un rappel des motifs. Ce que Mallarmé nous montre, c'est un naufrage. Au déchaînement de l'océan menaçant de disloquer, d'emmener par le fond un navire en perdition, répond le poing tendu vers le ciel, vengeur et comme inflexible, d'une figure masculine, âgée : un vieillard, un "Maître" (nous est-il dit) versé, semble-t-il, dans la pratique de quelque mystère ancien (serait-ce l'art de l'alexandrin, ou d'une autre métrique classique abandonnée, bientôt enfouie dans l'oubli historique par l'assomption généralisée - à l'époque de Mallarmé - du vers libre ?). Toujours est-il que ce Mètre-Maître énigmatique, au moment suprême où la mort s'avance vers lui, conserve au creux de la main un jeu de dés, narguant ainsi l'évidence rapprochée de la gravité suprême (le jeu devant la fin). Est figurée, par l'intrusion de cette pulsion ludique intempestive, la balance ironiquement reproduite entre le destin implacable (en son absurdité hasardeuse, terrible) et le maintien quand même, nécessaire, en face d'une telle absurdité de destin, d'un certain sens, d'un certain idéal de la vie, certes décidément tellement fragile et dérisoire. Les dés se trouvent en définitive peut-être jetés par le Maître (quoique – on le verra tout au long de notre étude – cette hypothèse fasse problème) en sorte que la décision, la bascule du virtuel au réel, restent également (possiblement) suspendues. Surviennent, cependant, entourant brusquement le Maître parmi ce désastre aquatique, d'autres personnages et objets évocateurs : un corps jeune (serait-ce une simple sirène ? la promesse métaphorisée d'une transmission toujours recommencée : plus loin, plus jeune, de l'expérience, amère et finale, du Maître ?), puis une plume ou une aile, telle qu'elle pourrait couronner le couvre-chef d'un héros de théâtre emblématique destiné, comme type, à signifier l'éternelle latence du caractère, ses perpétuelles virtualité et indécision (Hamlet). Enfin une réunion d'étoiles, une constellation, surgit tel un résultat glorieux au-dessus de cette scène de naufrage pathétique, révélant, avérant qu'au moins sur ce plan-là (en regard de quel autre ?), le (ou les ?) coup(s) de dés aura (auront) bien été effectué(s), auront bien produit un certain effet.
Pour le Deleuze de 1962, le platonisme de Mallarmé est ici patent. Le naufrage est celui de l'homme et de l'artiste, échouant à fuir le désordre de la multiplicité mouvante, soumise au devenir et symbolisée ici par la fureur aveugle, le violent dérèglement des vagues. L'homme, liberté enchâssée dans une trop lourde Nature, ne saurait que subir celle-ci comme une dictature chaotique, à laquelle, seule, l'intuition des plus hautes et nobles stabilités essentielles permettrait d'échapper. L'aperception finale d'étoiles cosmologiquement – légalement – disposées au ciel remplirait cette fonction. Le contraste vertical entre une mer phénoménale multiple accusant de terribles abysses insondables, et un ciel d'Idées unifiant (et rassérénant) reproduirait ce schème d'une profondeur ontologique séparant, depuis Platon, l'illimité - soustrait à toute action formatrice de l'Idée - et cette dernière elle-même, un schème auquel Deleuze, avec Lewis Carrol, pour ne citer que cet exemple (tiré de Logique du Sens(2), substitue celui des effets de surface propres à qualifier le réel, c'est-à-dire le devenir. Sera désignée comme idéaliste toute tentative de fractionner l'être à la gloire de l'Idée philosophique, laquelle n'est jamais rien autre que la transcendance séculaire, l'intervention d'un Dieu plus ou moins confusément, voire honnêtement, reconnue. Une remarque terminale du chapitre 14 de Nietzsche et la philosophie remet ainsi en cause la validité de l'athéisme de Mallarmé, dont il est opportunément rappelé que, selon lui, la célébration de la messe fournissait l'idéal théâtral par excellence (3).



Nietzsche et Mallarmé : la rencontre impossible ?

Pour vigoureuse qu'elle soit, ou paraisse être, cette critique de 1962, reprend une trame fort classique, sinon orthodoxe. Dans la première grande étude consacrée au Coup de dés, en 1912, Albert Thibaudet posait déjà que ce poème consistait en un immense échec transmué, par consolation, en une forme d'adoration idéaliste (la constellation et son ciel ordonné). Ce qui mérite d'être souligné, en revanche, c'est que, paradoxalement, le travail originel de Thibaudet évoquait malgré tout un lien possible entre Nietzsche et Mallarmé, thèse qui ne laisse, certes, d'étonner au regard de ce qui vient d'être dit, mais que certain accident historique, seul, semble être alors venu remettre en cause. Paul Valéry, en effet, ultime et sans doute plus proche fidèle de Mallarmé - celui-là même à qui le poète avait montré la première ébauche du Coup de dés - est en rapport avec Thibaudet peu de temps avant (1911) que ne soit publié son grand ouvrage exégétique susmentionné : La poésie de Stéphane Mallarmé. Thibaudet ayant spontanément avancé cette idée d'un rapprochement du Maître naufragé et de Zarathoustra (lequel joue aux dés, lui aussi), Valéry lui annonce brutalement qu'une telle assimilation serait, d'après lui, tout bonnement impossible. Pour une raison très simple : près de trente ans avant Le coup de dés, explique Valéry, en 1869, Mallarmé avait déjà élaboré autour de cette image particulière une pièce poétique encore demeurée inédite (elle ne sera publiée qu'en 1925). Il s’agit du conte Igitur, au sein duquel ce motif du coup de dés apparaissait déjà. Immédiatement, suite à cette révélation, Thibaudet se rétracte, la seconde édition de son ouvrage (en 1926) entérinant le retrait définitif de son hypothèse "mallarmo-nietzschéenne" de départ. C'est sur ce background factuel que la critique deleuzienne d'un Mallarmé nihiliste – anti-nietzschéen, en quelque sorte – sera venue s'inscrire. On aura beau jeu de penser que la "révélation" valéryenne, à bien y réfléchir, ne constituait pas en soi une impossibilité matérielle définitive de toute influence de Nietzsche sur Mallarmé en 1897 (on sait aujourd'hui, par exemple, qu'il le lisait en traduction française et aurait donc parfaitement pu sous cette influence remodeler ses propres intuitions anciennes). Reste, bien entendu, la critique exercée sur le contenu lui-même, le coup d'oeil jeté - tel un jeu de dés - sur toute une cohérence poétique. Dans Nietzsche et la philosophie, de fait, c'est bien à l'ensemble de l'oeuvre mallarméen que Deleuze s'en prend comme à une unité, un bloc nihiliste vis-à-vis duquel le Coup de dés ne représenterait, somme toute, qu’une espèce de sommet révélateur, outre sa qualité funèbre de parfaite clôture existentielle (Mallarmé mourant peu de temps après).



Un ou plusieurs coups de dés ?

En 1962, ainsi qu'on l'a déjà noté, Deleuze n'entend d'abord clairement, dès les premières lignes du chapitre 14 (Nietzsche et Mallarmé) de son texte, que minorer, quoiqu'il les reconnaisse formellement, les ressemblances entre les deux littérateurs (4). C'est dans l'exposé même de ces ressemblances qu'apparaît tout ce qui les distingue. Les coups de dés diffèrent. Entre eux, bien sûr, mais aussi, au sens derridien, en ce qui concerne Mallarmé, en tant qu'ils reportent à la fois à un plus tard, à un autre, à un ailleurs, la vérité du monde. Des dés, un coup : il n'y a, d'après Deleuze, suivant Thibaudet, qu'un seul coup de dés mallarméen. Et comme chez Nietzsche, la grande unicité de ce lancer revêt une suprême importance. Mais elle entraîne chez Mallarmé, à l'inverse de chez Nietzsche, une rupture nihiliste de l'univocité de l'être, son fractionnement dualiste en hasard et nécessité, réalité pauvre car soumise au devenir, d'une part, virtualité intelligible, de l'autre. Un seul coup de dés (sur deux plans, dit Deleuze : sur une double table ontologique) pour une seule - triste - retombée :

"Les dés qui retombent sont une constellation, leurs points forment le nombre " issu stellaire." La table du coup de dés est donc double, mer du hasard et ciel de la nécessité." (5) 

Cette étude de la constellation, dont l'apparition vient clore le poème de 1897, est assurément ce qui porte le plus dans cette thèse deleuzienne d'un nihilisme dualiste mallarméen (6). Son statut, chez Deleuze, semble inséparable de la certitude en une unicité du lancer de dés. Et si l'on en venait à contester cette dernière (7), sans doute la thèse d'une constellation purement intelligible, constellation de pur sens - ruine nécessaire du hasard - chez Mallarmé se trouverait également virtuellement fragilisée. Deleuze, quant à lui, l'interprète clairement comme le "dernier espoir" intelligible d'un coup de dés qui, chez Nietzsche, se suffit au contraire pleinement à lui-même, comme puissance créatrice, affirmative et joyeuse :

"Le dernier espoir du coup de dés, c'est qu'il trouve son modèle intelligible dans l'autre monde, une constellation la prenant à son compte "sur quelque surface vacante et supérieure", où le hasard n'existe pas. Finalement, la constellation est moins le produit du coup de dés que son passage à la limite ou dans un autre monde. On ne se demandera pas quel est l'aspect qui l'emporte chez Mallarmé, de la dépréciation de la vie ou de l'exaltation de l'intelligible. Dans une perspective nietzschéenne, ces deux aspects sont inséparables et constituent le "nihilisme" lui-même, c'est-à-dire la manière dont la vie est accusée, jugée et condamnée." (8)

Irait alors dans ce sens le témoignage d'un Claudel, par exemple, présentant souvent Mallarmé comme soucieux de déchiffrer le réel, d'en accoucher quelque sens, hors du chaos :

"Moi il [Mallarmé] m'a dit : Ce que j'apporte dans la littérature, c'est que je ne me place pas devant un spectacle en disant : "Quel est ce spectacle ? Qu'est-ce que c'est ?" en essayant de le décrire autant que je peux, mais en disant : Qu'est-ce que ça veut dire ?" (9)

Ce vouloir-dire nécessaire du monde témoigne toujours chez le poète d'une volonté de vouloir (10) révélatrice, pour Nietzsche-Deleuze, d'une volonté de puissance trahissant l'origine servile de toute métaphysique, et de toute raison. Vouloir que le monde, toujours, veuille dire quelque chose serait typique de cette pulsion de l'esclave immémorial, soumis - par une morale inconsciente - au ressentiment, au besoin de revanche et d'élévation (ici : depuis la mer déchaîné jusqu'au ciel des constellations signifiantes fixes). Vous souhaitez vous élever, moque en substance Zarathoustra. Voyez ! Moi, je suis élevé. Le coup de dés nietzschéen représenterait, à rebours de cette morale du sens et de la profondeur, la création ludique du monde sans souci d'origine ni de projet : le risque créateur de pensée et d'effectivité joué sans aucune espérance de succès, roulette dostoïevskienne prenant sa force dans la mise complète, sur un seul coup, de tout son faux héritage, toute sa fallacieuse identité. Et quant à cette "identité" authentique, à supposer qu'elle existe, elle ne procéderait plus que de ce risque, de cette dissolution et individuation radicale même, toujours recommencée. Nietzsche incarne ainsi, pour Deleuze, la séduction de tout ce dont Mallarmé entend rechercher ailleurs, en l'évitant soigneusement, la consolation : soit l'affirmation victorieuse et saine de la vie, la liberté célébrée du choix individuel fondateur, par-delà tout prétexte justificateur à la pertinence (ou l'impertinence), la puissance (ou l'impuissance) de la vie elle-même. En somme, tout ce qui constitue la théorie de Nietzsche comme théorie du pouvoir, d'un développement non entravé de puissances multiples nourrissant le réel, comme théorie des forces faisant leur chemin sans questionnement surajouté, dans et par l'établissement du monde :

"Quand Nietzsche dénonce notre déplorable manie d'accuser, de chercher des responsables hors de nous ou même en nous, il fonde sa critique sur cinq raisons, dont la première est que "rien n'existe en dehors du tout". Mais la dernière, plus profonde, est que "il n'y a pas de tout" : "Il faut émietter l'univers, perdre le respect du tout." L'innocence est la vérité du multiple. Elle découle immédiatement des principes de la philosophie de la force et de la volonté." (11)

Qu'à cet établissement innocent succède aussitôt, chez Nietzsche, la dislocation perpétuelle ne change évidemment rien à ce caractère affirmatif, ni ne saurait susciter aucune forme de regret nostalgique d'UN illusoire idéal. La différenciation, dans ce procès de "mort" du monde, ne recouvre jamais d'autre valeur que celle de simple (de multiple) recomposition combinatoire. Autrement dit : celle de nouveau coup de dés ontologique, d'éternel retour de ce jeu dont Héraclite suggérait que, reconduit de manière ininterrompue par une divinité enfantine moqueuse et riante, il refondait, en le détruisant continûment, tout l'univers :
"L'Unique doit s'affirmer dans la génération et la destruction" (Nietzsche) (...) La corrélation du multiple et de l'un, du devenir et de l'être forme un jeu. Affirmer le devenir, affirmer l'être du devenir sont les deux temps d'un jeu, qui se composent avec un troisième terme, le joueur, l'artiste ou l'enfant." (12)
Quoique son jugement sur Mallarmé ait évolué avec le temps, Deleuze n'aura là-dessus jamais varié. Séparer l'être du devenir, le virtuel de son actualisation, est absurde et doit être désigné tel autant que l'assujettissement de la multiplicité à l'unité, au regroupement transcendant "réconciliateur" dans l'UN. Ces dualismes combattus par Nietzsche ne dissimulent jamais qu'un seul projet métaphysique. Le réel, au contraire, dans sa cristallisation même, comme procès toujours reconduit, conserve sa place au multiple autant qu'au virtuel, " ainsi de la solution sursaturée de Simondon qui passe par tous les plans hétérogènes du virtuel avant de s'actualiser dans une structure déterminée ", note Jean-Clet Martin (13). Le cornet contenant les dés, explique Deleuze à ses étudiants de Saint-Denis en 1986 (14), c'est-à-dire la nécessité du jeu, ce sont précisément les coups antécédents qui l'auront constitué, chaque coup de dés constitutif se trouvant placé vis-à-vis du suivant en situation de conditionnalité chaotique :
" Le hasard ne vaut que pour le premier coup ; peut-être le second coup se fait-il dans des conditions partiellement déterminées par le premier, comme dans une chaîne de Markov, une succession de ré-enchaînements partiels. Et c'est cela le dehors : la ligne qui ne cesse de ré-enchaîner les tirages au hasard dans des mixtes d'aléatoire et de dépendance. (souligné par nous, Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p. 125)
De fait, on mesure toute la différence existant entre ce dernier texte et la position deleuzienne de 1962, aux termes de laquelle Mallarmé se trouve violemment fustigé pour avoir sans nuances, au contraire radical de Nietzsche, "toujours conçu la nécessité comme l'abolition du hasard" (15) et avoir, plus ou moins inconsciemment, souhaité et revendiqué une telle abolition sur un plan métaphysique :
" Le coup de dés ne réussit que si le hasard est annulé ; il échoue précisément parce que le hasard subsiste en quelque manière (...). C'est pourquoi le nombre  issu du coup de dés est encore hasard. On a souvent remarqué que le poème de Mallarmé s'insère dans la vieille pensée métaphysique d'une dualité des mondes. Le hasard est comme l'existence qui doit être niée, la nécessité, comme le caractère de l'idée pure ou de l'essence éternelle." (16)
Comment concevoir que semblable volonté de perdre intégralement le hasard dans l'acte ait été à ce point dominante chez un Mallarmé dont le goût du jeu pour lui-même semble plutôt avoir été, notoirement, inaltérable et pour ainsi dire enfantin (17) ? C'est justement de cette dernière attitude que viendrait témoigner, en 1897, l'espèce de relais ludique générationnel incarné par la jeune figure s'approchant du Maître dans le poème, de même - dans cette optique - que la constellation : éclatante confirmation, alors, de cette nécessité sublime du jeu, le ciel et la mer ne se trouvant plus opposés sur le modèle du sensible et de l'intelligible, mais réciproquement consacrés suivant, en quelque sorte, un parallélisme d'échos ne contrevenant point - au contraire - à l'univocité de l'être. Deleuze ne remarque pas, en 1962, que le Coup de dés se clôt graphiquement par une relance des dés, la première phrase du poème étant aussi la dernière - à supposer, certes, rappelons-le, que ceux-ci aient bien été lancés une fois (18). Or, il est encore une fois notable que ce soit sur cette question de la réalité, la multiplicité ou l'unicité radicale du coup de dés que se joue l'atténuation postérieure de son "anti-mallarméisme" primitif (19). On se convaincra de la réalité d’une telle évolution en examinant, par contraste, la redoutable constance dont Deleuze fait preuve vis-à-vis des jeux, estimés par lui faux et antipathiques, de Pascal et Leibniz (20).




Mallarmé ennemi du hasard ? 

Toute pensée émet un coup de dés. Nous sommes tous mallarméens... annonce Deleuze à ses étudiants en 1986 (21). Des étudiants dont la capacité "transcendantale" à créer d’infinies séries aléatoires-nécessaires de pensées (22) constituerait désormais, donc, ledit mallarméisme, un mallarméisme productif, heureux, loin de cette virtualité maintenue qui se donnait, selon le Deleuze de 1962, à lire dans le Coup de dés comme supériorité ontologique (le Maître du poème de 1897 n'ayant pas lui-même joué de manière certaine) (23). La "virtualité" deleuzienne étant toujours déjà réalité (le virtuel, c'est le réel, ajoute-t-il encore, lors de son séminaire et ailleurs) (24). Mallarmé était estimé opposer, à travers son coup de dés, hasard et nécessité, virtualité et acte : un Mallarmé, de fait, on ne peut plus éloigné des perspectives nietzschéennes (25). Deleuze s'oppose d'ailleurs fermement en 1962 à Thibaudet, coupable selon lui, dans son approche de cette question, d’un certain défaut de profondeur : 

Thibaudet, dans une page étrange (423), remarque lui-même que le coup de dés selon Mallarmé se fait en une fois ; mais il semble le regretter, trouvant plus clair le principe de plusieurs coups de dés : " Je doute fort que le développement de sa méditation l'eût amené à écrire un poème sur ce thème : plusieurs coups de dés abolissent le hasard. Cela est pourtant certain et clair. Qu'on se rappelle la loi des grands nombres...". - Il est clair surtout que la loi des grands nombres n'introduirait aucun développement de la méditation, mais seulement un contresens." (26).

Le coup de dés unique ramasse en effet, d'un coup, toutes les puissances du devenir. Tel est le sens de son caractère violemment affirmatif chez Nietzsche. Le mauvais joueur est celui quiveut gagner, et donc relance les dés, plein d'espoir statistique (27). Le bon joueur est celui dont le seul désir ludique innocent ramène éternellement le lancer. Le joueur de Mallarmé, quant à lui, se laisserait-il ramener rigidement, apodictiquement à l'une seulement de ces deux figures ? Serait-il à ce point éloigné de la position "finale" de Deleuze lui-même, quant au statut à reconnaître au coup de dés : intégralement unique ET sériel, virtualité indéfectiblement hasardeuse, et tout autant indéfectiblement réelle et même conditionnée ? Hasard et nécessité ne fusionneraient-ils point ici, processus en acte dont Jean-Clet Martin, utilisant l'image de la comète réelle prolongée de sa queue de poussière virtuelle (disant et fondant aussi bien son "identité") écrit que :

" un coup de dés jamais ne saurait abolir le hasard, mais manifeste dans sa chute la surface univoque des configurations qu'il a fatalement traversées. De ce point de vue, la formule sortante n'a pas d'avantages réels sur celles qu'elle effeuille et traîne derrière elle. Cette part ineffectuable, virtuelle, surplombe réellement l'actualisation concrète des figures données. Et c'est la raison pour laquelle il n'est pas important de savoir quelle est la combinaison sortante, puisque le coup vainqueur y traîne dans son sillage toutes les constellations dont il désigne l'unique nombre, l'unique exprimant " (28).

En sorte que :

"ce qui se distingue traîne avec soi toute une entité plumeuse qui ne peut pas s'en distinguer - distribution nomade. C'est là un mode de subjectivation ou d'individuation impersonnel [souligné par nous : voir plus loin notre note n°48] capable d'affirmer à la fois les figures multiples du hasard sans lesquelles la formule triomphale ne saurait jamais se distinguer de celles, insistantes, qui ne se distinguent pas" (29).

Sur cette question du hasard, c'est alors la volonté susceptible de s'y exercer comme élément, et de s'y allier comme partenaire, qui pourrait rapprocher Mallarmé et Nietzsche. Deleuze, en 1962, refuse de noter l'extrême versatilité de Nietzsche sur la question du hasard, dont il fait le pur et simple apologète (30) en regard d'une mauvaise volonté, la volonté de nécessité. Or, ce qu'il reproche à Mallarmé (et qui pose symétriquement problème) le pose bien plus encore lorsqu'on rappelle la fameuse saillie de Nietzsche dirigée contre le hasard dans Zarathoustra (les passages en italiques suivants sont soulignés par nous) :
" Lorsque mon oeil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres, et des hasards épouvantables - mais point d'hommes ! (...) Je marche parmi les hommes, fragments de l'avenir : de cet avenir que je contemple dans mes visions, Et toutes mes pensées tendent à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et épouvantable hasard, Et comment supporterais-je d'être homme, si l'homme n'était pas aussi poète, devineur d'énigmes et rédempteur du hasard ! Sauver ceux qui sont passés, et transformer tout " ce qui était " en " ainsi ai-je voulu que ce fût " ! - c'est cela seulement que j'appellerai rédemption ! " (31).

Un tout autre Nietzsche apparaît donc ici, extrêmement peu nietzschéen si l'on nous passe l’expression : "rédempteur" (au moyen de la "volonté") d'un hasard "épouvantable", bientôt promis à l'unification en "une seule chose" ! Autant d’élans proprement nihilistes que le Nietzsche deleuzien de 1962 eût volontiers pointés… chez Mallarmé. Et quant au plan de la volonté, maintenant, dont l'obsession littéraire formelle mallarméenne représente assurément une défense farouche (voir ci-dessous notre note n° 33), un autre oubli deleuzien est aussi parlant, cette fois celui de certain fragment nietzschéen fort louangeur, quoique rapide, envers Descartes : "Sensibilité aristocratique, note Nietzsche : Descartes, règne de la raison, témoigne de la souveraineté de la volonté" (32). Il se trouve que Mallarmé éprouve alors, vis-à-vis de la figure cartésienne, un sentiment voisin. À la fin des années 1860, au moment où il s'attelle à Igitur, dont le personnage principal, hamlétien, joue lui aussi son destin aux dés, Mallarmé lit assidûment Descartes, ce que l'on pourrait analyser aussi bien comme tropisme rationaliste (nihiliste) que volontariste (volonté radicale de tout refonder dans une affirmation sublime, héroïque, primant le contenu, le sens même d'une telle affirmation) (33)
Volontariste, et même existentialiste, puisque c'est sous la pression d'un néant de sens transcendant, en d'autres termes : du hasard, que le jeu projette ici une situation dans un devenir. Il n'est guère étonnant que pour Sartre, littéralement "ébloui" par le Coup de dés de 1897 (qu'il assimile complètement à Igitur, son "esquisse préparatoire"), ce dernier soit ainsi considéré comme un "poème rigoureusement existentialiste" (34). Inversement, face à un Zarathoustra parfois rédempteur de hasard - difficilement contournable - Deleuze ne se contente que d'une note, page 32 de Nietzsche et la philosophie, dans laquelle il pose que ce serait justement en tant que fragment de hasard non-auto-reconnu comme tel, non-auto-assumé comme fragment, bref : inauthentique - désireux de s'abolir dans une nécessité UNE - que le fragment de hasard serait, selon Nietzsche, "épouvantable". Il n'en reste pas moins que Deleuze lui-même assignera indéniablement plus tard à ce type de fragment, comme on l'a vu plus haut, sa digne place sérielle. Autant, peut-être, qu'un Mallarmé ramenant indéfiniment le jeu comme nécessité humaine et artistique du hasard.




Mallarmé et les étoiles.

Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse, dit Zarathoustra. La constellation finale du Coup de dés balance ainsi, chez Mallarmé, entre ces deux statuts, invalidant ou permettant tout rapprochement avec Nietzsche : abandon du hasard comme tel, comme puissance de vie, ou célébration du chaos comme passage à l'acte poétique. Reste, en ce dernier cas, que l'acte poétique en question se voit bien soumis à des buts, que le monde réel fait bien, d’une certaine façon, les frais de cette soumission, s'écroulant, incontestablement, pour laisser place à un autre, au vrai monde, celui de la trace : de la parole désormais assumée comme absence du monde, comme simple ressouvenir de lui. Un monde mixte de nature et de liberté, de chaos et de légalité, entre les appels également séduisants duquel Mallarmé se trouve hésiter, la volonté poétique traçant ici une sorte de ligne de crête, frontalière, entre deux logiques de perte (35). Lorsque Valéry raconte, en tant que grand témoin, la genèse du Coup de dés, il évoque souvent la constellation aperçue comme motif de beauté et de sidération décisive ayant initié le procès poétique :
" Dimanche, je le passai à Valvins, appelé par SM [Mallarmé], qui y vit seul, très installé pour inventer de plus en plus. Voici qu’il va entreprendre le reste d’Hérodiade. Nous avons parlé de toi, canoté et trop bu, seul ennui là-bas. Le ciel, la nuit, étaient livrés à des tas de coups de dés miraculeux qui ont énormément étendu l’amertume du retour " (36).
Lloyd James Austin, commentant cette fameuse rencontre, précise :
" C’est le 23 mai que se place la visite à Valvins que Paul Valéry a décrite en 1920 dans une lettre au Directeur des Marges au sujet d’Un Coup de Dés, mais en parlant de la "nuit de juillet". Valéry vient déjeuner, passer l’après-midi avec promenade sur l’eau et dîner à Valvins ; Mallarmé le reconduit à la gare à 10 heures et demie "par une nuit d’étoiles sans pareille" ; c’est l’origine de la phrase de Valéry à propos du Coup de Dés : "il a essayé pensai-je, d’élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé" (37).
Cette "puissance du ciel étoilé" ne saurait cependant, pour Valéry, renvoyer simplement à quelque loi intelligible et morale, quelque réconfort de fixité annexe. Là où "Kant, assez naïvement peut-être, avait cru voir la Loi Morale, Mallarmé percevait sans doute l’Impératif d’une poésie : une Poétique" (38). Ce que les étoiles présentent ensemble, c'est la matière et la parole : la matière qui parle, d'où l'intensité nue des mots comme fonction poétique nouvelle, et puissance d'effet inconscient, loin - encore - très loin du sens : "là, sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le vide interconscient, où comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole !" (39). Il s'agit bien là de coexistence, non de rupture. Le chaos hasardeux – fecond – valide en tant que tel la liberté créatrice du poète : "toute action humaine, écrit Albert Mockel, certifie le hasard qu'elle voudrait nier ; par le seul fait qu'elle se réalise, elle emprunte au hasard ses moyens. Mais le hasard en peut faire jaillir un monde" (40). Or, cette recréation héraclitéenne du monde s'effectue, ainsi que l'affirme Nietzsche, sous forme de jeu, le naufrage mallarméen du vieux Maître (refusant, lui, de jeter clairement, explicitement les dés qu'il tient serrés au creux de sa main) pouvant alors représenter celui du déterminisme lui-même, crispé sur son mépris dogmatique du hasard, sur l'ignorance d'une autre vie possible : celle, "réservoir d'indétermination (...)" et "oscillation entre l'impossibilité et la nécessité" (41) que la poétique mallarméenne viendrait précisément déjuger en sa présentation stellaire. 


C'est grave, docteur ?

Critique et clinique de Mallarmé.

Il apparaît clairement que l'intervention politique de Mallarmé trouve sa force essentielle dans son rapport problématique à la logique et au sens dans l'écriture, et par là même au statut que revêt chez lui la notion d'identité. Le Deleuze de 1962, attaquant, avec Nietzsche, toute dialectique, et spécialement celle de l'identité, de la réconciliation hégélienne, ne pouvait, bien entendu, ignorer les efforts contraires, contemporains des siens, visant à faire du Coup de dés un manifeste hégélien, ou anti-hégélien. La tentation hégélienne, chez Mallarmé, est un événement historique, incontestable. On en trouve, pour certains interprètes (Gardner Davies, Jean-Pierre Richard dans son Univers imaginaire de Mallarmé) la trace multiple dans son oeuvre, en particulier dans Igitur et le Coup de dés, où ce qui se donnerait à lire ne serait autre, au fond, qu'une autre sortie de soi de l'Idée, son développement progressif, figuré, après une première grande impulsion hors du néant, jusqu'à la réconciliation stellaire.
Cette identité-là, hégélienne, finale, est cependant contestable au vu de ce que nous avons rapidement pu évoquer ici, savoir l'ambivalence profonde d'un Mallarmé partagé entre deux séductions : celle du chaos et de l'idée.  
À mesure que Deleuze s'éloigne de son Nietzsche de 1962, cette ambivalence mallarméenne devient, on l’a évoqué aussi, plus perceptible pour lui. En 1968, Différence et répétition souligne déjà la "contradiction "mallarméenne d'un "être univoque [...] à la fois distribution nomade et anarchie couronnée." (op. cit, p. 55). 
La double influence du Foucault des Mots et les choses (42), et – peu avant lui – de l'hommage de Blanchot à Bataille (en 1962), évoquant la très pure "expérience intérieure" de Mallarmé, qui correspond à cet "écrire-pour-la-mort" désormais associé par Blanchot au fond du projet littéraire lui-même, auront à terme transformée, aux yeux de Deleuze, cette ambivalence en quelque chose d'autre, de bien plus proche paradigmatiquement. Au point que Mallarmé semble presque incarner, finalement, ce procès deleuzien (et guattariste) de ritournelle faisant pièce au projet identitaire hégélien. Là où un Derrida, une Kristeva postulent bientôt la liberté radicale de déconstruction d'un texte opérant par embranchements virtuellement innombrables, par déplacements et glissements sémiotiques infinis, donc échappant par principe à toute identité fixe, toute assignation autoritaire réconciliatrice, peut-être serait-il plus judicieux de considérer Mallarmé à l'aune deleuzienne d'un réagencement continu, admettant - comme dans tout processus de cristallisation - des phases concomitantes de pétrification et fluidification. Pour le dire autrement : l'indécision mallarméenne serait lisible comme celle d'une ritournelle, produit d'une suite simultanée de territorialisations et déterritorialisations auquel on n'opposerait de manière définitive la fameuse "quête intelligible" (de l'idée-constellation) que fallacieusement, en hypostasiant celle-ci au détriment de l'indécision fluctuante :
"Tantôt, le chaos est un immense trou noir, et l'on s'efforce d'y fixer un point fragile comme centre. Tantôt l'on organise autour du point une "allure" (plutôt qu'une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir " (43).
Si la thèse d'un idéalisme radical de Mallarmé fut défendue par beaucoup, bien longtemps avant le premier Deleuze, celle soutenant au contraire un matérialisme indéfectible du poète, ne doit pas être négligée. Sartre, Adorno, entre autres, y auront insisté. Ce matérialisme est un matérialisme du mot, du mot comme matériau créateur, dont l'infinité – dans l’absence – ne saurait être unilatéralement qualifiée de nihilisme : "Je ne saurais trouver meilleur programme matérialiste que cette phrase de Mallarmé où il définit les poésies non pas comme inspirées, mais faites de mots", écrit ainsi Adorno à Benjamin dans une lettre du 18 mars 1936. 
Le mot-matériau, s'il pointe l'absence de la chose référée ("Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets" (44) possède en lui la puissance euphorisante de faire jaillir la multiplicité. Il porte la richesse infinie - virtuelle et hasardeuse - de mondes (encore) inconnus par nécessité. C'est là la conclusion pratique, productivement labyrinthique à laquelle Borges aboutira mieux peut-être que tout autre. La non-coïncidence du mot et de la chose, loin d’accepter l'impuissance, la mort abstraite ("ce néant qui circule quand on parle", selon le terme employé par Foucault dans son Raymond Roussel) signerait plutôt la mort des seules limite, unité, et identité figées. En sorte qu'elle constituerait l'anti-nihilisme même, aux sens nietzschéen et non-nietzschéen (45).
Cette notion de nihilisme mérite d'ailleurs ici une recontextualisation évidente. Les liens de Mallarmé – incontestables – avec l'Anarchie politique de son temps ont souvent été étudiés (46). Que Mallarmé eût été ou non cet anarchiste des lettres que certains dépeignent, voire le correspondant littéraire (volatilisant les codes de langage établis comme d'autres volatilisaientphysiquement leurs ennemis de classe) du terrorisme anarchiste des années 1890, il n'en reste pas moins que la distinction des nihilismes opère encore ici. Nietzsche, qui ne s'embarrasse guère de nuances, qualifie, on le sait, de nihilisme tout anarchisme, surtout peut-être celui qui, le moins explicitement et consciemment morbide, prétend justement construire, "bâtir" - contre la sanglante décadence bourgeoise - "des cités idéales". 
Mallarmé, s'il sympathise objectivement avec l'Anarchie au moment du Coup de dés, serait quant à lui davantage séduit par son courant le plus noir, le plus désespéré, à la fois le moins programmatique et le plus violemment inconciliable, prônant un chaos individualiste, crypto-aristocratique (celui de la propagande par le fait) aussi froidement détaché, en son obsession méthodique et amorale, que l'exécution poétique à laquelle le poète aspire (47). D'un autre côté, un tel nihilisme appliqué à une société bourgeoise constituant à ce point, pour Mallarmé et ses amis (Villiers, en particulier) la négation de toute humanité, ne constituerait-elle pas une forme subreptice de double négation réintroduisant ainsi, au beau milieu de la catastrophe sublime, l'idéalisme dialectisant soupçonné par Deleuze ?
Il semble, au fond, que partout, Mallarmé se dérobe, et que cette dérobade perpétuelle même fournisse toute sa richesse de non-identité, ou en d’autres termes de non-contemporanéité active, en somme : d'impersonnalité. Mallarmé fut, assurément, de son temps et politique. Il répugna, cependant, à l'individuation trop marquée, à tout choix décisif – extérieur et intelligible – qui eût risqué de trop le déterminer. À l'issue de la très grave crise de Tournon qui le voit, dans les années 1860, essayer désespérément d'achever son Hérodiade, il confie à ses amis qu'il a manqué basculer dans la folie mais que, désormais guéri, il entend à présent, suivant les conditions qu'il choisira, participer à la marche du monde en tant qu'impersonnel (48). Cette impersonnalité résulte donc d'une crise salutaire, d'une crise, à strictement parler, de croissance, ou encore d'une renaissance, d'un éternel retour du jeu enfantin. On retrouve ici l’écho du Nietzsche anti-wagnérien : héros de la santé, laquelle procéderait pour lui, avant tout, de l'éloignement méthodique, vigoureux, affirmatif, de tout ce qui déprime et affaiblit. Chez Mallarmé, la santé a sans doute partie liée avec une forme de mort assumée. La santé renonce – pour s'édifier – à la spécialisation de partie (de Parti), à l'optimisation organique. Mallarmé, corps sans organe, renonce au monde pour pouvoir mieux fluctuer en lui, par amour pour lui, et certitude qu’ainsi, la vérité de son être sera correctement aperçue et atteinte : "Le monde est l'ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l'homme." (49)


***
Notes

[1] Lesdites ressemblances premières mettent "en jeu tout l'appareil des images." (Nietzsche et la philosophie, p. 36).
[2] "Le paradoxe apparaît comme destitution de la profondeur, étalement des événements à la surface, contre la vieille ironie, art des profondeurs ou des hauteurs. Les Sophistes et les Cyniques avaient déjà fait de l'humour une arme philosophique contre l'ironie socratique, mais avec les stoïciens l'humour trouve sa dialectique, son principe dialectique et son lieu naturel, son pur concept philosophique. Cette opération inaugurée par les Stoïciens, Lewis Carroll l'effectue pour son propre compte (...) le début d'Alice (...) cherche encore le secret des profondeurs (...). À mesure que l'on avance dans le récit pourtant, les mouvements d'enfoncement et d'enfouissement font place à des mouvements latéraux et de glissement (...). Profond a cessé d'être un compliment. Seuls les animaux sont profonds ; et encore non pas les plus nobles, qui sont les animaux plats (...). Il n'y a donc pas des aventures d'Alice, mais une aventure : sa montée à la surface, son désaveu de la fausse profondeur, sa découverte que tout se passe à la frontière. C'est pourquoi Carroll renonce au premier titre qu'il avait prévu, "Les Aventures souterraines d'Alice." (Logique du sens, Minuit, 1969, pp. 19 et suivantes).
[3] "Il n'est pas jusqu'à l'athéisme de Mallarmé qui ne soit un curieux athéisme, allant chercher dans la messe un modèle du théâtre rêvé : la messe, non le mystère de Dionysos..." (op. cit., p. 38).
[4] "On ne saurait exagérer les ressemblances premières entre Nietzsche et Mallarmé." (Deleuze, op. cit., p. 36. Et en note 3 : "Thibaudet, dans La poésie de Stéphane Mallarmé (p. 424), signale cette ressemblance. Il exclut, à juste titre, toute influence de l'un sur l'autre." On a déjà signalé quel avait été l'agent primitif essentiellement extérieur (l'intervention de Valéry) d'une telle "exclusion."
[5] Nietzsche et la philosophie, p. 37.
[6] Le plus bel hommage - négatif - rendu à cette interprétation serait peut-être l'attitude d'Alain Badiou, radicalement opposé au nietzschéisme et installant de fait Nietzsche-Deleuze dans un éloignement irréductible vis-à-vis de Mallarmé. Pour Nietzsche-Deleuze, explique Badiou dans son Manifeste pour la philosophie, " guérir du platonisme, c'est guérir de la vérité." Le mathématisme de Mallarmé est dès lors, à l'inverse, conçu comme antidote au nihilisme. Il est intéressant de constater que le trajet badiousien (en regard de l'adoucissement des positions deleuziennes : de la fin progressive - chez Deleuze - de cette opposition mallarméenne selon lui tranchée entre hasard et nécessité), sera littéralement contraire.
[7] Une telle contestation est par exemple le fait de Thierry Roger, dans sa grande thèse de doctorat sur le Coup de dés : "Dans le poème de Mallarmé, contrairement à ce qu'il [Deleuze] énonce, il n'y a pas un lancer terrestre puis une chute des dés célestes, mais deux lancers : l'un qui aurait pu avoir lieu, l'autre qui aurait eu lieu, mais sur un autre plan, le tout placé sous le signe de l'hypothèse ("soit que" pour le Maître, "peut-être" pour la constellation)". Mais les choses sont encore plus compliquées. Car si Roger reconnaît bien, en premier lieu, que l'unicité de lancer irait, certes, à supposer qu'on la reconnaisse (ce qui, donc, n’est pas le cas) dans le sens deleuzien d'un dualisme mallarméen, un peu plus loin, il relativise ce dualisme au nom de l’existence, selon lui, d'un simple "lien métaphorique entre l'oeuvre et la constellation". Un lien se faisant plutôt "sur le mode du double inversé, ce qui empêche une identification complète entre les deux." En sorte que "ce possible dualisme mallarméen peut être à son tour questionné, ce que la tradition critique n'a pas manqué de faire depuis longtemps." (Thierry Roger, L’archive du Coup de dés. Étude critique de la réception de Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, de Stéphane Mallarmé (1897-2007),Thèse de doctorat, 2008, puis Classiques-Garnier, 2010, p. 428).
[8] Ibid., p. 38.
[9] Claudel, Mémoires improvisés, Gallimard, 1969, p. 78. Pascal Durand note cependant l'insistance régulière inverse de Mallarmé à attaquer précisément la fonction référentielle de la langue, son "vouloir-devoir dire" ("La Destruction fut ma Béatrice", Mallarmé ou l'implosion poétique, RHLF, mai-juin 1999, p. 379.)
[10] Chez Deleuze, volonté de vouloir et volonté dialectique vont de pair. La négation, la sortie de soi des choses acheminant vers leur vérité, d'un côté, contre la grande affirmation nietzschéenne de l'autre : " Nous devons demander : qu'est-ce que veut le dialecticien lui-même ? Qu'est-ce qu'elle veut, cette volonté qui veut la dialectique ? (...) C'est l'esclave qui ne conçoit la puissance que comme un objet d'une recognition, matière d'une représentation, enjeu d'une compétition, et donc qui la fait dépendre, à l'issue d'un combat, d'une simple attribution de valeurs établies. " (Nietzsche et la philosophie, p. 11). Deleuze ne peut évidemment ignorer l'hégélianisme supposé de Mallarmé, relevé par moult critiques. Mais significativement, au moment de citer Jean Hyppolite, il ne relève pas le jugement imparable de ce dernier quant au Coup de dés : le poème correspondrait, certes, à la Logique de Hegel, mais une Logique rongée par le doute, "devenue sa propre mise en question" (Le Coup de dés et le message, Figures de la pensée philosophique, PUF, p. 878). La thèse d'un idéalisme mallarméen (hégélien, donc) se trouve là sérieusement battue en brèche. 
[11] Nietzsche et la philosophie, p. 26.
[12] Ibid., p. 28.
[13] J.-C. Martin, La philosophie de Gilles Deleuze, Payot, 1993, p. 138.
[14] Séminaire du 21 janvier 1986.
[15] Nietzsche et la philosophie, p. 38.
[16] Ibid.
[17] Gardner Davies, pour ne citer que lui, étudiant les variations typographiques, les jeux de ponctuation et de syntaxe dans le Coup de dés, note ainsi : "Il est évident que Mallarmé n'était pas entièrement insensible au côté un peu puéril de ces jeux anciens" (Vers une explication rationnelle du Coup de dés, Corti, 1963, p. 61).
[18] Voir ci-dessus notre note n° 7.
[19] Il serait, certes, absurde de poser qu'en 1962, le coup de dés unique s'opposait mécaniquement et extérieurement à toute multiplicité. C'est plutôt l'espérance statistique du mauvais joueur, placée dans quelque " loi des grands nombres " que récusait alors Deleuze, postulant un retour éternel du lancer unique victorieux (voir Nietzsche et la philosophie, p. 31, voir également notre note 27). Reste l'indéniable regain de sympathie deleuzienne que nous percevons ici thématiquement, le temps aidant, à l'égard de Mallarmé. Dans Logique du sens, par exemple, il ne sera plus question, à son sujet, d'un "coup de dés revu par le nihilisme", mais de "ses séries multiples intérieures douées de singularités (feuillets mobiles permutables, constellations-problèmes), sa ligne droite à deux faces qui réfléchit et ramifie les séries (...), et sur cette ligne le point aléatoire qui se déplace sans cesse, apparaissant comme case vide d'un côté, objet surnuméraire de l'autre (hymne et drame, ou bien "un peu de prêtre, un peu de danseuse" (souligné par nous, in Logique du sens. Du jeu idéal, p. 81).
[20] Comparer par exemple Nietzsche et la philosophie, pp. 42-43 et Logique du sens, p. 76 : "Quelle tricherie dans le pari moralisateur de Pascal, quel mauvais coup dans la combinaison économique de Leibniz."
[21] Séminaire du 21 janvier 1986, consacré à Foucault.
[22] À strictement parler : " Les coups ne sont donc pas réellement, numériquement distincts. Ils sont qualitativement distincts, mais tous ont les formes qualitatives d'un seul et même lancer, ontologiquement un." (Logique du sens, p. 75). La pure projection nihiliste vers un autre niveau de l'être, intelligible - du genre de celle dont il était question dans Nietzsche et la philosophie - a vécu. Nous sommes tous, en quelque manière, mallarméens.
[23] Le changement décisif, chez Deleuze, intervient en 1968-69, entre Différence et répétition et Logique du sens. Le premier de ces ouvrages tolère encore malaisément le rapprochement de Nietzsche et Mallarmé, à l'aune d'un jeu " dont Héraclite parle peut-être, celui que Mallarmé invoque avec tant de crainte religieuse et de repentir, Nietzsche avec tant de décision " (op. cit., p. 362). Mais Logique du sens définit désormais clairement le jeu " idéal " comme étant " le jeu de Mallarmé ", jeu de " hasard insufflé et ramifié " (p. 80-81), et en décrit ainsi le fonctionnement très nietzschéen : " Chaque coup émet des points singuliers, les points sur les dés. Mais l’ensemble des coups est compris dans le point aléatoire, unique lancer qui ne cesse de se déplacer à travers toutes les séries (...). L’unique lancer est un chaos, dont chaque coup est un fragment. Chaque coup opère une distribution de singularités, constellation." (Logique du sensop.cit, p. 75-76). Dans les années suivantes, comme on l'a vu déjà, l'assomption deleuzienne du " toute pensée émet un coup de dés " non seulement ne posera plus de problèmes mais posera justement un nombre de problèmes infini, ce qui, pour Deleuze, caractérise la pensée même. Voir également, ci-dessus, la note 19.
[24] "Le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel..." (G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 269).
[25] Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 39.
[26] Ibid., p. 37 (note 1).
[27] Ibid., p. 31.
[28] La philosophie de Gilles Deleuzeop. cit., p. 149.
[29] Ibid., p. 151.
[30] Sont convoqués à cette fin des passages notamment extraits du Zarathoustra et de la Volonté de Puissance (Deleuze, Nietzsche et la philosophieop. cit., pp. 30-32). Thierry Roger, dans son admirable thèse, en fournit bien d'autres, issus du Gai Savoir (op. cit., p. 424 et suivantes) avant de relever une indéniable ambivalence de Nietzsche sur cette question.
[31] Nietzsche, Ainsi parlait ZarathoustraOeuvres, Laffont, 1993, T.2, p. 392.
[32] La Volonté de puissance, Gallimard, 1995, T.2, p. 29.
[33] Thierry Roger souligne cet aspect volontariste de la poétique mallarméenne en relevant deux expressions pour nous éloquentes : " l'homme est réduit à la volonté " (tirée des Notes sur le langage) et surtout ce très cartésien : " je veux être donc je suis " (Igitur). Il nie, cependant, qu'un rapprochement avec Nietzsche s'en trouve absolument facilité (op. cit, p. 427).
[34] Lettre au Castor, 1948.
[35] Cette ambivalence se retrouve, par exemple, dans l'expression " l'instinct de ciel en chacun " (Oeuvres complètes, op. cit., T2, p. 74), où Mallarmé semble faire sa part égale au désir (ou à la pulsion) autant qu'à la liberté, au sens kantien.
[36] Lettre de Valéry à Pierre Louÿs, 26 mai 1897.
[37] L. J. Austin, "Introduction" à MallarméCorrespondance, T.9, p. 13 (in Thierry Roger, op. cit., p. 267.)
[38] Valéry, Œuvres, t. I, p. 626.
[39] Ibid., p. 624.
[40] Mockel, Stéphane Mallarmé, un héros, Paris, 1899, p. 198.
[41] Garcia Bacca, La conception probalistique (sic) de l'univers chez Mallarmé, 1948, p. 89.
[42] Dans ce texte, les positions nietzschéennes et mallarméennes se trouvent articulées plutôt qu'opposées : " L'entreprise de Mallarmé pour enfermer tout discours possible dans la fragile épaisseur du mot, dans cette mince et matérielle ligne noire tracée par l'encre sur le papier, répond au fond à la question que Nietzsche prescrivait à la philosophie (...). À cette question nietzschéenne : qui parle ? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que ce qui parle, c'est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même - non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire." (Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 317).
[43] Deleuze-Guattari, Mille plateaux. De la ritournelle, Minuit, 1980, p. 383.
[44] Mallarmé, Crise de vers, in Poésies et autres textes, Le livre de poche, 2005, p. 361.
[45] Voir ci-dessus notre note n° 6 relative à Badiou. Sur ces questions, on pourra aussi se reporter à notre billet Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort. 
[46] On se référera à l'étude de Thierry Roger intitulée Art et Anarchie à l'époque symboliste : Mallarmé et son groupe littéraire (voir ici : http://www.fabula.org/colloques/document2443.php#).
[47] Ce que Sartre qualifie, en une jolie formule, de "terrorisme de la politesse" mallarméen (Mallarmé. La lucidité et sa face d'ombre, Gallimard, 1986, p. 151).
[48] "Je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi." (lettre à Cazalis, 14 mai 1867).
[49] Deleuze, Critique et clinique, La littérature et la vie, Minuit, 1993, p. 14. La suite immédiate du passage est celle-ci : "La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé : non pas que l'écrivain ait forcément une grande santé (il y aurait ici la même ambiguïté que dans l'athlétisme), mais il jouit d'une irrésistible petite santé qui vient de ce qu'il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l'épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu'une grosse santé dominante rendrait impossibles. De ce qu'il a vu et entendu, l'écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés. Quelle santé suffirait à libérer la vie partout où elle est emprisonnée par et dans l'homme, par et dans les organismes et les genres ? "

5 commentaires:

  1. Et si tout cela ne nous aidait pas à vivre, ni même à penser, ce qui serait pire... Avez-vous songé à cette hypothèse, beau Moine ?

    Aloïse

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce n'est hélas ! - nous semble-t-il - pas qu'une hypothèse.

      Supprimer
  2. Rien pipé, mais tant qu'on tape sur les deux D de la française théorie ça m'va.
    421 bizs partout

    RépondreSupprimer
  3. Cher moine,



    Je n'ai pas les connaissances nécessaires à une bonne lecture de votre texte.



    Mais je n'en éviterai pas moins de vous faire part des quelques réflexions confuses et des interrogations dans lesquelles je me laisse entraîner.



    Je m'interroge sur ce qui poussait Deleuze à confronter son savoir, ses méthodes, à des oeuvres poétiques ou littéraires.

    Que de grands philosophes, de grands savants, visant la saisie de la totalité du monde, veuillent montrer la puissance explicative de leurs systèmes en l'appliquant à l'art, il en résulte quelquefois de belles études : mais pour Deleuze, comment ne pas penser aux critiques d'Annie Lebrun moquant le style désespéremment univertaires (et la subversion subventionnée) de nos modernes philosophes ?



    Il y a longtemps, j'avais lu une de ses études, écrite je crois avec Guattari, sur Kafka. Je venais de lire (et d'avoir apprécié) un texte d'Eisenstein sur l'art d'écrire des récits, de raconter des histoires, de faire des films passionnants. Il donnait en exemple bien sûr ses films, et aussi ceux de son maître pour le récit filmé, Griffith (ne pas le réduire à Naissance d'une nation ou à Intolérance, il faut voir avec quelle rigueur il déroule des récits intimistes). En résumé, l'auteur devait le concevoir comme montage d'attractions. A cette lumière (ou cette méthode d'analyse), leur commentaire de Kafka m'avait paru charlatanesque (c'est vrai, je ne rappelle là que de vagues impressions).



    Chercher dans le vouloir dire la volonté de puissance, n'est-ce pas une des obsessions des french theoreticians ? Et n'est-ce pas à mille lieux de la grande poésie ?

    Confusément, j'irai plutôt chercher la liberté dans la perfection, dans l'adéquation de l'expression avec ce qui veut (ou qui doit ?) s'exprimer; je verrai dans l'expression (dans le langage) l'élévation à la conscience de nos émotions, les faire vivre et en jouir.





    Dans Rhumbs, Paul Valéry écrivait que "chez Mallarmé et quelques autres, paraît une tendance à former des discours non humains, et en quelques manières, absolus, - discours qui suggèrent je ne sais quel être indépendant de toute personne, - une divinité du langage, - qu'illumine la Toute-Puissance de l'Ensemble des Mots. C'est la faculté de parler qui parle; et parlant, s'énivre; et ivre, danse". "La litterature n'est rien de désirable si elle n'est un exercice supérieur de l'animal intellectuel. [...]. L'intelligence doit être présente; soit cachée, soit manifestée. Elle nage en tenant la poésie hors de l'eau".

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La chose vous étonnera peut-être, cher André, mais ce Kafka de Deleuze compte parmi l'une de ses rares productions nous ayant intéressés au-delà de quelques pages - et quelques-unes des fameuses formules "rhizomatiques" ayant fait la gloire copulaire 70's de DG.
      La raison ? Sans doute cette idée qui s'y trouve du grand écrivain " symptomatologue " collectif d'une époque et d'une souffrance ("minoritaire", chez Kafka, en l'occurrence) et aussi d'une capacité, reconnue par Deleuze, à pouvoir pénétrer le système (le "terrier" dirait Gilou) littéraire depuis n'importe quel point d'entrée. Étrange réminiscence "micrologique" hégélienne (adornienne, benjaminienne... peu importe). Quant à l'intérêt deleuzien pour l'art, la technique, etc, bref tout le secteur extra-philosophique, repoussé d'ordinaire avec mépris par la philosophie philosophante, ma foi le projet en lui-même ne paraît pas non plus absurde.
      Ceci étant, nous conchions bien évidemment le deleuzisme, le foucaldisme et autres différencialismes d'état comme les sinistres idéologies universitaires et dominantes qu'elles sont. Bien à vous.

      Supprimer