dimanche 3 janvier 2016

L'estampe visionnaire (1) Critique de la raison disparate


L'exposition L'estampe visionnaire : de Goya à Redon, se tient encore au Petit-Palais de Paris jusqu'au 17 janvier 2016.  Il est possible qu'à cette date - l'amour du salafisme pour la culture bourgeoise étant ce qu'il est - le Petit-Palais n'existe plus que sous la forme risible d'un tas de cendres fumantes, parsemées de débris humains. Dans le  cas contraire, il vous en coûtera, lectrices, Lecter, Hannibal, la somme royale de dix euros si vous êtes fortuné. Et quant aux misérables et crasseux éventuellement tentés par l'aventure, qu'ils se rassurent en apprenant ici avec bonheur, et à titre d'exemple archétypal, que ladite exposition se trouve très généreusement gratuitement ouverte aux chômeurs parasites de la société, y compris aux bi-nationaux en voie de radicalisation avérée. Nous suggérons néanmoins à ces derniers de courir en profiter au plus tôt, tant il est vrai que «cette vie est un songe» (Calderón), où l'expérience révèle, décidément sans retard, que «tout passe, et tout casse, et tout lasse : le désir, le plaisir, se diluent dans l'espace» (Johnny Hallyday).

Dans l'air du temps.

Nous sommes bien obligés, pour commencer, de reconnaître que maintes oeuvres scandant cette exposition L'estampe visionnaire furent, ces dernières années, déjà aperçues (et goûtées) de nous en diverses salles et occasions. Mais tandis que, persifleurs sinistres, nous avons souvent insisté ici même sur la vanité régulière de ces fameux fils directeurs thématiques foireux régissant en France le projet des commissaires d'exposition patentés, dès lors que ceux-ci s'intéressent au «rêve», à la «mélancolie», à la «décadence», à l' « inquiétante étrangeté », etc, bref : à tout ce que nous sursumerons aujourd'hui sous le syntagme dérisoire de préoccupation imaginaire (à dominante romantique ou symboliste), il nous faut bien nous rendre à une certaine forme d'évidence : la préoccupation en question conquiert désormais, bon an mal an, un public amateur quasiment autonome, au point que les grands accolages monstrueux et disparates  (genre : Max-Ernst-et-Marie-Laurencin-qu'on-va-vous-expliquer-en-quoi-au-juste-ils-sont-identifiables), s'ils n'ont bien entendu pas complètement disparu, nous font globalement ces temps-ci des vacances exquises, ponctuées de blocs esthétiques à peu près cohérents, et dont les commentaires ordinaires et l'herméneutique de troisième cycle qui les accompagnent savent parfois se faire admirablement discrets. Au reste, le tout serait-il jamais autre, en l'espèce, que de savoir au juste qui sponsorise l'affaire : quelle marque, voulons-nous dire, de champagne, quel groupe de bâtiments et travaux publics, quelle compagnie d'assurances ? N'apprendrait-on ainsi point réellement à la toute fin seulement d'une pérégrination symbolico-extatique de ce genre (dans la dernière salle de tel musée : sur le mur dit des hommages et crédits) la teneur réelle du mouvement historique l'ayant probablement suscitée de manière pré-consciente ? En sorte que le discours idéologique antécédent ayant guidé chaque pas de notre sublime parcours esthétique ne recouvrirait plus à terme - renseignement pris - comme tout ce qui concerne ce monde de la culture désormais moribond, qu'une valeur propédeutique, effectivement pédagogique. Attachée, essentiellement, au contenu suivant (soyez bien attentifs) :

1°) L'homme, toujours dans son histoire, fut insatisfait de son sort.
2°) Toujours, l'homme, s'en remit, par là même, au libre pouvoir constitutif de sa raison, autrement dit à la révolte légitimée.
3°) Toujours, cette révolte rationnelle occasionna, ensuite, chez l'homme, de terribles et cruelles désillusions.
4°) L'erreur, cependant, et l'impuissance de la raison demeurent toujours humaines, autant que d'autres traits faisant, eux, de manière plus enthousiasmante la spécificité de notre glorieuse condition : le besoin, par exemple, de venir flâner, au coeur même de l'effondrement sanglant et ignominieux du capitalisme, en ce début d'année 2016, parmi une exposition artistique du Petit-Palais de Paris.

Critique de la raison disparate : Goya

Il ne s'agit évidemment pas ici de dénoncer un complot entendu. Les commissaires artistiques ne se réunissent point en secret, la nuit venue, au sein d'appartements conspiratifs, dans le but de rédiger quelque obscur Protocole des Sages d'exposition visant à soumettre le public cultivé, dès sa plus tendre enfance, à l'influence subliminale de l'idéologie capitaliste. Ce que nous pensons, en revanche, c'est qu'une telle idéologie s'accommode inconsciemment fort bien de ce recours thématique régulier à la préoccupation imaginaire, laquelle offre l'occasion cathartique récurrente de certaine confrontation stratégique décisive, celle opposant les deux modalités de la raison : la rationalité instrumentale et les Lumières révoltées.


Il se trouve que Füssli, et surtout Goya, sous le patronage desquels L'estampe visionnaire est placée (Des Caprices et Disparates de 1815-1823, ainsi qu'une reprise du Cauchemar füsslien, datée de 1782, trônent dès la première salle, une autre variation autour de cette dernière oeuvre - une gypsographie de Pierre Rode, datant de 1894 - étant visible un peu plus loin), incarnent le lieu d'un tel combat, d'une telle opposition, d'une telle «disparation» de la raison, pour le dire en termes deleuziens. Deleuze récupère, d'ailleurs, ce terme et ce concept de «disparate» chez Simondon, lequel n'ignorait sans doute point, à son tour, l'usage particulier que Goya en avait primitivement fait. Le disparate goyesque (ou goyen, si vous préférez réserver le terme de goyesque à Chantal Goya, ce que nous comprendrions fort bien) procède, exactement comme chez Simondon, d'un accouplement problématique d'éléments à la fois incompatibles et productivement réunis. Pas de dialectique résolvant, comme chez Hegel, l'affrontement dans un dépassement commun des termes en présence, mais plutôt l'apparition d'un nouveau stade problématique maintenant les deux éléments de départ dans leur intégrité et leur paradoxale co-existence déséquilibrée. Chez Simondon, ce sera, par exemple, l'explication de la naissance de la vision en volume, suscitée par le cerveau pour régler ainsi (par le haut, en quelque sorte) le problème de la vision binoculaire (chaque rétine recevant une image en deux dimensions ne pouvant s'accorder avec l'autre - du fait de l'écart de parallaxes - pour former une image unique, avant l'intervention, donc, du cerveau créant à cette fin la profondeur et le volume).


Chez Goya, ce sera ses visions monstrueuses : des créatures mixtes, chimères disparates et aberrantes, non-viables mais ne s'effondrant pourtant point dans cette identité problématique, au contraire. Car chez Simondon comme chez Goya, le problème, d'une certaine manière, soutient la vie. Et pour ce qui concerne Goya, sans doute conviendrait-il même de parler d'un projet de maintien thérapeutique de la vie, de résistance - par le problème lui-même amené à la conscience (à l'existence picturale) - au suicide, ou à l'effondrement définitif dans la maladie mentale. Ce risque de folie, dont l'aperception politique signale le génie spécifique de Goya, est lié au statut disparate, aperçu par lui, de la raison et de ses pouvoirs. Goya fut à la fois un progressiste, un homme des Lumières et un homme de cour, lié par ses obligations professionnelles à l'Absolutisme espagnol. Lorsque les Lumières révolutionnaires, par l'entremise des armées bonapartistes, pénètrent en Espagne afin d'en chasser les Bourbons, Goya ne peut évidemment, dans un premier temps, que se réjouir de l'événement. Les Français - et leurs affidés locaux - donneront, par exemple, à l'Espagne une constitution (en 1812), abolissent aussitôt l'Inquisition, etc (voir, à ce sujet, la fin du conte de Poe Le Puits et le pendule, quasiment contemporain et porteur des mêmes interrogations, du même romantisme disparate) : bref, tous actes que Goya, en tant qu'Aufklärer anticlérical, par ailleurs attaché aux liberté, génie et inventivité populaires, ne peut que célébrer. Très vite, cependant, il apparaît que l'occupation rationnelle-lumineuse de l'Espagne se trouve changée en son contraire, à savoir une débauche de violence et de barbarie, en un triomphe absolu des pires instincts homicides et tortionnaires, devant lesquels Goya, comme tout un chacun, alors (simplement, peut-être, plus intensément que tout un chacun) reste sidéré et fasciné, y consacrant, comme on sait, ses fameux Désastres de la Guerre. Sans connaître ces derniers, ni la situation particulière du progressiste Goya, le romantique réactionnaire Barbey d'Aurevilly, dans son extraordinaire À un dîner d'athées aura, lui aussi, ressenti ces choses, la force précise de cette contradiction, fournissant maintes images terribles desdits massacres espagnols, ayant d'ailleurs été le fait des deux camps : celui des «Lumières» autant que de la guérilla, soutenue par l'obscurantisme et donc révélatrice (exactement comme dans l'Allemagne romantique de la même époque, également en guerre contre Napoléon) de l'essor nécessairement disparate d'une conscience nationale et populaire. Raison pour laquelle le romantisme en général, au-delà de ses avatars de gauche ou de droite, présente toujours spontanément un intérêt critique, variable, certes, mais fondamental, dans ses attaques de l'univocité mythologique de la raison progressiste, soumis, notamment, par le romantisme à la relativisation ironique et féroce (permettant l'essor du sens et des études historiques, comme chez Burke) du «nouveau» : du très «radicalement nouveau» faisant table rase d'un non moins illusoire «radicalement ancien». Il n'est jamais à proprement parler, telle est la leçon romantique, d'Ancien Régime, pas plus que de Lendemains qui chantent (du moins qui chanteraient exclusivement des chansons de gaieté et de bonheur niais, bovin et arcadien...). Cette vérité cruciale aura évidemment été tragiquement manquée par les critiques marxistes économico-progressistes et staliniens du mitan du vingtième siècle, fermes tenants de la thèse absurde d'un irrationalisme réactionnaire indécrottable du romantisme. Un tel mépris aura, selon Ernst Bloch, directement contribué à asseoir le triomphe fasciste.

Illustration pour Le puits et le pendule, Alphonse Legros, Eau-forte,1861. 

Telle est, en attendant, la difficulté insondable (menaçant littéralement, chez Goya, de dégénérer en folie pure) de cet aspect éclaté de la raison. Hölderlin fut, par cet éclatement, vaincu et écrasé. La raison libère, mais libère, à l'occasion et au nom des Lumières même, certaines forces obscures (comme diraient les deux Georges : Lucas et Lukács) absolument terrifiantes. Comment, tout en restant attaché à la raison en son versant émancipateur, rendre compte, alors, de cette barbarie sur laquelle elle s'appuie techniquement ? Cette barbarie, une fois encore, serait-elle spécifique ou simple avatar moderne d'un archaïsme jamais éradiqué parce que non-éradicable ? Un romantique conservateur ou réactionnaire (du genre de Barbey ou de Carlyle) pencherait certainement, par haine tropique du Tiers-État, pour la première solution. Mais de manière générale, on l'a dit, le romantisme tout entier se voit traversé douloureusement par cette disparation, et par l'impossibilité de répondre, de choisir clairement, lui étant consubstantielle. Freud n'était alors point disponible pour penser divers états également légitimes, suivant leur modalité, de l'existence intérieure humaine. Marx non plus, quant à l'aspect dialectique d'une telle césure. Rien ne pouvait soutenir, dans l'affrontement théorique et existentiel de ce problème, un romantisme déchiré dont les plus grands noms, rappelons-le (n'en déplaise, pour le coup, à Lukács), se trouvèrent politiquement associés aux idées de la Révolution Française. L'évolution contradictoire de celle-ci fut donc aussi la leur, eux pour qui la contradiction elle-même ne portait point de statut positif (un statut dont Hegel, seul, put enfin accoucher, après sa période francfortoise, et dans un silence de mort). En sorte qu'une telle évolution ne forma jamais, pour eux, qu'un indicible chemin de doute et de désespoir : un sauve-qui-peut (en l'occurrence, un comprend-qui-peut) individuel. William Blake, pro-français jusqu'en 1793, s'abolit ensuite dans le mysticisme théosophique (toujours fidèle, là, d'une certaine manière, au besoin rationnel et formel), lui dont l'enthousiasme révolutionnaire initial et la critique annexe du monde rationnel industriel, de ses «sombres usines démoniaques» (dark Satanic mills), s'accompagnaient, loin d'un simple passéisme, d'une rage utopique-futuriste uniquement destinée à s'apaiser «lorsque nous aurons construit Jerusalem / dans une Angleterre verdoyante et agréable» (préface au Milton, Poems and Prophecies). Füssli, explorateur de l'épouvante et du cauchemar, saluait, lui, dans la prise de la Bastille : «une époque grosse des aspirations les plus gigantesques, secouée par les convulsions résultant de la mort des vieux empires, tandis qu'une force sans exemple fait tressaillir l'esprit de fond en comble et suscite la sympathie universelle». Son Rêve du berger (1793), décrivant la disparition progressive, à la faveur de l'intensité croissante de la Lumière révolutionnaire, des monstres infernaux ennemis du genre humain, voués à retourner peu à peu à l'obscur (au Tartare politique de l'obscurantisme), inspirera directement le Caprice goyen de 1799, celui que nous allons maintenant évoquer. Goya, pour sa part, n'invente, lui, rien moins (on l'a évoqué) qu'une forme de psychanalyse picturale accueillant chez lui, en lui et pour lui seul, les horreurs et créatures étranges de son âme, lesquelles trouvent ainsi droit de cité (ses Pinturas Negras clandestines et autres Disparates restant cachées, ou ornant secrètement les murs de son domicile de Manzanares, la «Quinta del Sordo», n'étant en tous les cas jamais montrés publiquement, par désir thérapeutique de purgation individuelle autant que crainte, bien compréhensible, de la répression politique suivant l'effroyable retour au pouvoir des absolutistes espagnols). C'est donc bien ici l'évolution sordide, désespérante, complexe, surtout, jusqu'à l'incompréhensible, de la réalisation historique (trahie ?) des promesses de la raison et de ses Lumières françaises, au sein du processus révolutionnaire puis impérial, tragique (jusqu'à la Restauration), qui tient le premier rôle. Comment comprendre l'incompréhensible ? Comment ne pas désespérer, définitivement, de la raison, de toute raison ? Deux Disparates de 1819 (Disparate volante et Disparate de frayeur) voisinent, à l'exposition L'estampe visionnaire, avec le fameux Caprice n°43 de 1799 intitulé Le sommeil de la raison engendre des monstres (ci-dessous). Cette traduction française est évidemment critiquable, autant, par exemple, que la traduction anglaise ordinaire des «Disparates» (le terme est de Goya) par «Follies». La phrase-titre espagnole du Caprice commence, en effet, par : «El sueño de la razon», soit le songe, le rêve tout autant que le sommeil.


Tout se joue ici. Est-ce la raison qui s'endort et rêve, ou bien le corps ? Un tel dualisme, au fond, est-il tenable ? Le songe revêt-il seulement la fonction de protecteur d'un sommeil physiquement réparateur, ne procède-t-il, à cette fin, que d'une transformation productive des diverses impulsions venues de l'extérieur (une envie d'uriner, la faim, la soif) en éléments oniriques tranquillement intégrés à ce processus de réparation organique continué ? En d'autres termes, la mauvaise conscience enchaînée, comme disait Marx, n'aspire-t-elle vraiment, dans le surgissement du rêve, qu'à dormir du sommeil le plus lourd, le plus inefficace, le moins pratique ? On connaît la différence des thèses de Bergson et Freud concernant le rêve et l'inconscient : pour Bergson, dans le rêve, la concentration de la mémoire tendue vers l'action propre à l'état de veille (sélection des seuls souvenirs utiles, les autres restant dans l'ombre) n'ayant littéralement plus de raison d'être, alors les images emmagasinées, placées, pour ainsi dire, au chômage technique, sitôt décongestionnées s'extériorisent, se détachent en désordre les unes des autres, d'où le caractère confus et disparate, dans cette théorie, des rêves. Pour Freud, au contraire, la raison - quelque nom qu'il lui donne - n'interrompt pas son travail durant le rêve, l'objectif libérateur d'accomplissement de certaines actions interdites dans l'état de veille (le pouvoir de la censure, dans le sommeil, étant simplement réduit) se voit inlassablement poursuivi, quoique travesti, dissimulé, clandestin, guerrillero. La raison est toujours la même, bien que double. La raison, toujours, travaille dans un même (?) but. Chez Goya, elle comprend, semblablement, une face onirique, une face rêveuse, dans laquelle elle n'abdique pas ses prérogatives libératrices, mais continue son activité sous d'autres formes, d'autres formes rationnelles, celles de la raison du rêve toujours occupée à bâtir : en l'espèce, par delà (ou à travers : en les trompant, en les contournant) morale et répression. Ce qui suggérerait, malgré cette dernière différence, dans l'émergence de tout processus intellectuel, la genèse fondamentalement sensible et même sensuelle de celui-ci : le rêve, en ses productions, n'étant au fond que la vérification empirique d'un autre fonctionnement rationnel possible, découplé des catégories strictement conceptuelles de la raison (causalité, déduction, abstraction, etc), et auquel Schiller donnait le nom évocateur d'«éducation esthétique», insistant bien, ainsi, sur sa dimension maintenue d'accroissement spirituel et humain. Il y aurait donc une raison des sens et du rêve autant que de l'entendement, ces diverses instances étant susceptibles d'entrer en conflit au gré de telle ou telle injonction sociale dominante, tel état différencié de développement social et politique. La raison serait ainsi plus dialectique que disparate, évidemment, si l'on accorde toute la place qu'ils méritent au conflit et à la répression relative (ou à la liaison) nécessaire des pulsions dans l'apparition de la Raison civilisée : celle des «Lumières» proprement dite, absolument inséparable de son autre face, sa face songeuse et obscure, selon l'hypothèse freudienne continuiste physiologico-psychologique (remontant, d'ailleurs, à la vérité, au Traité de l'âme d'Aristote, lequel Aristote postulait, lui, en outre, suivant les classiques grecs oniromanciens, une valeur prophétique du songe).
La supériorité politique de Goya et de Freud sur un Sade, par exemple, consiste donc dans le grand refus des deux premiers : un refus malgré tout (en dépit de toutes les déceptions de la civilisation et de la culture) du réductionnisme naturaliste, de tout primat assumé des pulsions animales sur la civilisation, le refus de toute préférence accordée, au nom de quelque authenticité, antériorité, ou vérité naturelles que ce soit, auxdites pulsions en regard d'une civilisation somme toute nécessairement répressive (au-delà des antipathies politiques de Freud et Goya pour les formes politiques réactionnaires de leur époque respective). Freud et Goya : deux Aufklärer invinciblement rationalistes, donc aussi forcément désespérés, pessimistes et solitaires (ajoutons, à cela, les souffrances physiques de Freud, martyrisé pendant dix ans par son cancer, ou la surdité torturante de Goya l'ayant isolé, comme Beethoven, d'un monde-tombeau cruellement refermé sur ses appétits). Ces pulsions monstrueuses présentées par Goya se trouveront bientôt - tel est notre temps, à nous - majoritairement socialement déterminées : une évolution que Goya, en dépit de sa fascination pour le folklore, la culture populaires, et parce que vivant encore dans un monde fortement classiquement familialiste (père authentique, individuel, dominant), ne pouvait imaginer, et que Freud, dans son refus conservateur de toute position sociologique critique, ne pouvait lui-même que laisser négativement suggérer. En sorte que Goya et Freud partagent, pour des raisons et selon des modalités différentes, la même conviction d'une anhistoricité, d'un archaïsme fondamental des pulsions, installé au coeur même de la raison, sans que ce rapport problématique de la pulsion à la civilisation ne souffre chez eux la moindre perspective de progrès, ni même de contingence historique dans sa définition : à un siècle exactement de distance (Goya dans ses Désastres de la guerre, Freud dans ses Réflexions sur la guerre et la mort), tous deux dressent simplement un constat identique, lequel demeure, répétons-le, dessous son caractère d'aporie même, un constat politique extrêmement précieux par les (mauvais) temps qui courent.
L'écho de ce déchirement traverse, en effet, toujours l'univers, ainsi qu'un problème persistant à nous être posé, et auquel la société bourgeoise actuelle nous somme - plus ou moins consciemment - de répondre dans son sens culturel : celui d'une célébration univoque de la seule raison raisonnable, tolérante, technique, entreprenariale, quantitative, face aux délires contemporains du fanatisme ou, selon le terme qu'elle préfère désormais employer, de l'extrémisme (stigmatisant aussi avantageusement sa possible remise en question rationnelle-onirique radicalisée).
Ce faisant, pourtant, au-delà de ses intérêts immédiats, elle ne s'aperçoit jamais - que ce soit au Petit-Palais ou ailleurs - qu'elle contribue à reproduire, par cette tendance répressive même, la force invincible du problème. C'est à cette force que nous devons, notamment, le regain d'intérêt, voire l'engouement disparate actuel croissant pour la culture «symboliste» (romantique), pour les diverses préoccupations imaginaires que celui-ci occasionne, et vérifie. Ces préoccupations qui fournissent, de fait, le terrain d'affrontement privilégié de latences et tendances contradictoires.

(à suivre...)















 

   

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