jeudi 28 janvier 2016

Disparate


Le disparate, c'est chouette !

Guerro

Valère Bernard, Guerro (1893-1895).

vendredi 22 janvier 2016

Juste pour ça



Rappel : la beauté est toujours physique
Il n'est de beauté que physique.

Rappel n°2 : La beauté - forcément physique - ne peut jamais être un problème. La colère, la haine qu'elle génère à l'occasion procèdent d'une forme de frustration pour l'essentiel contingente, historique et dépassable. Cette vérité mérite d'autant plus d'être rappelée que la beauté, par nature utopique, est rigoureusement indissociable de la révolution prolétarienne, à supposer celle-ci possible. Pas de révolution sans libération de la beauté et de l'hédonisme réels. La peste émotionnelle constitue la source, seule, des misères engendrées, où que ce soit, par la présence irréductible de la beauté. Les êtres beaux ne sauraient en aucun cas être rendus coupables, ni responsables, même de manière implicite ou subreptice, de ce qui relève juste chez eux, chez elles, de la bonne, de l'excellente fortune personnelle. Il se trouve que ladite fortune accuse, en outre, nécessairement des retombées sociales et collectives de bonheur.

Rappel n°3 : la beauté est forcément de notre camp. Le ressentiment devant la beauté a ses raisons, lesquelles doivent être inlassablement identifiées, combattues et éradiquées.

Rappel n°4 : Toute ressemblance avec David Bowie est forcément un sacré coup de pot.

mercredi 20 janvier 2016

Bon sens populaire


Un salut fraternel à C.
Et encore une bonne année 2016 (rires dans la salle).

samedi 16 janvier 2016

T'inquiète, ça vient...


mercredi 13 janvier 2016

Camarade Diox

C'était le dimanche 22 Novembre dernier. 
Notre ami et camarade Laurent Diox lisait, à la Luttine de Lyon et à l'occasion du festival du MOIS LIBERTAIRE, des passages de son ébouriffant ouvrage Henriette et le Bonhomme-Bobine (publié, voilà quelques années, aux éditions Sao Maï). Il semble que cette conférence pour ainsi dire psychogéographique-sur-place ait produit son notable effet. 


«  De nos jours, à Paris et Montreuil, un jeune révolté s’étant découvert d’incroyables super-pouvoirs se lance aussitôt, avec une poignée de camarades, dans une guerre sociale totale. Sur ce chemin chaotique, éveillant le spectre allié d’insurrections passées, croisant moult monstres et créatures étranges, s’affrontant sans répit à des adversaires déchaînés, certain(e)s feront aussi leur propre éducation sentimentale. Œuvre touffue, inspirée, délirante, Henriette et le Bonhomme-Bobine fut portée durant des années, au gré de ses dérives et pérégrinations, en l’esprit de Laurent Diox, dont c’est le premier livre. Pour l’occasion, et selon le mot de Giono, son cerveau aura assurément pris les dimensions de l’univers. »
(présentation de l'éditeur) 

Drôle de drame

Nous partageons avec ces messieurs-dames des ARCHIVES GETAWAY beaucoup de choses : une certaine réticence, notamment, quant aux exigences a priori, aux sommations intellectuelles  les plus élémentaires et répugnantes de l'air du temps, dont le milieu militant s'est désormais, semble-t-il en général, fait une spécialité tragique.
Leur projet fondamental - blochien en diable - de reprise systématique d'un passé non-acquitté, dont les meilleures promesses  resteraient à réaliser, est aussi le nôtre, suivant d'autres méthodes et expériences.
Allez donc faire un tour sur leur site pour en savoir plus, et rendez-vous, pourquoi pas ! à la prochaine projection gratuite qu'ils et elles proposent, à Paris dans quelques jours. Ces temps-ci, il convient de se compter. 
Sur et comme les doigts d'une seule main. 
Salut, camarades.



C'est ton problème !



« Corman disait :
- Demain matin, Vincent disparaît.
On se regardait, je disais :
- Comment ça, je disparais ?
Et il répondait :
- Je n'en ai pas la moindre idée, c'est ton problème !
»

(Vincent Price)

mardi 12 janvier 2016

Visages de l'effroi


Le timing n'est pas mauvais. Grands massacres en fin d'année dernière, expositions anxiogènes - à commissaires - pour commencer l'année nouvelle. Ces Visages de l'effroi, en l'occurrence, sont présentés au public jusqu'au 28 février 2016 (7 balles la place, 5 si vous allez également voir L'estampe visionnaire au Petit-Palais). Pas de quoi se relever la nuit, si vous nous passez l'expression. Tout de même, quelques pièces fort impressionnantes et originales. Retour amer, d'abord, et cruel, typique de l'époque du Directoire, sur la Terreur à peine terminée : ce Triomphe de la Guillotine, par exemple, Allégorie satirique révolutionnaire (ou Triomphe de Marat aux enfers,  par Nicolas Antoine Taunay, 1795-99), plus loin une terrifiante Matière à réflexion pour les jongleurs à tête couronnée (sic) que nos amis royalistes devraient particulièrement apprécier (Louis Villeneuve, 1842), ainsi, dans le même esprit riant, que Les formes acerbes (Charles-Pierre Joseph Normand, 1795) et leur sympathique bourreau s'abreuvant sans penser à mal de sang chaud dégoulinant sous son outil de travail. La Révolution, paraît-il, transforme les hommes en loups. À quoi les loups auraient bien des choses à rétorquer, mais bon, faudrait déjà qu'ils soient entrés dans Paris pour cesser d'être complètement inaudibles. Revenons à nos moutons : la répression terroriste d'État trouve ici autrement témoignage dans Le massacre de la rue Transnonain (15 avril 1834), de Daumier. Louis Boulanger se concentre, lui, sur le fantastique pur. Outre sa magnifique lithographie (également visible à L'estampe visionnaire) La ronde du sabbat, citons Les spectres sans tête et Les fantômes. À noter également, une oeuvre très inhabituelle, et émouvante, de sa part : naïvement sadique, serait-on tentés de dire, Les amants transpercés (1830), à l'encre de Chine sur papier, décrivant une prouesse homicide de souplesse et d'horreur : un homme, à caractère de flic quelconque, étreint avec un plaisir visible (et hélas ! communicable, ce dont il ne sert, somme toute, à rien de s'indigner), le scalp d'un desdits amants, sans doute surpris à forniquer inopportunément, cependant qu'il les transperce tous deux - même trou d'entrée et de sortie - de sa pique et de l'autre main.
Sans fanfare ni trompette, Géricault, est présent en force (à tous points de vue) : sa série sur la mort de Fualdès, fait divers impliquant l'assassinat violent et méthodique de quelque notable d'importance régionale, ayant marqué l'époque, vaut le passage (comme, du reste, le traitement du même sujet par Sébastien Coeuré : ce dernier présente notamment une physionomie de voyou aux yeux exorbités - et au fusil cassé, sous le bras - extrêmement efficace et angoissante, ayant sans doute permis à la bourgeoisie de son temps de fantasmer adéquatement la racaille). Au rayon crapulerie, signalons aussi un Meurtrier d'enfants anonyme (plume et encre brune) rappelant justement que l'expressionnisme allemand d'après-guerre ne saurait conserver le monopole de l'ultra-violence ordinaire, de même qu'aujourd'hui, la ville de Cologne ne saurait écraser indûment le marché international de l'agression sexuelle miséreuse. Mais revenons à Géricault (l'artiste, voulons-nous dire, sinon c'est trop compliqué) dont le Portrait à l'agonie (par Alexandre Corréard) vient clore la propre étude graphique de morceaux de barbaque glauquement désunis, dont vous nous direz des nouvelles (voir ses études pour le Radeau de la méduse et sa Tête de jeune homme mort, 1819). Juste avant cette série rafraichissante, effet de contraste thermique : une splendide Desdémone maudite par son père, de Delacroix (1852), laisse bouleverser, alentour et conjointement, le sang palpitant de sa toge et le double brillant de ses broche et bracelet. Vous retiendront peut-être aussi, plus loin, un très beau Satan (l'habite) de Feuchère (1833), bronze au visage triste et à la virilité baudelairienne à moitié maintenus dans l'ombre (l'éclairage étant, au Musée de la vie romantique, fort délicat et agréable), ce qui permet de jouir comme il convient de la brillance trouble de ses cuisses entrecroisées. Une Décollation de Saint Jean-Baptiste (Jeanron, 1846) ravira, quant à elle (et quant à lui), nos castristes habituels (nous ne parlons point ici des partisans du régime cubain actuel, dit socialiste), cependant que - de sortie dominicale, par exemple (ou mardicale, si vous êtes chômeur parasite de la société, avec marmaille qui plus est) - la famille au complet, donc, petits et grands réunis, communiera dans la joie et l'admiration du trait redoutable de Léon Cogniet (Scène du massacre des Innocents, 1824), que l'on ne saurait comparer, céans, en termes d'intensité, qu'à l'Athalie ordonnant le massacre des enfants de la race royale de David (1824) ou - ses yeux, ses yeux ! - à la Folie de la fiancée de Lammermoor (Émile Signol, 1850). On terminera par une note d'humour, celle du Caron d'Élie Montagny bastonnant de sa lourde pagaie, sous l'oeil de Dante et Virgile, les très infortunées Âmes retardataires soucieuses d'embarquer dans son raffiot pourri (1808).
Après quoi, il sera temps de rentrer chez soi en métro ou en RER, dans un froid glacial, une brume lunaire, et l'enthousiasme de ces jours désormais rapidement achevés, c'est l'hiver, où sourd à ce point l'espoir dessous l'écho maintenu, dans la conscience, des rafales d'armes automatiques charriant partout la vertu de l'avenir.


Maintenant, évidemment, il s'agit d'estimer au plus juste ce que ce genre d'exposition peut et ne peut pas nous apporter. L'horreur, assure le colonel Walter Kurtz, dans Apocalypse Now, l'horreur a un visage. Autrement dit, elle ne serait pas sans forme, et même nous ressemblerait diablement, au point qu'il serait possible, donc, de la dévisager, de chercher à la connaître, comme on dit : sous toutes les coutures, qu'il serait possible par là même de la maintenir en respect, ou à distance, avec une morgue spécialisée et ricanante. Ce que nos amis-commissaires «romantiques» de la Petite-Athènes parisienne paraissent (voir le titre qu'ils ont choisi à l'événement) corroborer.
Mais l'effroi aurait-il, plus profondément, même potentiellement, partie liée avec la théorie de la connaissance ?
Il entre assurément dans sa définition une part essentielle d'étonnement, en quelque sorte porté au sublime, si l'on entend par «sublime» ce point d'incandescence de l'expérience extrême indicible et la capacité de celui-ci à projeter le sujet qui l'atteint (et le dépasse) au sein d'un monde neuf, de références définitivement chamboulées et reconfigurées. La sidération terrorisée, certes, semble interdire par principe autant la pensée que toute réaction pratique immédiate, s'apparentant ainsi à une forme étrange de méditation, de simple présence vertigineuse au monde : nouvelle dans son inutilité totale, inédite en son désintéressement absolu.
Dès lors qu'on couperait, cependant, le lien entre connaissance et entendement (ou plutôt qu'on le restaurerait à l'aune d'un partage des tâches humaines mieux défini entre ces deux dernières instances), la terreur et l'effroi seraient facilement reconnus comme les éducateurs décisifs qu'ils sont, incontestablement. La grande peur ne laisse en effet rien d'intact dans l'âme, elle secoue ses cadres sensoriels ordinaires, lesquels tombent littéralement en ruine, fondant les conditions d'une nouvelle mémoire et de nouvelles expériences chaque fois axées sur ce traumatisme élémentaire : «chaque fois», car semblable traumatisme se répète, à des degrés divers, tout au long de l'existence, sans que soit jamais vraiment résolue la question de savoir s'il procéderait soit d'une pure relance, d'une pure répétition traumatique originelle, soit d'une nouveauté radicale lui fournissant, au contraire, chaque fois, sa puissance de sidération. Dans tous les cas, ce traumatisme de l'effroi, après coup, aura informé, généré cette espèce de connaissance dont nous parlions initialement. Pensons à la capacité d'adaptation et de résistance vitale soulignée par Ferenczi chez les femmes par principe (dans ce monde infâme) victimes d'agressions sexuelles, et provoquant chez elles un exhaussement significatif de l'intelligence, dont la supériorité intellectuelle ordinaire des femmes sur les hommes, comme celle de toute victime sur son bourreau, serait la conséquence évidente. Une conséquence succédant, bien sûr, à l'éclatement sur le moment du psychisme dans la terreur, éclatement malgré tout conservateur puis, donc, (re)fondateur et renforçateur.
Chez certains mystiques anciens, comme Jakob Boëhme, l'effroi (Schrek) est carrément considéré comme un des stades de connaissance au sens phénoménologique : l'Effroi est le moment précédant immédiatement la Lumière (l'éclair - à la fois terrifiant et éclairant - de l'orage figurant cette ambivalence). Nous voilà revenus sur notre terre familière de la raison sensible, ou du sens rationnel, comme vous voudrez. Il est en effet envisageable qu'existe - et subsiste - aux sources de la psychologie humaine autant que de toute logique même (celle-ci imposant qu'il y ait de l'être pour pouvoir commencer à manipuler des catégories rationnelles) quelque nécessaire excès radical : quelque fond (Grund) à proprement parler sans fond (Ungrund), lui-même inconditionné, situé dans la nuit absolue, hors toute rationalité quoique prétendant, volontiers, à la rationalité après la première secousse, un premier mouvement «irrationnel» capable de projeter ce fond obscur à la lumière, à la vie, à l'être. Tel serait, chez un Jakob Boehme, donc, mais aussi chez un Schelling ou d'autres mystiques et philosophes de la Nature (et, problématiquement même, négativement, jusque chez un Hegel pourtant notoirement désireux, lui, de tout donner à maîtriser, de manière totalitaire, au Concept), cette nécessité première, non-conceptuelle, du Concept, cette logique de Grand Fond Obscur disponible pour tout raffinement intellectuel (ou, selon les points de vue, toute altération ou détérioration, en tous les cas toute sortie de soi) postérieur de la Substance primitive indivise : Dieu, en clair (ou en obscur).
Au prétendu sommeil de la raison, enfantant, comme chacun sait, des monstres, des terreurs, de l'effroi, correspondrait ainsi, en réalité, la veille la plus hautement active de l'esprit, lequel engendrerait et déposerait là comme l'éclair des cadres de pensées bientôt condamnés à l'obsolescence, l'esprit s'ennuyant, en quelque sorte, dans l'identité d'avec soi (on est devenu tout entier ce que l'on comprend), ce qui le pousserait à sortir, tout comme vous-mêmes sortez le samedi soir (la chouette de Minerve ayant, bien entendu, pris son envol) histoire de voir du monde, et de la différence. Je vais encore sortir ce soir, nous a ainsi, par exemple, récemment confié, en exclusivité, M. Étienne Daho, qui «le regrettera sans doute», il est vrai, mais à qui ce regret, du moins (M. Daho s'étant tenu, évidemment, à bonne distance du quartier du Bataclan, le treize novembre dernier) pemettra de ruminer. Car le regret nourrit, contrairement au néant qui, certes, en sa tranquillité, ne connaît ni terreur ni pitié, mais rien d'autre non plus.
De même, donc, que l'angoisse révèle sans retard certain désir profond réprimé, de même l'effroi, par la tétanisation des muscles qu'il occasionne, et l'impuissance qu'il manifeste, renverrait peut-être au projet paradoxalement homéostatique de sortie de soi perpétuelle pour elle-même (méditative) de la matière, d'insatisfaction permanente de celle-ci, de désespoir accusé par toute forme restée trop longtemps identique à elle-même. Son identité authentique ne pouvant précisément être que transitoire, l'organique désirerait ainsi faire retour à l'inorganique via d'autres formes destinées à s'abolir, sitôt passé le cycle de leurs transformations vitales successives.
Bref : cette indécision fondamentale, cette tension, cette souffrance dialectique propre à la matière, Jakob Boehme l'aperçoit, de manière poétiquement géniale, dans son ignorance illuminée même de prolétaire de la Renaissance, en cordonnier analphabète qu'il était, dégagé du lexique dominant de la philosophie et de la religion de  son temps. Il fait ainsi dériver au gré d'une étymologie purement fantaisiste (c'est-à-dire absolument sérieuse), la notion de Qualité (en allemand : Qualität) - en l'écrivant avec un ou deux L -  des termes Qual («tourment») et Quellen («gonfler»). La Qualité n'est plus une simple catégorie logique, servant à gérer, à administrer un univers formel statique et impersonnel, elle reflète le tourment subjectif d'un Principe premier (ici, Dieu) condamné, par ce tourment même, par cet ennui, cette géhenne, à sortir de son identité vide. De même, l'effroi (Schrek) sera condition de la connaissance et de la socialité humaines. De telles intuitions géniales étaient, on le voit bien, réservées à un ignorant selon les critères ordinaires de l'entendement : « Une fois de plus, écrit Ernst Bloch, Böhme recourt à une catégorie psychique, l'effroi, et l'identifie totalement à ce que la philosophie naturaliste considère, comme une catégorie qualitative, au feu qui effraie, et qui pour cette raison même ne provoque pas seulement, quand il se présente sous l'aspect de la foudre, une frayeur primitive, mais qui est lui-même frayeur. Ce feu négatif guette au fond de toutes les choses et se manifeste à la première occasion comme agent destructeur. Pour Jakob Böhme, chaque grand orage est une répétition de la fin du monde ; mais l'éclair est aussi une manifestation fulgurante du OUI, un retournement dialectique. Car c'est ce même feu qui, outre la frayeur, enfante aussi chaleur et lumière. Le feu dévorant devient la flamme dans l'âtre qui rassemble les humains. Dans l'univers il est le feu du milieu qui réchauffe et éclaire tout, le brasier du soleil qui nous apporte le printemps, qui fait éclore la vie, qui se manifeste par la chaleur et la chose la plus plaisante, la lumière - c'est donc le feu qui, libéré, donne naissance à la cinquième force foisonnante, à la lumière : le monde s'éclaire» (in Philosophie de la Renaissance, Payot, p. 106-107).
Que l'effroi, donc, paralyse vraisemblablement autant qu'il incite à sortir apparaît donc capital. Dans un cas comme dans l'autre, quelque conduite que le terrorisé choisisse d'adopter, l'effroi, irrémédiablement, instruit à mesure même qu'il empêche de faire.
M. Boucheron disserte, paraît-il, ces jours-ci, sur la peur et la terreur de masse, au Collège de France et ailleurs. La peur, l'effroi seraient ainsi, selon lui, pour peu qu'on les étudie sérieusement, dans leur phénoménalité historique, susceptibles d'étonnants enseignements, progrès ou résistances de civilisation. Apprendrait-on quelque chose de valable, tirerait-on quelque puissance insoupçonnée de l'effroi ? La proposition a de quoi rebuter. Les économistes, en particulier, et les politiciens n'ont pas de mots assez durs contre cette logique de l'effroi, qui achèverait, nous répètent-ils ad nauseam, de donner raison aux terroristes. Mais qu'on prenne cinq secondes pour observer, et ne serait-ce que s'amuser de cette dernière expression triviale. La répression terroriste ou anti-terroriste, en dépit de son aspect science-fictionnesque, monstrueux, extraordinairement étranger, recèle toujours, en réalité, une faiblesse, un point faible prosaïquement trop humains : ses très ordinaires buts et finalités économiques. Que ce soit du point de vue de M. Hollande ou de Daech, pas de répression intéressante sans un marché à faire tourner à pleine cadence, gonflé d'agressivité morbide subtilement agencée et optimisée par les maîtres économiques. Pas d'effroi terroriste sans finalité productive. C'est d'ailleurs la raison pourquoi le jihadisme aigü sera bientôt vaincu, dépassé dans la productivité et ravalé au rang de moment d'ajustement, et qu'il cédera in fine la place au seul type de productivité (moralement conservatrice) acceptant d'intégrer à son colossal profit les ressources seulement instrumentalisables de la terreur.
Mais la sidération improductive de la terreur, elle : celle dont on reconnaît avec jouissance, au Musée de la vie romantique ou ailleurs, la trace sensible organiquement humaine, disséminée dans certaines oeuvres d'art des temps passés, ne serait-elle pas l'autre face, paradoxalement prometteuse, de semblables instrumentalisations ? Les Français, entre autres, finiront-ils, un de ces beaux jours sombres, par refuser d'aller bosser de terreur, tout comme le film l'An 01 postulait jadis - autres temps autres moeurs ! - un refus consciemment vitaliste, volontaire, de l'absurdité économique ? En toutes choses, après tout, c'est bien le grain de sable dans les rouages, quelle que soit sa couleur, et le pas de côté, ou la seconde décisive d'arrêt et de stupeur, qui compte. Il n'y a pas loin, au fond (Grund), de la jouissance et du repos des bienheureux, à la mort, à l'inactivité et au nirvana. Ce serait alors dans l'effroi sans fin, dans son assomption esthétique comme début de ce progrès mental, simplement humain, qu'il occasionnerait désormais (car désormais aperçu en pleine lumière) vers l'essentiel de la vie, la haute valeur, la beauté de celle-ci enfin intuitionnée pour elle-même (L'Homme qui dort, de Perec, cette fois pour une bonne raison : reprendre des forces, tel un ours, au coeur glacé de l'hiver terroriste) que reposerait la solution méditative, subversive, aux problèmes de notre temps. Un tel effroi, en somme, comme impulsion désorganisatrice, féconde en désertions absolues, remplacerait avec avantage les effrois nihilistes instrumentaux dont nous risquons sinon, ici bas, de souffrir longtemps la bride répugnante, jusqu'à ce que mort s'ensuive. 

jeudi 7 janvier 2016

Bonne résolution 2016

En marge d'une manifestation « antifasciste », une semaine après le carnage à Charlie-Hebdo (Paris, janvier 2015).

Notre point de vue, ici exposé à chaud sur les événements survenus voilà un an à Paris, n'a bien entendu pas changé. Toute perspective de subversion révolutionnaire de la société demeure aujourd'hui impossible en France du fait de la décomposition idéologique à peu près totale de l'ancienne radicalité prolétarienne de ce pays. Cette impossibilité existait avant les attentats. Elle demeure. L'instauration de l'état d'urgence n'est pas la cause, ou l'une des causes, mais bien la conséquence, la plus spectaculairement hideuse, de ce fait. La police, à elle seule, n'a jamais suffi, nulle part, à ôter aux révolutionnaires leur envie révolutionnaire, quand cette envie existait. Cette envie a simplement disparu voilà belle lurette. Et la montée en puissance ordinaire, « quiétiste », comme disent les imbéciles, du fanatisme religieux au sein des masses, en France comme ailleurs, fournit évidemment la clé historique essentielle d'une telle décomposition, d'un tel abrutissement contre-révolutionnaire. L'acculturation, l'analphabétisation politiques de la période libérale n'auront fait qu'accompagner, accélérer ce processus, sans pour autant que tout le monde soit déterminé fatalement à se crétiniser identiquement dans la religiosité castratrice. Personne n'est jamais fatalement déterminé à une évolution de ce genre, qui est résistible, autant que le fascisme l'était, en d'autres temps. Les hommes, y compris les hommes pauvres, demeurent libres de devenir, ou de rester, soit des êtres incultes et stupides, autrement dit soumis, soit des révoltés. La conscience de classe n'est pas un privilège de riche blanc éduqué, ainsi que l'estiment les gauchistes petits-bourgeois, de fait ainsi racistes et paternalistes, mais au contraire la seule première possession spontanée du pauvre, laquelle assure d'abord sa survie élémentaire, et demande ensuite, en tant que fait organique primitif, à se voir enrichie : socialement travaillée. Si grandes que soient ses souffrances, ses humiliations, l'exploitation économique féroce dont il est victime, toutes qualités que nous ne contestons pas (faudrait vraiment être con, aveugle et réactionnaire), nous ne sortons néanmoins pas de là : le prolétariat est révolutionnaire ou n'est rien. Nous n'attendons, en conséquence, absolument rien, nous-mêmes, aujourd'hui et pour longtemps, de ce prolétariat au nom duquel nous ne parlerons jamais, que nous ne draguons pas, comme font les léninistes de tous bords, avec lesquels nous partageons, en revanche, cette seule phrase importante de leur programme, qu'ils n'ont eux-mêmes jamais comprise : sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Les gauchistes, dans leur immense majorité, n'ont toujours en effet théoriquement rien compris, rien voulu comprendre, de ce qui s'est passé voilà un an, à Paris. Ils n'ont pas compris que quelque chose avait, avec ce grand massacre (au départ simplement symptomatique et révélateur), irrémédiablement changé dans la société, et qui signait, au passage, leur propre arrêt de mort collectif, invalidait leurs misérables codes abstraits antédiluviens, les condamnait définitivement à disparaître du paysage, dans leur pitoyable existence politique en marge perpétuelle du mouvement historique réel, dont ils persistent cependant, fines mouches littéraires ou universitaires donneuses de leçons, à se croire la pointe consciente la plus sophistiquée. 
Il ne s'agit nullement, quant à nous, et en ce jour de communion mémorielle républicaine, de «faire du sentimentalisme à l'égard de la France», comme disait Kropotkine, qui trahit en 1914 pour rejoindre l'Union Sacrée. Il s'agit juste de haïr, demain autant qu'hier, la France républicaine pour les seules bonnes raisons qui vaillent, c'est-à-dire pour son État, sa police, ses curés et racialistes divers, coalisés, lesquels nous rendent également, au quotidien, tout espoir impossible. 
Et non, comme c'est le cas aujourd'hui dans une part décisive sinon majoritaire de la population prolétarienne, parce que la France marie les pédés, que les femmes y sont juridiquement les égales des hommes, que la moitié de sa population s'y déclare athée et que, de manière générale, la culture populaire française, désormais passée, c'est-à-dire ne survivant plus qu'à l'état de parodie sinistre chez les bourgeois, fut, notamment, l'une des plus libertines, des plus libertaires, des plus frondeuses, et des plus égalitaristes du monde.

Il y a un an, tout rond, une douzaine de journalistes de centre-gauche se trouva massacrée, à Paris, en France, pour avoir osé dessiner le prophète. 
Or dessiner le prophète, faut-il le rappeler à certains, n'est rien. 
Abattre Dieu, dans le but de prendre sa place, est un projet autrement ambitieux.

mercredi 6 janvier 2016

L'estampe visionnaire (2) Chouette(s)


Suite à notre dernier délire interprétatif autour de l’oeuvre de Goya, Füssli et compagnie, nous avons reçu dans la foulée, par camions entiers, des lettres d’insultes en provenance de tout l’univers, rédigées par des lecteurs outrés, des lectrices surexcitées, nous menaçant volontiers de mort, de tortures, et des pires représailles du fait que, prétendent-ils, et elles, nous n’aurions en rien révélé, ou à peine, ce qu’on pouvait bien zieuter au juste dans cette fameuse exposition L’estampe visionnaire, au Petit-Palais. 
Le lectorat, en toutes choses, commande. Le lectorat désire-t-il du factuel, de l’objectal ? Il sera servi. C’est ainsi, seulement, que se trouveront justifiés les millions de subventions, en euros, annuellement soutirés aux contribuables puis reversés, notamment, aux rédacteurs innombrables de ce blogue littéraire de bon niveau afin que ceux-ci fourbissent sans relâche, à coups d’articles nihilistes cinglants et déprimants, jour après jour, leur idéologie nauséabonde rappelant les heures les plus sombres de notre histoire.
Bref, si l’on vous répète, d'abord, décidément, que c’est une chouette expo que cette expo-là, au Petit-Palais, veuillez prendre la chose, s’il vous plaît, au pied de la lettre. Cette exposition, en effet, grouille littéralement de chouettes : elle est placée toute entière sous le signe de ce charmant petit animal à gros yeux étonnés. Sous le jour de la chouette, comme dirait le regretté Leonardo Sciascia. Le jour, ou plutôt la nuit, en l’occurrence, ce qui nous ramène, un instant, à l’épisode précédent, à ce fameux Caprice goyen dont nous vous causions tantôt, où, déjà, l’aimable oiseau nyctalope s’ébroue au-dessus du dormeur accomplissant dans le songe son étrange mission rationnelle. La chouette de Minerve, disait G.-W.-F. Hegel, ne prend son envol qu’à la nuit tombée, ce qui, au choix, ferait désespérer du monde ou de G.-F.-W. Hegel. Car la philosophie, le projet rationnel au sens large, se verrait, dans la perspective de ce dernier, condamnée à ne pouvoir jamais que suivre, glorieusement mais débilement à la traîne, la marche d'une histoire, de buts et de pratiques humains aveugles, par définition et nécessité. Tout cela est connu du monde entier. Napoléon, « Prof de droit de la Faculté de Paris », agit, sans bien comprendre le sens de la mission dont il n'est que l'exécutant en somme impersonnel, puis Hegel survient et, quant à lui, ne fait rien, c'est-à-dire rien d'autre qu'interpréter ce qui est déjà fait, ce qui est réglé, comme est, au fond, réglé tout ce qui suivra et précédait. Kojève, qui fascinait tant, entre autres, ce sale curé puant de Bataille, ne faisait qu'appliquer le système à Staline et à lui-même, minable fonctionnaire international secrétaire de l'Esprit, dans le rôle du scribe soumis, apologète et inepte. Bref. Il y a chez Hegel, et finissons là-dessus, cette fameuse lutte entre le dialecticien négativiste ruinant assurément chose sur chose et détermination sur détermination, et l'amateur d'antiques ne faisant jamais que collectionner, repasser le passé, sous couvert, formel, de mouvementisme extrémiste. 
Suivant, en revanche, ce que nous racontions l'autre fois, il se pourrait aussi que la chouette, apparaissant, certes, à la nuit tombée, dans le rêve, ne soit néanmoins jamais autant que là, dans la nuit même, fidèle à son exigence, athénienne et rationnelle, de liberté indomptable en acte. Voir dans la nuit, cela pourrait ainsi s'entendre, bien au-delà du sens élémentaire de la chose (ce sens de milieu et de condition naturels imposés par l'obscurité) comme un pouvoir effectivement visionnaire de déchiffrement, de ce que signifie la Nuit comme Sujet, la Raison en son versant majestueusement obscur : Dieu, autrement dit, en son caractère de fond inconditionné, de Chiffre, de Mystère fusionnant, pour s'épanouir à plein, dans l'homme qui rêve, par nature, lui, ingrat envers Dieu et prétentieux putschiste. Voler est un rêve récurrent de cette nature, prométhéenne : un rêve-type à rapprocher de la symbolique du Feu, élément physique le plus visuellement éthéré, et dialectisé, le plus désireux de monter en grade. La chouette, comme lui, vole, voit et fait voir, perçant le diaphane misérable de la vie éveillée. Les Disparates de Goya, ainsi que leurs successeurs symbolistes, volent ainsi très facilement dans l'air, les oiseaux prophétiques et, donc, en particulier la chouette à grands yeux curieux et philosophiques, les accompagnant à toutes étapes : 1°) dans l'aventure érotique : Jolie Maîtresse, de Goya (encore), Lenore, ballade allemande de Bürger (Eugène Jazet, 1840, supérieure à l'oeuvre homonyme de Boulanger, également visible au Petit-Palais), 2°) la répression sociale du désir (Le Haut d'un battant de porte, de Félix Bracquemond, 1852), 3°) la mort réconciliatrice, comme grande paix sexuelle enfin atteinte avec philosophie (le Pendu de Rops, sous une cloche, la Comédie de la mort, de Bresdin). Signalons, d'ailleurs, qu'outre cette dernière oeuvre sublime, le meilleur de Rodolphe Bresdin est ici présenté, ce qui est rare et suffirait évidemment à justifier le déplacement.


Chouette, révolte, diable, et raison : même combat immortel. Même amour, même beauté. Même tristesse. Voyez, ci-dessus, le sublime (et inédit) Lucifer, de Gustave Doré (et du même : un admirable Succube de 1855, ainsi - 1855 oblige - qu'une vue de la Rue de la Vieille-Lanterne, à rapprocher d'une autre, par Louis-Marie Laurence : histoire de pleurer encore et toujours, mais comparativement, en détails, avec précision - pleure-t-on jamais vraiment, d'ailleurs, sans cela ? - sur le sort du pauvre Gérard). Comme diableries, notez le charmant et inquiétant Méphistophélès dans les airs de Delacroix, et sa série de Faust (1827), surtout pour l'ombre de Marguerite apparaissant à Faust, avec une créature étonnamment sexy au premier plan. Plus loin, Le Diable Amoureux, d'Édouard de Beaumont (1845), annonçant certain monstre à bec de Kubin (celui de son Passé, ou Vergangenheit, Vergessen-Versunken, de 1902). 
 


Dans les deux cas, on remarquera la parfaite humanité à peine modifiée du soi-disant « monstre » dans l'onirisme : quelque volonté extrémiste dont puisse se targuer l'artiste, la symétrie du corps desdits monstres demeure toujours, semble-t-il, un obstacle infranchissable à la représentation adéquate du monstrueux authentique, du prétendu dépassement de l'homme, c'est-à-dire, normalement (si l'on peut dire) : de l'informe, du pur Corps sans organe, totalement asymétrique. Encore un argument dans le sens d'un irrémédiable rationalisme du rêve : la symétrie organique, ses origine et finalité fonctionnelles, sanctionnées par l'évolution animale, n'est qu'exceptionnellement remise en cause dans la représentation figurative « monstrueuse ». La chose vaut, bien sûr, jusqu'à nos jours. Regardez les monstres de nos films d'horreur. Il faut, au fond, attendre Bacon pour que cette simple poussée suffisante, ce simple grouillement, cette potentialité essentielle du corps permette d'atteindre à la véritable instabilité caractéristique de la folie authentique, et non plus du rêve. Ce dernier est toujours seulement déplacement, vers quelque Autre côté (Kubin, toujours) de l'humain. Défini par ce déplacement, cette pulsion même, le romantisme n'a pas besoin, contrairement à ce dont on l'accuse souvent chez les marxistes, d'exalter tel ou tel passé déterminé et enfoui par l'Histoire. Qu'on songe aux mythologies mixtes, compliquées, impossibles et par cela même démocratiques, de Gustave Moreau : mythologies accessibles, en vérité, à chacun dans le rêve, en ce que la mémoire qui nourrit ce dernier, ayant absolument tout noté des aperçus de l'état de veille (dont le sujet aura perdu le souvenir), en imprégnera le rêve, en désordre d'images mêlées, d'archétypes dont seule cette fonction de déplacement bouleversant du réel intéresse le communiste, qui connaît de tels archétypes, et les aime. L'estampe visionnaire propose, par exemple, une Tentation de Saint-Antoine (eau-forte anonyme de 1635) dans laquelle, déjà, bien avant le romantisme historique, un moine isolé excède infiniment l'individualité gothique strictement déterminée et idéalisée soi-disant propre au romantisme, de même que son milieu (une sorte de ruine médiévale, ou en tout cas un lieu simplement détourné de sa fonction) renvoie au déplacement mélancolique en soi, pas à l'amour précis, moderne, du gothique de tel ou tel siècle effondré. Le romantisme, le symbolisme, le rêve, c'est avant tout la matière possible, le renvoi toujours invinciblement présent chez l'homme vers autre chose, vers quelque chose transcendant la présence et les faits, quelque chose de meilleur qu'eux, et qui, dans la rêverie, rend le sujet meilleur. La nostalgie est donc augmentation de force par inscription, répétitive, dans l'obsession du meilleur et de l'autre, de l'autre côté, potentiel, des mêmes choses. Le Diable est cet autre, ce négatif, existant comme révolte. La Chouette est son archétype rationnel. Sans elle, le Diable pousse seulement, dans les évocations de sabbats, à cette rationalité à laquelle tout rite clérical invite déjà sans que cela soit aperçu : d'où l'inversion méthodique des rites comme première poussée rationnelle (sataniste), et nocturne, dont la Chouette, par son envol, couronnera le travail (l'extraordinaire Ronde du Sabbat, de Louis Boulanger, 1828). 


C'est dans cette incertitude montrée, cette tension d'identité fluctuante depuis l'homme que gît tout l'intérêt de l'Estampe visionnaire : l'homme veut sortir de lui-même, c'est à cela qu'on le reconnaît. Il sera, en fonction de son degré de conscience, de désir et de puissance, un autre animal spécialisé (le félin du Guerro, de Bernard Valère, 1895) ou l'animal-humain suprême, magnifiant sa raison libératrice (la Chouette), ou encore l'homme-suprême, spontanément révolté : le Diable aspirant, sous sa forme conquérante et sexuée, à prendre la place de Dieu. Ce qui subsiste toujours, en tous cas, d'une manière ou d'une autre, c'est la forme de son corps, ou la forme associée, disparate, en lui, d'éléments physiques, existant dans la Nature, ainsi célébrée dans le cauchemar, qui n'est cauchemar qu'à cause des curés, et sinon, donc, accomplissement détourné de souhaits, et de statuts, polymorphes. La mélancolie accompagnant alors cette disparation, ce problème splendidement maintenu comme tel, n'est rien autre que celle de la résistance, perdante d'avance, certes, devant la triste réalité mais invincible, subversive en dépit de toute la misère triomphante de l'état de veille, de ce principe de plaisir visant infiniment à devenir toutes choses, à embrasser toutes carrières, à devenir - sans que cela ne s'arrête jamais, sans que cela ne prenne jamais fin - tous les hommes et tous les animaux (Arthur Cravan). Telle est la source des Métamorphoses du sommeil, de Grandville, de son vase fleuri progressivement changé en femme. Ce devenir est toujours, on l'a vu, par quelque côté, un devenir-humain : le monstrueux, par nature psychotique, asymétrique et informe, ne le concerne pas. Le Misocampe (1842, de Grandville encore) demeure un animal (d'ailleurs fort drôle) susceptible de raison, de discours, d'une taxinomie, celle-ci fût-elle purement imaginaire. Le cyclope, de même, ou l'Araignée souriante de Redon restent des êtres réguliers, quoique bizarre, jusqu'à sa Mort même (1896), qui persiste à vouloir maintenir doucement dans la sienne la main de la plus splendide des femmes, l'individu mortel étant spécifiquement immortel - par son appartenance à l'humanité rationnelle, laquelle est succession paisible, sûre d'elle-même, toujours renouvelée, de l'esprit dans les vie et mort des générations : C'est moi qui te rend sérieuse ; enlaçons-nous, lui lance la Mort. La Femme est rendue, par la Mort, sérieuse, parce que sa puissance d'amour et de beauté humaines, utopiques, trouent par excellence, dans le temps même, la limite du temps : elles sont, de la mort, les concurrentes et partenaires directes, tendues ensemble vers cette perfection de calme et de sérénité transorganique faisant tellement défaut à la prêtraille hystérique. C'est ce sérieux réassuré que lui signifie le rêve bienheureux. En cette femme, comme en toute individualité humaine avide de changement et de recomposition, les niveaux de splendeur (intellectuelle, érotique, esthétique) se ramifient dans le rêve, s'y distinguent tout en y fusionnant, cette fusion paradoxale - spectaculaire - pouvant, en de rares occasions comparables, faire l'objet d'investigations et d'aperceptions (notamment psychotropiques) à l'état de veille. C'est ainsi, mais hélas ! à un texte marionnettiste de Jünger, tiré de ses Approches, drogues et Ivresse, que nous renvoya ce cas peut-être limite (en termes d'autonomie humaine onirique sublime) de L'estampe visionnaire : les Limbes de Redon, dernière interface entre un principe impersonnel (tissant et manipulant de l'extérieur, contre le marionnettiste lui-même, présent à l'arrière-plan, les fils enchevêtrés de son âme) resté rebelle à ce pouvoir humain de connaître, d'une part, et la victoire rationnelle, ordinairement totale, de ce dernier dans le fantasme. « Les fils, écrit Jünger (au paragraphe 218 de son livre), ou les tiges qui meuvent les marionnettes - appelons-les la trame. On pourrait objecter que sa multiplicité réside dans la personne de l'acteur qui la projette dans le texte. Soit, mais ses fibres nerveuses forment à leur tour une trame. Et elles plongent à travers la masse grise, la grille, jusque dans l'indifférencié... Le jeu se rapproche de la pure activité des tisserands, celle que les mythes attribuent aux Parques et aux Nornes. » C'est cette multiplicité-là, fuyante, insaisissable, inconnaissable, extérieurement infinie, que nous refusons. Le rêve, en sa fantaisie infinie, reste UN premier moteur dont les règles, rationnelles, sont strictement et parfaitement vérifiables. L'homme est simplement UN devenir polymorphe, possédant en lui seul, devant lui, certes, comme pur à venir, SON essence unitaire déjà maîtrisable, laquelle pourra, seule, fonder sa trame magique.





lundi 4 janvier 2016

De la modernité


« Nous nous comprenons tout de suite quand Gischia me demande si je suis marxiste, et que je réponds oui, il me comprend parfaitement quand je dis qu'il y a dans le marxisme une sombre beauté, qui me charme. J'aime les hommes seuls. Dans le marxisme, quelle solitude humaine ! Quel désespoir d'homme seul ! Des hommes seuls, sans Dieu, sans amis, sans amour. Nous vivons tous dans le marxisme, même ceux qui ignorent ou combattent le marxisme. Gischia est un des hommes les plus modernes et intelligents que j'aie rencontrés en France. Son intelligence est moderne dans le sens non seulement d'actuel, mais dans le sens de relier le Das da à ce qui est notre passé, à ce qui sera notre avenir. » 


(Curzio Malaparte, Journal d'un étranger à Paris , 29 avril 1948)


dimanche 3 janvier 2016

L'estampe visionnaire (1) Critique de la raison disparate


L'exposition L'estampe visionnaire : de Goya à Redon, se tient encore au Petit-Palais de Paris jusqu'au 17 janvier 2016.  Il est possible qu'à cette date - l'amour du salafisme pour la culture bourgeoise étant ce qu'il est - le Petit-Palais n'existe plus que sous la forme risible d'un tas de cendres fumantes, parsemées de débris humains. Dans le  cas contraire, il vous en coûtera, lectrices, Lecter, Hannibal, la somme royale de dix euros si vous êtes fortuné. Et quant aux misérables et crasseux éventuellement tentés par l'aventure, qu'ils se rassurent en apprenant ici avec bonheur, et à titre d'exemple archétypal, que ladite exposition se trouve très généreusement gratuitement ouverte aux chômeurs parasites de la société, y compris aux bi-nationaux en voie de radicalisation avérée. Nous suggérons néanmoins à ces derniers de courir en profiter au plus tôt, tant il est vrai que «cette vie est un songe» (Calderón), où l'expérience révèle, décidément sans retard, que «tout passe, et tout casse, et tout lasse : le désir, le plaisir, se diluent dans l'espace» (Johnny Hallyday).

Dans l'air du temps.

Nous sommes bien obligés, pour commencer, de reconnaître que maintes oeuvres scandant cette exposition L'estampe visionnaire furent, ces dernières années, déjà aperçues (et goûtées) de nous en diverses salles et occasions. Mais tandis que, persifleurs sinistres, nous avons souvent insisté ici même sur la vanité régulière de ces fameux fils directeurs thématiques foireux régissant en France le projet des commissaires d'exposition patentés, dès lors que ceux-ci s'intéressent au «rêve», à la «mélancolie», à la «décadence», à l' « inquiétante étrangeté », etc, bref : à tout ce que nous sursumerons aujourd'hui sous le syntagme dérisoire de préoccupation imaginaire (à dominante romantique ou symboliste), il nous faut bien nous rendre à une certaine forme d'évidence : la préoccupation en question conquiert désormais, bon an mal an, un public amateur quasiment autonome, au point que les grands accolages monstrueux et disparates  (genre : Max-Ernst-et-Marie-Laurencin-qu'on-va-vous-expliquer-en-quoi-au-juste-ils-sont-identifiables), s'ils n'ont bien entendu pas complètement disparu, nous font globalement ces temps-ci des vacances exquises, ponctuées de blocs esthétiques à peu près cohérents, et dont les commentaires ordinaires et l'herméneutique de troisième cycle qui les accompagnent savent parfois se faire admirablement discrets. Au reste, le tout serait-il jamais autre, en l'espèce, que de savoir au juste qui sponsorise l'affaire : quelle marque, voulons-nous dire, de champagne, quel groupe de bâtiments et travaux publics, quelle compagnie d'assurances ? N'apprendrait-on ainsi point réellement à la toute fin seulement d'une pérégrination symbolico-extatique de ce genre (dans la dernière salle de tel musée : sur le mur dit des hommages et crédits) la teneur réelle du mouvement historique l'ayant probablement suscitée de manière pré-consciente ? En sorte que le discours idéologique antécédent ayant guidé chaque pas de notre sublime parcours esthétique ne recouvrirait plus à terme - renseignement pris - comme tout ce qui concerne ce monde de la culture désormais moribond, qu'une valeur propédeutique, effectivement pédagogique. Attachée, essentiellement, au contenu suivant (soyez bien attentifs) :

1°) L'homme, toujours dans son histoire, fut insatisfait de son sort.
2°) Toujours, l'homme, s'en remit, par là même, au libre pouvoir constitutif de sa raison, autrement dit à la révolte légitimée.
3°) Toujours, cette révolte rationnelle occasionna, ensuite, chez l'homme, de terribles et cruelles désillusions.
4°) L'erreur, cependant, et l'impuissance de la raison demeurent toujours humaines, autant que d'autres traits faisant, eux, de manière plus enthousiasmante la spécificité de notre glorieuse condition : le besoin, par exemple, de venir flâner, au coeur même de l'effondrement sanglant et ignominieux du capitalisme, en ce début d'année 2016, parmi une exposition artistique du Petit-Palais de Paris.

Critique de la raison disparate : Goya

Il ne s'agit évidemment pas ici de dénoncer un complot entendu. Les commissaires artistiques ne se réunissent point en secret, la nuit venue, au sein d'appartements conspiratifs, dans le but de rédiger quelque obscur Protocole des Sages d'exposition visant à soumettre le public cultivé, dès sa plus tendre enfance, à l'influence subliminale de l'idéologie capitaliste. Ce que nous pensons, en revanche, c'est qu'une telle idéologie s'accommode inconsciemment fort bien de ce recours thématique régulier à la préoccupation imaginaire, laquelle offre l'occasion cathartique récurrente de certaine confrontation stratégique décisive, celle opposant les deux modalités de la raison : la rationalité instrumentale et les Lumières révoltées.


Il se trouve que Füssli, et surtout Goya, sous le patronage desquels L'estampe visionnaire est placée (Des Caprices et Disparates de 1815-1823, ainsi qu'une reprise du Cauchemar füsslien, datée de 1782, trônent dès la première salle, une autre variation autour de cette dernière oeuvre - une gypsographie de Pierre Rode, datant de 1894 - étant visible un peu plus loin), incarnent le lieu d'un tel combat, d'une telle opposition, d'une telle «disparation» de la raison, pour le dire en termes deleuziens. Deleuze récupère, d'ailleurs, ce terme et ce concept de «disparate» chez Simondon, lequel n'ignorait sans doute point, à son tour, l'usage particulier que Goya en avait primitivement fait. Le disparate goyesque (ou goyen, si vous préférez réserver le terme de goyesque à Chantal Goya, ce que nous comprendrions fort bien) procède, exactement comme chez Simondon, d'un accouplement problématique d'éléments à la fois incompatibles et productivement réunis. Pas de dialectique résolvant, comme chez Hegel, l'affrontement dans un dépassement commun des termes en présence, mais plutôt l'apparition d'un nouveau stade problématique maintenant les deux éléments de départ dans leur intégrité et leur paradoxale co-existence déséquilibrée. Chez Simondon, ce sera, par exemple, l'explication de la naissance de la vision en volume, suscitée par le cerveau pour régler ainsi (par le haut, en quelque sorte) le problème de la vision binoculaire (chaque rétine recevant une image en deux dimensions ne pouvant s'accorder avec l'autre - du fait de l'écart de parallaxes - pour former une image unique, avant l'intervention, donc, du cerveau créant à cette fin la profondeur et le volume).


Chez Goya, ce sera ses visions monstrueuses : des créatures mixtes, chimères disparates et aberrantes, non-viables mais ne s'effondrant pourtant point dans cette identité problématique, au contraire. Car chez Simondon comme chez Goya, le problème, d'une certaine manière, soutient la vie. Et pour ce qui concerne Goya, sans doute conviendrait-il même de parler d'un projet de maintien thérapeutique de la vie, de résistance - par le problème lui-même amené à la conscience (à l'existence picturale) - au suicide, ou à l'effondrement définitif dans la maladie mentale. Ce risque de folie, dont l'aperception politique signale le génie spécifique de Goya, est lié au statut disparate, aperçu par lui, de la raison et de ses pouvoirs. Goya fut à la fois un progressiste, un homme des Lumières et un homme de cour, lié par ses obligations professionnelles à l'Absolutisme espagnol. Lorsque les Lumières révolutionnaires, par l'entremise des armées bonapartistes, pénètrent en Espagne afin d'en chasser les Bourbons, Goya ne peut évidemment, dans un premier temps, que se réjouir de l'événement. Les Français - et leurs affidés locaux - donneront, par exemple, à l'Espagne une constitution (en 1812), abolissent aussitôt l'Inquisition, etc (voir, à ce sujet, la fin du conte de Poe Le Puits et le pendule, quasiment contemporain et porteur des mêmes interrogations, du même romantisme disparate) : bref, tous actes que Goya, en tant qu'Aufklärer anticlérical, par ailleurs attaché aux liberté, génie et inventivité populaires, ne peut que célébrer. Très vite, cependant, il apparaît que l'occupation rationnelle-lumineuse de l'Espagne se trouve changée en son contraire, à savoir une débauche de violence et de barbarie, en un triomphe absolu des pires instincts homicides et tortionnaires, devant lesquels Goya, comme tout un chacun, alors (simplement, peut-être, plus intensément que tout un chacun) reste sidéré et fasciné, y consacrant, comme on sait, ses fameux Désastres de la Guerre. Sans connaître ces derniers, ni la situation particulière du progressiste Goya, le romantique réactionnaire Barbey d'Aurevilly, dans son extraordinaire À un dîner d'athées aura, lui aussi, ressenti ces choses, la force précise de cette contradiction, fournissant maintes images terribles desdits massacres espagnols, ayant d'ailleurs été le fait des deux camps : celui des «Lumières» autant que de la guérilla, soutenue par l'obscurantisme et donc révélatrice (exactement comme dans l'Allemagne romantique de la même époque, également en guerre contre Napoléon) de l'essor nécessairement disparate d'une conscience nationale et populaire. Raison pour laquelle le romantisme en général, au-delà de ses avatars de gauche ou de droite, présente toujours spontanément un intérêt critique, variable, certes, mais fondamental, dans ses attaques de l'univocité mythologique de la raison progressiste, soumis, notamment, par le romantisme à la relativisation ironique et féroce (permettant l'essor du sens et des études historiques, comme chez Burke) du «nouveau» : du très «radicalement nouveau» faisant table rase d'un non moins illusoire «radicalement ancien». Il n'est jamais à proprement parler, telle est la leçon romantique, d'Ancien Régime, pas plus que de Lendemains qui chantent (du moins qui chanteraient exclusivement des chansons de gaieté et de bonheur niais, bovin et arcadien...). Cette vérité cruciale aura évidemment été tragiquement manquée par les critiques marxistes économico-progressistes et staliniens du mitan du vingtième siècle, fermes tenants de la thèse absurde d'un irrationalisme réactionnaire indécrottable du romantisme. Un tel mépris aura, selon Ernst Bloch, directement contribué à asseoir le triomphe fasciste.

Illustration pour Le puits et le pendule, Alphonse Legros, Eau-forte,1861. 

Telle est, en attendant, la difficulté insondable (menaçant littéralement, chez Goya, de dégénérer en folie pure) de cet aspect éclaté de la raison. Hölderlin fut, par cet éclatement, vaincu et écrasé. La raison libère, mais libère, à l'occasion et au nom des Lumières même, certaines forces obscures (comme diraient les deux Georges : Lucas et Lukács) absolument terrifiantes. Comment, tout en restant attaché à la raison en son versant émancipateur, rendre compte, alors, de cette barbarie sur laquelle elle s'appuie techniquement ? Cette barbarie, une fois encore, serait-elle spécifique ou simple avatar moderne d'un archaïsme jamais éradiqué parce que non-éradicable ? Un romantique conservateur ou réactionnaire (du genre de Barbey ou de Carlyle) pencherait certainement, par haine tropique du Tiers-État, pour la première solution. Mais de manière générale, on l'a dit, le romantisme tout entier se voit traversé douloureusement par cette disparation, et par l'impossibilité de répondre, de choisir clairement, lui étant consubstantielle. Freud n'était alors point disponible pour penser divers états également légitimes, suivant leur modalité, de l'existence intérieure humaine. Marx non plus, quant à l'aspect dialectique d'une telle césure. Rien ne pouvait soutenir, dans l'affrontement théorique et existentiel de ce problème, un romantisme déchiré dont les plus grands noms, rappelons-le (n'en déplaise, pour le coup, à Lukács), se trouvèrent politiquement associés aux idées de la Révolution Française. L'évolution contradictoire de celle-ci fut donc aussi la leur, eux pour qui la contradiction elle-même ne portait point de statut positif (un statut dont Hegel, seul, put enfin accoucher, après sa période francfortoise, et dans un silence de mort). En sorte qu'une telle évolution ne forma jamais, pour eux, qu'un indicible chemin de doute et de désespoir : un sauve-qui-peut (en l'occurrence, un comprend-qui-peut) individuel. William Blake, pro-français jusqu'en 1793, s'abolit ensuite dans le mysticisme théosophique (toujours fidèle, là, d'une certaine manière, au besoin rationnel et formel), lui dont l'enthousiasme révolutionnaire initial et la critique annexe du monde rationnel industriel, de ses «sombres usines démoniaques» (dark Satanic mills), s'accompagnaient, loin d'un simple passéisme, d'une rage utopique-futuriste uniquement destinée à s'apaiser «lorsque nous aurons construit Jerusalem / dans une Angleterre verdoyante et agréable» (préface au Milton, Poems and Prophecies). Füssli, explorateur de l'épouvante et du cauchemar, saluait, lui, dans la prise de la Bastille : «une époque grosse des aspirations les plus gigantesques, secouée par les convulsions résultant de la mort des vieux empires, tandis qu'une force sans exemple fait tressaillir l'esprit de fond en comble et suscite la sympathie universelle». Son Rêve du berger (1793), décrivant la disparition progressive, à la faveur de l'intensité croissante de la Lumière révolutionnaire, des monstres infernaux ennemis du genre humain, voués à retourner peu à peu à l'obscur (au Tartare politique de l'obscurantisme), inspirera directement le Caprice goyen de 1799, celui que nous allons maintenant évoquer. Goya, pour sa part, n'invente, lui, rien moins (on l'a évoqué) qu'une forme de psychanalyse picturale accueillant chez lui, en lui et pour lui seul, les horreurs et créatures étranges de son âme, lesquelles trouvent ainsi droit de cité (ses Pinturas Negras clandestines et autres Disparates restant cachées, ou ornant secrètement les murs de son domicile de Manzanares, la «Quinta del Sordo», n'étant en tous les cas jamais montrés publiquement, par désir thérapeutique de purgation individuelle autant que crainte, bien compréhensible, de la répression politique suivant l'effroyable retour au pouvoir des absolutistes espagnols). C'est donc bien ici l'évolution sordide, désespérante, complexe, surtout, jusqu'à l'incompréhensible, de la réalisation historique (trahie ?) des promesses de la raison et de ses Lumières françaises, au sein du processus révolutionnaire puis impérial, tragique (jusqu'à la Restauration), qui tient le premier rôle. Comment comprendre l'incompréhensible ? Comment ne pas désespérer, définitivement, de la raison, de toute raison ? Deux Disparates de 1819 (Disparate volante et Disparate de frayeur) voisinent, à l'exposition L'estampe visionnaire, avec le fameux Caprice n°43 de 1799 intitulé Le sommeil de la raison engendre des monstres (ci-dessous). Cette traduction française est évidemment critiquable, autant, par exemple, que la traduction anglaise ordinaire des «Disparates» (le terme est de Goya) par «Follies». La phrase-titre espagnole du Caprice commence, en effet, par : «El sueño de la razon», soit le songe, le rêve tout autant que le sommeil.


Tout se joue ici. Est-ce la raison qui s'endort et rêve, ou bien le corps ? Un tel dualisme, au fond, est-il tenable ? Le songe revêt-il seulement la fonction de protecteur d'un sommeil physiquement réparateur, ne procède-t-il, à cette fin, que d'une transformation productive des diverses impulsions venues de l'extérieur (une envie d'uriner, la faim, la soif) en éléments oniriques tranquillement intégrés à ce processus de réparation organique continué ? En d'autres termes, la mauvaise conscience enchaînée, comme disait Marx, n'aspire-t-elle vraiment, dans le surgissement du rêve, qu'à dormir du sommeil le plus lourd, le plus inefficace, le moins pratique ? On connaît la différence des thèses de Bergson et Freud concernant le rêve et l'inconscient : pour Bergson, dans le rêve, la concentration de la mémoire tendue vers l'action propre à l'état de veille (sélection des seuls souvenirs utiles, les autres restant dans l'ombre) n'ayant littéralement plus de raison d'être, alors les images emmagasinées, placées, pour ainsi dire, au chômage technique, sitôt décongestionnées s'extériorisent, se détachent en désordre les unes des autres, d'où le caractère confus et disparate, dans cette théorie, des rêves. Pour Freud, au contraire, la raison - quelque nom qu'il lui donne - n'interrompt pas son travail durant le rêve, l'objectif libérateur d'accomplissement de certaines actions interdites dans l'état de veille (le pouvoir de la censure, dans le sommeil, étant simplement réduit) se voit inlassablement poursuivi, quoique travesti, dissimulé, clandestin, guerrillero. La raison est toujours la même, bien que double. La raison, toujours, travaille dans un même (?) but. Chez Goya, elle comprend, semblablement, une face onirique, une face rêveuse, dans laquelle elle n'abdique pas ses prérogatives libératrices, mais continue son activité sous d'autres formes, d'autres formes rationnelles, celles de la raison du rêve toujours occupée à bâtir : en l'espèce, par delà (ou à travers : en les trompant, en les contournant) morale et répression. Ce qui suggérerait, malgré cette dernière différence, dans l'émergence de tout processus intellectuel, la genèse fondamentalement sensible et même sensuelle de celui-ci : le rêve, en ses productions, n'étant au fond que la vérification empirique d'un autre fonctionnement rationnel possible, découplé des catégories strictement conceptuelles de la raison (causalité, déduction, abstraction, etc), et auquel Schiller donnait le nom évocateur d'«éducation esthétique», insistant bien, ainsi, sur sa dimension maintenue d'accroissement spirituel et humain. Il y aurait donc une raison des sens et du rêve autant que de l'entendement, ces diverses instances étant susceptibles d'entrer en conflit au gré de telle ou telle injonction sociale dominante, tel état différencié de développement social et politique. La raison serait ainsi plus dialectique que disparate, évidemment, si l'on accorde toute la place qu'ils méritent au conflit et à la répression relative (ou à la liaison) nécessaire des pulsions dans l'apparition de la Raison civilisée : celle des «Lumières» proprement dite, absolument inséparable de son autre face, sa face songeuse et obscure, selon l'hypothèse freudienne continuiste physiologico-psychologique (remontant, d'ailleurs, à la vérité, au Traité de l'âme d'Aristote, lequel Aristote postulait, lui, en outre, suivant les classiques grecs oniromanciens, une valeur prophétique du songe).
La supériorité politique de Goya et de Freud sur un Sade, par exemple, consiste donc dans le grand refus des deux premiers : un refus malgré tout (en dépit de toutes les déceptions de la civilisation et de la culture) du réductionnisme naturaliste, de tout primat assumé des pulsions animales sur la civilisation, le refus de toute préférence accordée, au nom de quelque authenticité, antériorité, ou vérité naturelles que ce soit, auxdites pulsions en regard d'une civilisation somme toute nécessairement répressive (au-delà des antipathies politiques de Freud et Goya pour les formes politiques réactionnaires de leur époque respective). Freud et Goya : deux Aufklärer invinciblement rationalistes, donc aussi forcément désespérés, pessimistes et solitaires (ajoutons, à cela, les souffrances physiques de Freud, martyrisé pendant dix ans par son cancer, ou la surdité torturante de Goya l'ayant isolé, comme Beethoven, d'un monde-tombeau cruellement refermé sur ses appétits). Ces pulsions monstrueuses présentées par Goya se trouveront bientôt - tel est notre temps, à nous - majoritairement socialement déterminées : une évolution que Goya, en dépit de sa fascination pour le folklore, la culture populaires, et parce que vivant encore dans un monde fortement classiquement familialiste (père authentique, individuel, dominant), ne pouvait imaginer, et que Freud, dans son refus conservateur de toute position sociologique critique, ne pouvait lui-même que laisser négativement suggérer. En sorte que Goya et Freud partagent, pour des raisons et selon des modalités différentes, la même conviction d'une anhistoricité, d'un archaïsme fondamental des pulsions, installé au coeur même de la raison, sans que ce rapport problématique de la pulsion à la civilisation ne souffre chez eux la moindre perspective de progrès, ni même de contingence historique dans sa définition : à un siècle exactement de distance (Goya dans ses Désastres de la guerre, Freud dans ses Réflexions sur la guerre et la mort), tous deux dressent simplement un constat identique, lequel demeure, répétons-le, dessous son caractère d'aporie même, un constat politique extrêmement précieux par les (mauvais) temps qui courent.
L'écho de ce déchirement traverse, en effet, toujours l'univers, ainsi qu'un problème persistant à nous être posé, et auquel la société bourgeoise actuelle nous somme - plus ou moins consciemment - de répondre dans son sens culturel : celui d'une célébration univoque de la seule raison raisonnable, tolérante, technique, entreprenariale, quantitative, face aux délires contemporains du fanatisme ou, selon le terme qu'elle préfère désormais employer, de l'extrémisme (stigmatisant aussi avantageusement sa possible remise en question rationnelle-onirique radicalisée).
Ce faisant, pourtant, au-delà de ses intérêts immédiats, elle ne s'aperçoit jamais - que ce soit au Petit-Palais ou ailleurs - qu'elle contribue à reproduire, par cette tendance répressive même, la force invincible du problème. C'est à cette force que nous devons, notamment, le regain d'intérêt, voire l'engouement disparate actuel croissant pour la culture «symboliste» (romantique), pour les diverses préoccupations imaginaires que celui-ci occasionne, et vérifie. Ces préoccupations qui fournissent, de fait, le terrain d'affrontement privilégié de latences et tendances contradictoires.

(à suivre...)