mardi 30 juin 2015

Derrière le dos


« Dans la constitution présente de l'existence, les relations entre les êtres ne se nouent pas en fonction de leur libre volonté ni de leurs pulsions, mais en fonction de lois sociales et économiques qui s'imposent derrière leur dos. »

(Theodor Adorno, La psychanalyse révisée)

dimanche 28 juin 2015

Ça travaille...

TIREUR
« Synonymes : fouille-poche, main, maroquinier, pique, plongeur, plume-nigaud. Le vol à la tire est idéalement pratiqué en trio avec un bloqueur, un caleur et une main (le tireur lui-même). »

(Dictionnaire des mots des flics et des voyous, Philippe Normand)

samedi 27 juin 2015

عين العرب

اليوم : تل أبيض
  غدا: الرقة

vendredi 26 juin 2015

Bloody Mary


« Que vienne, avec la vérité, 
l'ivresse de la mort ! »
(Coran 50 : 19)

jeudi 25 juin 2015

mercredi 24 juin 2015

C'est déjà ça de gagné


Je remontais la rue, les yeux bas comme souvent. Le monde autour est tellement laid, et tellement pire que laid : il m'attend. Dans un halo de sourcils, à la faveur de quelque cruel courant d'air, et de ce genre de réflexe idiot que les courants d'air suscitent, je relève brièvement la tête, alors je l'aperçois, qui venait en sens inverse dedans sa vieillerie et ses loques noires et grises. Elle avait repéré, sur un bout plongeant de caniveau, la tentatrice brillance d'une pièce de dix centimes et, du fait que je marchais sans conscience sur elle et cette jolie situation, avait dû se restreindre aussitôt dans sa félicité, s'interrompre un instant dans la descente programmée, avant soudain, à toute vitesse, à toute inquiétude indéfinie (quoique immanquablement justifiée chez les pauvres) de s'emparer enfin à la diable de son trésor, en se baissant alors bien trop vite, en faisant jouer ses muscles et ses nerfs, épuisés, beaucoup trop brutalement. Puisse-t-elle ne point s'être fait mal. Enfin nos regards se croisent, pathétiques mais hétérogènes. Car elle se méprend évidemment sur ma propre étrangeté. Je suis déterré de longue date, surtout le matin à cette heure, mais elle l'ignore. Une contenance apparaît. C'est déjà ça de gagné, me souffle-t-elle en exhibant la pièce tandis que je passe à sa hauteur, et voyant que j'ai vu qu'elle vit. S'excuserait-elle ? Il y a de ça. Mais de quoi au juste ? Et elle me sourit d'abondance, quasi-tremblante. Je lui souris de même. J'insiste. Voilà que ma journée commence ainsi sur le chemin du travail. C'est déjà ça de gagné.

mardi 23 juin 2015

Pour les nuls



C'était mardi et mercredi derniers, paroisse des Buttes-Chaumont, Paris 19ème, France (planète Terre).
On imagine l'intensité des débats.
Et - selon le terme classiquement employé par les professionnels du Droit - la qualité du contradictoire.

dimanche 21 juin 2015

De la castration baroque


   
De gauche à droite et de bas en haut :
Ray Chenez, Juan Sancho, Max Emanuel Cencic et Vince Yi dans Catone in Utica.

Ce soir, dans une poignée de minutes à peine, à l'occasion de la très sordide défaite de la musique, aura lieu à l'Opéra Royal de Versailles l'ultime représentation du Catone in Utica de Leonardo Vinci (1690-1730), compositeur bien oublié quoiqu'il eût été considéré, en son temps, comme l'un des grands maîtres de l'opéra napolitain, rival de Porpora et formateur de Pergolèse. Malgré de rares incursions dans le registre comique, son oeuvre est constituée, pour l'essentiel, de pièces sérieuses antiquisantes à dominante historico-politique : tel ce Catone in Utica, narrant l'affrontement - en 46 av. J.C - de Jules César et du républicain Marcius Porcius Cato, dit Caton, dans le cadre des guerres civiles opposant César et Pompée. Leonardo Vinci personnifie, via ses deux protagonistes, les principes de gouvernement romain républicain (ceux, collégiaux, des cités-états comme Venise ou Gênes) et dictatorial-impérialiste - en se démarquant prudemment et subtilement -  de l'un et de l'autre pour minimiser, évidemment, les risques de persécution politique. À Caton, l'inflexible puritain, replié sur ses valeurs et sur sa rigidité familiale, se voit donc opposé un César, certes dominateur et ambitieux mais d'autant plus coulant et disposé au compromis avec Caton qu'il aime en secret la fille de ce dernier, et qu'une capitulation honorable assumée par Caton se verrait ainsi davantage présentée par César comme une espèce d'alliance familiale, destinée à empêcher que la guerre ne se déchaîne entre deux braves, que le sang ne coule inutilement, etc. Tout cela ira se déroulant à force de moult intrigues, trahisons, retournements et poignardages en tous sens dont nous vous passerons le détail. Le livret est de Métastase, autrement dit proliférant. Et si le show se révèle à ce point éblouissant, ce n'est bien entendu pas de son fait. On jugera même souvent à bon droit le texte de ce Catone in Utica carrément insignifiant, d'autant qu'il est, suivant la norme, régulièrement - hypnotiquement - répété à satiété, afin de permettre l'étalage de ces seules variations lyriques de toutes sortes faisant l'extraordinaire de l'oeuvre : l'accent est évidemment mis ici sur la performance technique, vocale, induite par la présence sur scène d'une majorité de contre-ténors interprétant des rôles de femme, le caractère éminemment et plaisamment homo-érotique d'un tel renversement trouvant sa vérification logique dans la présence massive, à l'Opéra de Versailles, d'un public gay et lesbien (correctement pourvu en numéraires, tout de même) ayant parfaitement aperçu dans le baroque de ce Catone in Utica l'exemple absolu de son foyer joyeux, de sa Terre natale protectrice, et rassérénante, dont l'Histoire cruelle, en dépit de ponctuels coups de pression et de fouets sanglants, ne devrait jamais perdre le souvenir.

Il est singulièrement ironique - et ladite ironie a été maintes fois relevée - que ce soit à l'initiative de l'Église, soit le corps positif d'une Chrétienté hostile par principe à l'indifférenciation de genre (menant droit, comme chacun sait, si l'on n'y prend bonne garde, à la fin de la perpétuation des races par abandon de la génitalité hétérosexuelle) que l'art des castrats, ceux-là mêmes dont la nostalgie universelle appelle aujourd'hui le succès, considérable, de leurs substituts haute-contre ou contre-ténors, autrement dit falsetti, ait atteint voilà quelques siècles son apogée. Cette ruse de la raison tient évidemment à la haine particulière connexe dans laquelle le christianisme a toujours tenu la Femme, ce vil " sac de fiente" comme disait Tertullien, sorte de militant de l'État Islamique-Chrétien des tout premiers âges héroïques. " Mulieres in ecclesiis taceant (Laissons les femmes à l'église dans le silence) ", préconisait quant à lui Saint Paul, à l'unisson, là, d'un monothéisme juif tenant lui aussi en immense suspicion l'art féminin du chant, jugé fort influent sur le désir sexuel mâle, et donc infiniment dangereux. En d'autres termes : Dehors les gonzesses ! nous trouverons bien de quoi vous remplacer avantageusement pour ce qui est des voluptés musicales ! Ou plutôt, cela va de soi : des voluptés célébrant la seule grâce de Dieu. Un décret de Sixtus V interdit opportunément, en 1588, la présence des femmes sur la scène romaine.

La présence, cependant, et l'importance chorales des castrats sont avérées bien antérieurement, par des textes byzantins notamment : dès la fin du quatrième siècle. Ce qui fut toujours visé à travers eux, c'est explicitement la production en série de voix d'anges destinées à évoquer, le plus fidèlement possible, l'ambigu séduisant des légions célestes. Mais là où se produisit, comme dirait l'autre, quelque part un raté, c'est que dans cette recherche de l'asexué, autrement dit dans le retranchement - à tous les sens du terme - d'un organe, mâle, surgit au bout du compte (et de la soustraction) quelque chose en plus, et de plus érogène. Ce plus n'est autre que la conjonction, imprévue ou non-aperçue au départ, chez le castrat, des qualités féminines ET viriles, le castrat se trouvant irrésistiblement paré du charme sulfureux des deux sexes, et d'une capacité - inédite, diabolique - au passage progressif, insensible quoique sensible, de l'un à l'autre. En voulant bannir le féminin du théâtre, les curés n'auront, somme toute, réussi qu'à réinstaller sa puissance de trouble, encore augmentée de la très-érotique virilité phallique. Car il convient de rappeler ici que la " castration " subie par les castrats ne les empêche ensuite, quand elle ne les a pas tués purement et simplement, ni de bander ni de jouir. André Brousselle et Vanda Tabery présentent ainsi l'opération physiologique - ses tenants et aboutissants - pour ce qui concerne l'Italie du XVIIIème siècle (où la castration était alors désormais formellement, tartuffement proscrite), dans leur magnifique article Entre sexe et genre, la voie de l'opéra (Topique n° 128, Entendre Wagner, septembre 2014) :
" Presque tous [les futurs castrats] venaient du sud de l'Italie, de familles extrêmement pauvres (ex : Farinelli, issu d'une fratrie où quatre de ses frères ont subi le même sort). Les garçons étaient d'abord auditionnés par un pédagogue afin d'apprécier les qualités nécessaires requises avant la castration. Celle-ci était passible de peine de mort, y compris pour ceux qui en étaient informés avant. La règle était que le jeune garçon lui-même demande l'intervention à son père, et que les familles prétextaient par la suite " un accident ", le plus souvent la chute de cheval ou une morsure de chien ou de sanglier. La castration, effectuée jamais avant l'âge de 7 ans et après 12 ans, avait pour objectif d'empêcher la mue, c'est-à-dire l'abaissement naturel de la voix d'une octave ; ainsi le larynx gardait ses proportions de larynx d'enfant. Elle consistait à faire une incision à l'aine, suivie d'une extraction et ablation des testicules ; elle pouvait encore consister en ligature des canaux spermatiques. La qualité de la voix à venir n'était pas garantie et le taux de mortalité oscillait autour de 20 %. Après la castration, l'apprenti chanteur travaillait intensément sa technique vocale entre 10 et 15 ans afin d'obtenir les résultats nécessaires pour débuter sa carrière. Son larynx avait gardé la souplesse et la taille du larynx d'un enfant et d'une plasticité exceptionnelle des cordes vocales, obtenues par la castration, cela rendait possible un entraînement vocal d'une dureté et d'une durée légendaires. La voix des castrats était décrite comme plus légère que la voix masculine, plus brillante et d'une qualité supérieure à celle d'un enfant. Son timbre était intense et largement supérieur sur le plan sonore-acoustique à la voix féminine ou à celle des falsetti. " (op. cit. p. 22)

Or, ce sont aujourd'hui ces falsetti, ces voix de fausset, qui permettent, seules, d'approcher la réalité irrémédiablement éteinte de ce qui fut la voix de castrats. Aussi doués et stupéfiants soient-ils, les professionnels spécialistes de ce genre de performance n'en recourent pas moins à une forme d'artifice vocal (basé sur l'ouverture relative de la glotte) pour produire des sons de cette étrange qualité, sans rapport avec leur tessiture et capacité ordinaire, parfois médiocre. Le castrat avait une voix authentiquement mixte, son chant " de poitrine " portait en lui-même, à chaque instant, l'ambiguité de son état physiologique. Le falsetto, lui - ou le contre-ténor - contemporain s'ampute ponctuellement de la part masculine de son timbre pour atteindre, à tel moment crucial, la hauteur d'émission voulue : " La raison de ce qui semble comme une plus grande virtuosité est la suivante : la production de ce type de sons n'exige pas un véritable travail d'égalisation des registres (...) presque tous les musiciens de sexe masculin auront plus de facilité à exécuter des passages rapides et à produire un pianissimo en falsetto que dans le registre de pleine voix de tête. L'auditeur non-informé des réalités vocales reste stupéfait devant " l'aisance ". (R. Miller, La structure du chant). C'est cet aspect faussé, " faux " (falsetto) de la performance haute-contre, au regard de l'authentique mixité structurale des voix de castrats, qui, selon Brodnitz, la faisait quelque peu mépriser - comme inauthentique - des Maîtres italiens du bel canto. Brousselle et Tabery, eux, écrivent : " Les haute-contre "évitent" ainsi le travail pénible mais crucial de la voix mixte où se décide la négociation entre les différents registres de la voix masculine et qui permet un équilibre dans le mécanisme fonctionnel des muscles (thyro-aryténoïdiens et crico-thyroïdiens) et qui assure la possibilité d'une transition progressive du timbre (souligné par nous, op. cit., p. 30)."

Au plan psychanalytique et dialectique, on comprend que l'insistance religieuse à accentuer l'appartenance à un genre jusque dans l'intervention chirurgicale pratiquée sur les organes génitaux enfantins - déjà suspects d'accuser quelque évocation du genre opposé - et donc jusqu'à la mutilation rituelle (excision, circoncision) puisse déboucher sur le retour de ce qu'elle entendait nier. Ici, donc, ces curetons n'en pouvant plus, ces temps-ci, de manif-pour-tous et d'anti-théorie-du-genre-à-l'école, furent indéniablement les promoteurs de l'ambivalence, les précurseurs de ces gender studies qui les terrifient tant, et qui postulent un simple apprentissage du sexe, par domination historique hétérosexuelle, contrastant avec une indifférenciation générique originaire. La psychanalyse, quant à elle, posant à la fois l'ambivalence irréductible de genre mais l'appartenance de sexe comme un " destin " anatomique, ne connaissait pas encore, à l'époque de Freud, la possibilité d'un recours chirurgical (la libération par la castration) à une modification de ce type de destin, opération chirurgicale simplement conçue par les transsexuels comme mise en conformité des états psychique et physiologique. Il est notable, dans les deux cas, que la castration réelle, ou le souvenir de la castration réelle à ce point massive dans l'histoire esthétique, l'histoire de la sublimation,  ait mené (au regard de l'angoisse hypothétique  de celle-ci, décisive dans la construction de la psyché) aujourd'hui les auditeurs amateurs de contre-ténors et substituts " castrés " de ce genre vers le plaisir trouble de l'indistinction de genre. Souvenirs souvenirs, je vous garde dans mon coeur (et ailleurs). D'autant qu'en castrant les jeunes gens pour en faire des chanteurs, l'Église, outre la masculinité, abolissait aussi en eux le cours du temps (voir plus haut, l'arrêt de l'évolution physiologique, notamment du larynx, provoqué sur le mutilé), perpétuant, d'une certaine manière, l'importance d'un organe au sujet duquel il revient en principe, seul, à l'enfance de mener son enquête. Une enquête contrariée, certes : une enquête qui dure, dans son échec et sa frustration mêmes. Serait-ce ainsi que les curetons entendaient sans le savoir, de toute éternité, ainsi que nous l'enseigne L'Avenir d'une illusion, nous assujettir au Père sévère

 Extrait de l'opéra Artaxerxès, de Leonardo Vinci.




samedi 20 juin 2015

Par analogie

Premier ministre (un peu rougeâtre)

« Ainsi le verbe archô signifie commencer, être le premier à faire quelque chose, mais veut dire aussi : commander, être le chef (...). Dans notre culture, l'archê, l'origine, est toujours déjà le commandement, le début est aussi toujours le principe qui gouverne et qui commande. C'est peut-être à la faveur d'une conscience ironique de cette coïncidence que le terme grec archos signifie aussi bien le commandant que l'anus : l'esprit de la langue, qui aime plaisanter, transforme en jeu de mots le théorème selon lequel l'origine doit être aussi fondement et principe de gouvernement. »

(Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le commandement ?)


vendredi 19 juin 2015

Dans le genre trouble

 
Sweet transvestite scene (in The Rocky Horror Picture Show, 1975)

lundi 15 juin 2015

Du bonheur et de l'hédonisme


1

Le bonheur reste pour l'hédonisme essentiellement subjectif ; il pose l'intérêt particulier de l'individu tel qu'il apparaît comme le véritable intérêt, et prend sa défense contre toute forme d'universalité. Telle est sa limite : ce qui l'apparente à l'individualisme, produit de la concurrence. Son concept du bonheur ne peut exister qu'abstraction faite de l'universalité. Le bonheur abstrait correspond à la liberté abstraite de l'individu monadique. L'objectivité concrète du bonheur est pour l'hédonisme un concept qu'il ne peut justifier.
 
2

Ce dilemme inévitable, auquel l'eudémonisme le plus radical ne peut échapper non plus, fait très justement l'objet des critiques de Hegel : il réconcilie le bonheur particulier avec le malheur universel. Ce qu'il y a de faux dans l'hédonisme ne réside pas dans le devoir incombant à l'individu de chercher, et de trouver, son bonheur dans un monde d'injustice et de misère. Le principe hédoniste en tant que tel s'élève avec force contre ce système et, si les masses pouvaient un jour en être pénétrées, elles ne pourraient plus supporter l'aliénation de leur liberté, et se montreraient récalcitrantes à toute domestication héroïque. Il faut chercher plus loin le principe justificateur de l'hédonisme : dans sa conception abstraite de l'aspect subjectif du bonheur, dans son incapacité à distinguer entre les vrais et les faux besoins, la vraie et la fausse jouissance. L'hédonisme accepte comme donnés et valables en eux-mêmes les besoins et les intérêts des individus. Or, ces besoins et intérêts portent déjà - et pas seulement au moment où ils sont satisfaits - la trace des mutilations, des refoulements, de l'inauthenticité accompagnant le développement des hommes dans la société de classe.

3

La limitation du bonheur à la sphère de la consommation, séparée du processus de production, vient renforcer la particularité et la subjectivité du bonheur dans une société où n'est pas réalisée l'union rationnelle des processus de production et de consommation, du travail et du plaisir. Si l'idéalisme éthique a rejeté l'hédonisme en raison de sa subjectivité et de sa particularité fondamentale, il avait de bonnes raisons pour le faire : le bonheur ne réclame-t-il pas, se fondant sur la vocation à la durée et à la croissance qui lui est immanente, que s'abolissent en lui l'isolement des individus, la réification des rapports humains, le caractère fortuit de la satisfaction, et qu'il puisse être compatible avec la vérité ? Mais d'un autre côté, l'isolement, la réification, la contingence sont précisément les dimensions du bonheur dans la société telle qu'elle existe. C'est donc dans la mesure où  il n'est pas vrai que l'hédonisme est dans le vrai : quand il reste fidèle à l'exigence de bonheur, et oppose celle-ci à l'idéalisation du malheur. La vérité de l'hédonisme serait sa réduction à un nouveau principe d'organisation sociale, non à un autre principe philosophique.

4

De nombreux instincts ne deviennent faux et négatifs que par les formes fausses qui se trouvent imposées à leur satisfaction, alors que le stade de développement objectif atteint autoriserait leur satisfaction véritable - véritable, dans la mesure où ils pourraient atteindre à ce qu'ils visaient à l'origine : un plaisir sans mélange. C'est la cruauté refoulée qui conduit au terrorisme sadique, le dévouement réprimé qui mène à la soumission masochiste. Si on leur permettait de rester ce qu'elles sont au départ, à savoir des modes de l'instinct sexuel, elles pourraient aboutir non seulement à l'accroissement du plaisir du sujet, mais aussi à celui de l'objet. Elles ne seraient plus liées à la destruction. C'est cette différenciation accrue du plaisir qui est intolérable dans une société ayant précisément besoin de satisfaire ces besoins sous leur forme refoulée. L'augmentation du plaisir entraînerait une augmentation immédiate de la liberté de l'individu : elle supposerait la liberté dans le choix de l'objet, dans la connaissance et la réalisation de ses possibilités, la liberté du temps et du lieu. Toutes ces revendications contreviennent à la loi vitale de la société existante. Le tabou du plaisir est celui qui a été maintenu avec le plus d'acharnement en raison de l'affinité profonde entre le bonheur et la liberté ; il a contribué à fausser l'optique des questions et des réponses jusque dans les rangs de l'opposition historique à l'ordre existant.

5

Là où les forces de production ne sont utilisées par la société que sous leur forme diminuée, ce ne sont pas uniquement les formes de satisfaction, mais aussi les besoins qui sont faussés. La fraction de besoins qui dépasse le minimum vital ne s'exprime qu'en fonction du pouvoir d'achat. La situation de classe, en particulier la situation de l'individu à l'intérieur du processus de travail, y est déterminante : c'est elle qui a formé les organes (physiques et intellectuels) et les facultés de l'homme, de même que le cadre de ses revendications. Comme ces besoins ne se manifestent que sous leur forme atrophiée, avec leurs refoulements, pleins de renoncements, d'adaptations et de rationalisations, ils peuvent être satisfaits en règle générale à l'intérieur du cadre social donné. C'est parce qu'ils ne sont pas libres par eux-mêmes que leur satisfaction non libre permet tout de même le sentiment d'un certain faux bonheur. Dans la théorie critique, le bonheur n'a plus rien de commun avec le conformisme et le relativisme bourgeois : il est une partie de la vérité universelle et objective, valable pour tous les individus, dans la mesure où s'y résolvent tous leurs intérêts. C'est seulement dans la perspective d'une liberté universelle rendue possible historiquement que le bonheur réellement éprouvé dans les conditions d'existence antérieures peut être qualifié d'inauthentique. C'est l'intérêt des individus qui s'exprime dans ses besoins, et la satisfaction de ceux-ci est le reflet de cet intérêt. C'est une bénédiction que le bonheur existe encore dans une société régie par des lois aveugles : l'individu peut encore trouver un refuge et ne pas sombrer dans le désespoir. La morale rigoriste vient détruire cette forme précaire ayant permis au sentiment d'humanité de subsister ; toutes les formes d'hédonisme sont, en face d'elle, dans leur droit. Mais c'est seulement aujourd'hui, au moment où le système existant atteint son degré d'évolution le plus poussé, où les forces objectives poussant à une organisation meilleure de l'humanité sont parvenues à maturité, et en relation avec la théorie et la praxis historiques liées à cette évolution, que le bonheur peut devenir l'objet de la critique, au même titre que l'ensemble du système existant.

 (Herbert Marcuse, Contribution à la critique de l'hédonisme, in Zeitschrift für Sozialforschung, VII, 1-2, 1938)


dimanche 14 juin 2015

Lacan et Adorno sont dans une auto (Psychanalyse négative, de Pierre Eyguesier)


Les psychanalystes encore en exercice seraient fort avisés de lire le dernier ouvrage de Pierre Eyguesier, intitulé Psychanalyse négative, et récemment publié aux éditions La Lenteur. Tel n'est pas le moindre reproche que l'on pourrait, de notre point de vue, adresser à cet ouvrage efficace, érudit et raisonnablement désespéré. Car de deux choses l'une, en effet : soit le constat effectué par M. Eyguesier comme psychanalyste, quant à l'évolution contemporaine de sa propre discipline, est fort exagéré, auquel cas nous persisterions, malgré tout, à soutenir avec Adorno que "rien n'est vrai dans la psychanalyse que ses exagérations" (Minima Moralia). Soit M. Eyguesier dit vrai dans une large mesure mais alors les divers maux qu'il présente, rongeant la psychanalyse sous sa forme de pratique corporatiste actuelle, condamnent immanquablement celle-ci à bientôt disparaître du paysage intellectuel français, en un effondrement mérité dont rien - ou pas grand-chose - ne justifierait d'en prévenir les futures victimes, qui l'auront bien cherché.

Cette ambiguïté se ressent vaguement, superficiellement, sur le style du livre. Psychanalyse négative est un ouvrage foncièrement posé et mesuré : à mille lieues d'un brulot gauchiste anti-analytique, congédiant l'analyse en son principe même (ce qu'il serait au reste parfaitement légitimement fondé à faire, ou tenter de faire). Ne doivent faire illusion, sur ce plan, ni les envolées lyriques ponctuelles, ni les symétriques ramassements de formule lapidaire auxquels se livre parfois l'auteur, entre deux argumentations sobrement étayées. Le titre choisi pour cette oeuvre ne saurait, lui non plus, nous égarer : il n'est d'ailleurs pas innocent que M. Eyguesier confesse avoir hésité à lui en fournir un autre (voir à la fin de ce billet, notre dernière citation) comme s'il eût senti par avance tous les problèmes que pourrait poser celui-là. Sa psychanalyse négative se veut, bien entendu, rappel et reprise de cette Dialectique négative adornienne constituant aux yeux d'Eyguesier une référence de premier plan. Mais le projet d'Adorno était bien différent du sien et beaucoup plus radical : il s'agissait d'exhiber - par cette négativité revendiquée - le dernier pouvoir, absurde, d'une philosophie réduite en ses prérogatives à reconnaître sa seule impuissance fondamentale à saisir le vrai, et pire : sa tendance structurelle, congénitale, à la trahison de tous ses objectifs de départ comptant parmi les plus honorables. La Raison, chez Adorno, trahit par définition la liberté des hommes. Elle sert, dès l'origine, contre eux, la Domination, ou ce qu'il choisit de nommer ainsi. La psychanalyse négative de M. Eyguesier, quant à elle, est clairement une défense de la psychanalyse, une défense quand même, une défense amoureuse.

L'objet petit l de cet amour, c'est Lacan : bien davantage que Freud, même si ce dernier se voit ici longuement convoqué et célébré. Face à l'inertie, au conservatisme ronronnant de l'orthodoxie lacanienne repliée sur son confortable racket (un terme adornien que M. Eyguesier n'emploie guère - une occurrence, sous forme de citation, p. 88 - nous laissant ainsi très délicatement le soin de le faire), obsédée par sa survie machinale au sein d'un monde d'autant moins intelligible qu'il s'enfonce un peu plus chaque seconde dans la laideur pestilentielle : un monde parcouru en tous sens d'un effroyable blizzard crétinisant menaçant de priver la psychanalyse de son cheptel même de clients cultivés et riches, de scier en quelque sorte cette branche désormais hautement vermoulue sur laquelle trône - pour combien de temps encore ? - le lacanisme de métier. C'est en cela que ce livre procède d'une forme d'avertissement pratique aux professionnels, pour nous contestable. Face à ce lamentable état de fait, M. Eyguesier tient à opposer, en sa pureté maintenue et défendue par lui, la haute figure subversive de Jacques Lacan, son but explicite étant de " retrouver les traces dans son oeuvre, écrite et parlée, d'un Lacan "politique" (p. 42), non seulement au morne sens militant du mot (entendons là les "engagements politiques" de Lacan, dont M. Eyguesier postule cependant que Mai-68 - " le Mai-68 de Jacques Lacan " : titre  du cinquième essai ici présenté - et les séminaires précédant ou suivant immédiatement cette période, leur auraient offert l'occasion d'une espèce d'acmé) mais : " au sens anthropologique d'une forme culturelle qui ne se limite pas à gérer les affaires humaines, publiques et privées, mais constitue les bases mêmes de la raison. " (id.). L'honneur incontestable, au plan historique, de Lacan aura ainsi, selon Pierre Eyguesier, consisté en son grand refus de la psychanalyse d'adaptation sociale d'après-guerre, et dans un glorieux signal, lancé par Lacan contre celle-ci, d'un retour à Freud porteur de libération : " L'esprit de la psychanalyse lacanienne [...], je le dis pour ceux qui n'auraient pas tété les Écrits de Lacan ni traîné leurs guêtres dans les universités où sa théorie est expliquée, présuppose, considère comme allant de soi que la psychanalyse telle que la promeut, telle que la réinvente Lacan, en redonnant à la découverte freudienne son "soc tranchant", en plaidant pour un "réveil"  des psychanalystes, s'est radicalement démarquée de la psychanalyse " à l'américaine " (de ses idéaux adaptatifs). La peste que Freud, selon la légende, imaginait apporter au Nouveau Monde, est revenue en Europe par un effet de boomerang. C'est de là que Lacan part. C'est son aire de décollage : la critique de l'Ego psychology, de l'American way of life... C'est vrai que cette rupture avec une psychanalyse américaine abâtardie, ouvertement au service de l'human engeneering à l'américaine, donc du capitalisme, avait de quoi tenir en éveil, accrocher les esprits de toute une génération." (p. 35).
Accrocher, d'accord. Certes.
On veut bien.
Mais pour faire quoi, au juste ?

Qu'on ne se méprenne point sur nos intentions. Il ne s'agit pas ici, pour nous, d'opposer un Lacan correct, un Lacan authentique à un Lacan mal compris, ou déformé, qui serait celui de M. Eyguesier. Nous serions bien en peine d'avoir ce genre de prétention, Pierre Eyguesier s'avérant extrêmement compétent en matière de lacanisme (suivant le terme maudit dont il rappelle dans le quatrième essai de son livre, peut-être le meilleur, en tout cas l'un des plus drôles : Domaines de compétence de la Formation, à quel point son empire s'étend désormais sur l'ancienne subjectivité humaine, qui échappait encore naguère quelque peu, dans la définition de ses qualités possibles, aux exigences lexicales de la marchandise). Bref, le Lacan de M. Eyguesier est le bon. La chose ne fait aucun doute. Ce qui nous intéresse, c'est plutôt de puiser dans le livre de M. Eyguesier lui-même, et dans ces traits particuliers qu'il présente de la pensée et du personnage de Lacan, des choses que nous ne jugerons pas identiquement, lui et nous. Cette portée fondamentalement "subversive" des textes lacaniens donnés ici à lire, disons simplement que nous l'aurons ainsi souvent relativisée, voire contestée. Nous n'y aurons - souvent - pas vu la même chose que M. Eyguesier, voilà tout, jargon lacanien ou pas. Surtout au regard des étranges compagnons de route et de lecture que l'auteur choisit d'associer à Lacan, dans sa Psychanalyse négative : les situationnistes, Günther Anders, l'Encyclopédie des Nuisances, pour ne citer que les plus radicaux (le cas Adorno, pour lui, méritant qu'on s'y intéresse spécifiquement. Nous y reviendrons). Dans son incontestable sincérité, Pierre Eyguesier rappelle d'ailleurs, en négatif, l'essentiel des charges et critiques ayant pesé, un jour ou l'autre, sur la figure du Maître : son obsession de l'argent, des grosses bagnoles, sa préférence marquée pour le confort et, de manière générale, tous les signes d'appartenance bourgeoise les plus attendus et vulgaires, sa crainte de voir le goût généralisé - dans la jeunesse - pour la révolution (autour de 1968) le priver de ses disciples... Bref, son opportunisme intégral, opportunisme d'adaptation le faisant s'acoquiner avec toute mode intellectuelle (Hegel puis Heidegger puis Marx, puis le structuralisme, etc) dont Lacan devine chaque fois, tel un entrepreneur avisé, qu'elle sera appelée à durer quelque peu. Nous ne sommes pas loin, au fond (nous qui avons mauvais fond) de cette position spontanée de tel interlocuteur d'Eyguesier, dont ce dernier rappelle l'intervention lors d'un séminaire :

" À mes remarques sur l'intérêt porté par Lacan autour de Mai-68 à l'économie politique, à l'oeuvre de Marx et en particulier à la théorie de la plus-value, plus généralement à la critique sociale et politique, un participant avait répliqué qu'à son avis Lacan s'était à ce moment-là engagé sur ce terrain pour une simple et bonne raison : il lui fallait convaincre - séduire était le mot qu'il avait sans doute en tête - un auditoire qui, pour la première fois dans l'histoire du Séminaire, était en partie composé de jeunes têtes intelligentes, prometteuses, échauffées par la politique et embarquées dans la contestation (...) En somme, il taxait le Lacan de 1968 d'opportunisme. Ce n'était pas le "vrai" Lacan. Intuitivement, je pensai alors qu'il avait tort. Il me semblait en effet que la critique sociale, la critique de la science aussi, celle de la marchandisation du savoir, et, dans la foulée, celle du productivisme capitaliste étaient, bien au contraire, consubstantielles à la psychanalyse telle qu'elle m'avait à l'époque captivé et telle qu'elle me paraissait digne d'être poursuivie - par-delà ses abâtardissements divers, son flirt poussé avec Heidegger et avec le structuralisme. " (p. 166).

Le paradoxe, chez Eyguesier, nous paraît parfois être que sa défense d'un réveil social et politique de la psychanalyse, son objectif d'une compréhension par les psychanalystes eux-mêmes de l'ampleur de la catastrophe capitaliste et du lien nécessaire à établir entre le caractère collectif de celle-ci et le caractère individuel et atomistique de la misère névrotique se heurtent, chez lui, au sentiment - spontanément pessimiste - d'une certaine inutilité, voire d'une certaine nocivité de l'agitation politique consciente. Le recours à Lacan nous semble alors, là, parfaitement symptomatique, autant que sa préférence adornienne, Lacan étant cet individu convoqué par Eyguesier pour son intérêt "subversif", mais au sujet duquel ce dernier déclare aussitôt :

" En réalité, le propos de Lacan n'était pas tant de séduire la part préférée de son auditoire échauffée par les événements, que de les persuader qu'en jetant leurs forces dans la subversion révolutionnaire, ils allaient non seulement s'y brûler les ailes, mais renforcer le capitalisme, car la contestation "c'est encore ce qui, dans le capitalisme, peut le mieux le servir". La carte maîtresse qu'il opposa à la tentation de l'action révolutionnaire était la conquête d'un savoir en lui-même subversif. " (id.)

Bien évidemment, ici, nous nous séparons de lui. Adorno, lui aussi, stigmatise (dans Minima Moralia) l'agitation révolutionnaire, qu'il assimile abstraitement à une sorte de fringale activiste, une mode de celles dont la Domination impose, chaque seconde, quelque nouvelle mouture équivalente. Poser que le capitalisme se renforce du fait même de sa critique pratique, du fait même du désir d'une telle critique montant dans le coeur de la jeunesse nous paraîtra toujours simplement inepte. Qu'on jette un oeil, par contraste, sur la situation présente désespérante, où dominent, chez ladite jeunesse, l'analphabétisme politique, l'individualisme réflexe, et prédateur, bref la facticité absolue, et qu'on revienne ensuite nous voir pour nous ressortir, bien posément, ce genre d'aberration typiquement gauchiste. Les situationnistes, dont parle avec enthousiasme M. Eyguesier, avaient en 1968, bien autre chose à faire qu'à savoir. L'émeute, le combat de rues et l'incendie de voiture qu'ils pratiquaient avec bonheur (ou du moins célébraient) à l'époque, ne leur semblaient point tant renforcer le capitalisme qu'à Jacques Lacan ou Theodor Adorno. Pour M. Eyguesier, on ne sait pas trop. Notons seulement que son livre ne grouille pas, doux euphémisme ! d'appels concrets à l'insurrection ignée ou à la révolution apocalyptique. Une fois, il accorde en substance, comme en manière de confession arrachée, que de nouveaux Mai-68 feraient sans doute effectuer des bonds de géants à bien des cures analytiques piétinantes. Mais de manière générale, il est surtout question dans ce livre, s'agissant d'un "réveil du politique", d'anti-libéralisme, d'alter-mondialisme ou autres haltères lourdement équivalentes : du référendum de Maastricht, par exemple, ou de celui de 2005 - la chose revient deux ou trois fois sous sa plume - sur la ratification du Traité européen (auquel ses collègues psychanalystes de gauche auraient, à l'en croire, voté oui ! comme un seul libéral, ce dont nous nous foutons pour notre part assez considérablement). Une certaine nostalgie, d'un monde-qu'était-mieux-avant, autrement dit petite-artis-anale (puisse M. Eyguesier nous pardonner celle-ci) affleure aussi, çà et là, dans sa Psychanalyse négative. L'hommage récurrent à Jean Giono-l'anti-moderne satisfait cette fonction nostalgique, Eyguesier évoquant " son opposition à la barbarie de la guerre de 1914-1918 (Les Grands Troupeaux) [qui] prend à cet égard un relief inaperçu, loin du pacifisme mou qui lui est souvent reproché : c'est le refus de l'homme enraciné d'être liquidé soit comme lubrifiant de la machine soit comme chair à canon ; c'est l'appel au maintien des communautés ; c'est surtout, le distingo permanent entre ceux qui vivent dans l'instant, qui est, et ceux qui sont aliénés par l'avenir, qui n'est pas. " (p. 104). Tout cela est évidemment plus que discutable, dans une perspective utopique, notamment, où la matière elle-même serait essentiellement considérée comme devenir, comme tournée vers l'avenir, et où une logique potentielle de l'être viendrait précisément fournir, sous forme d'espoir, l'antithèse absolue de l'aliénation. On imagine aussi notre relative impatience à la découverte du point de vue antiprogressiste de Giono-Eyguesier quant à l'existence restée pure et vraie de certain coin de village portugais traditionnel (p.78), ou quant à cette " bonne vie que menaient les paysans de haute Provence en se contentant de ce qu'ils avaient sous la main. La découpe du lard sorti du saloir sur la planche qui le maintenait à l'abri de l'humidité plus que des regards. Les surplus vendus pour acheter le tabac et payer le tailleur de C., dans la vallée de la G., etc" (p. 105). Il serait vain cependant de conclure ici à quelque excédent réactionnaire simpliste. L'excellent chapitre VI (Le psychanalyste limité) des " autres essais " de Psychanalyse négative, consacré à l'authentiquement réactionnaire Melman - étrillé par un Eyguesier pour qui l'horreur de la désublimation répressive marchande actuelle, de " l'offre falsifiée de satisfaction de [la] pulsion " (p.69) : pornographie, libéralisme sexuel injonctif, etc, ne saurait justifier l'appel au retour d'un bon vieux temps pudibond et/ou patriarcal où les mômes savaient rester à leur place - est là pour le prouver. On eût seulement apprécié, au passage, qu'Eyguesier, évoquant cette " desexualisation de la sexualité dont Adorno fait un des traits de l'avilissement de l'homme du monde de la production totale " (p. 100) ne négligeât pas à ce point, là-dessus, Éros et civilisation et son éloge (anti-primat génital) de la réérotisation du sexe, via la régressivité perverse-polymorphe. Marcuse est cité une fois ou deux, dans son livre, et puis c'est tout. Adorno rafle la mise. Ce qui ne va pas sans poser de sérieux problèmes, comme nous l'allons bientôt voir.

Présenter, donc, les divers types de position évoquées plus haut comme politiques par excellence est tout à fait possible, et certes relativement cohérent avec la défense eyguésienne annexe d'un Lacan fustigeant la pratique critique au nom d'un savoir supérieur. M. Eyguesier cite comme l'une des habitudes de sa propre pratique analytique le conseil de lecture (lisez Marx, les situs, etc) délivré aux patients ayant un jour poussé la porte de son cabinet. Lire et apprendre des choses, ce serait déjà changer l'essentiel. Oserons-nous lui avouer, très humblement, le fond de notre pensée ? Cette position n'est pas loin d'accuser les caractéristiques principales du théoricisme, croyance platonicienne à une réalité des idées dont Marx avait, en son temps, cruellement révélé l'ineffectivité historique, et matérielle, dans sa terrible "critique de la critique critique" stirnérienne. Et quand M. Eyguesier rappelle l'anecdote d'un Lacan rembarrant un maoïste quelconque venu le racketter de quelques deniers pour la cause, au nom du fait que, mazette ! "La Révolution, c'est moi !" (p. 166), cette attitude évoque fortement l'idélisme universitaire voisin d'un Horkheimer, d'un Adorno, voire - dans une moindre mesure - d'un Marcuse pas insensible, dans sa définition de la "Théorie Critique", à la figure platonicienne (autoritaire) du Roi-philosophe-législateur, un Marcuse pour qui la pratique doit indéniablement avant tout chercher son idée, la théorie toujours précéder et fonder l'action. Du moins, chez lui, la libération du psychisme humain était-elle, bon an mal an, indissociable d'un bouleversement matériel anti-économique des structures sociales. On éprouverait les plus grandes difficultés à trouver semblable voeu bouleversant chez Lacan, en dépit, donc, des divers diagnostics émis par lui (de manière théoriquement décisive, selon M. Eyguesier) quant au caractère éminemment social du malaise névrotique (mais alors Freud le dit déjà, et pour nous tellement mieux que lui), à cette indexation opérée par Lacan de son plus-de-jouir ! injonctif libéral-libertaire sur le plus-de-valeur marxien, à cette transmutation contemporaine du Père, développée par lui (mais Marcuse, pour ne citer que lui, dans son article Vieillissement de la psychanalyse, l'apercevait avec tellement plus de pertinence, tellement plus clairement et radicalement, au début des années soixante), transmutation structurant des moi faibles, avides de se résoudre dans quelque solution sexuelle sans question, dans un conformisme marchand témoignant d'une renonciation à toute investigation autonome de la pensée. Cette dernière hypothèse, plus spécialement eyguésienne, d'une suprême importance (quant à l'aliénation marchande future) de cet échec fondamental des investigations sexuelles précoces de l'enfant, brimé par la morale dans son goût de la recherche, de la fuite, bref du voyage d'apprentissage ou scientifique (au sens non-scientiste du terme), nous paraît, reconnaissons-le ici, extrêmement féconde (" la névrose résulte d'une capitulation de la pensée devant la parole officielle, la solution sexuelle n'en étant que la conséquence ", p. 83). Cette curiosité enfantine, cette appétence rationnelle primale représente, selon Eyguesier, tout ce qu'il s'agit de retrouver, tout ce qui, pour lui, guérira le névrosé. Elle incarne tout ce à quoi s'oppose pour lui une psychanalyse encroûtée dans des dogmes inopérants, et aveugle au déracinement massif, à la déqualification radicale (sous couvert, notamment, de cette fameuse et tragique "extension de compétences") provoquée - chez des patients qui la font pourtant vivre en se saignant aux quatre veines (ce dont les psys se moquent comme d'une guigne depuis Freud : une indifférence dont Eyguesier donne de terribles et édifiants exemples à charge) - pour une part essentielle par le triomphe absolu de la valeur d'échange capitaliste et de son inhumaine division du travail sur laquelle la psychanalyse n'a, semble-t-il, aucune intention de rien dire, sans parler d'intervenir. Cette critique, juste, impitoyable, du broiement psychique par le travail contemporain, la " chose technologique " et son " réel terrifiant " (ainsi que de l'ahurissante non-réaction suscitée, chez les psychanalystes, par l'évidence d'une telle mutilation) constitue probablement le plus grand intérêt de cette Psychanalyse négative, à qui elle offre ses plus belles pages : " Je propose donc ici, avec la force tirée de l'épreuve, de tracer une équivalence entre la mise à distance de la "chose freudienne" et la levée du refoulement dans la parole publique - mettant à distance la chose technologique sous tous ses aspects de maîtrise : maîtrise de l'angoisse, de la production à tout-va, des conséquences multiples et aujourd'hui quasiment indénombrables du réel terrifiant. Plus précisément, mon hypothèse psy est que la levée du refoulement ébauchée dans une cure a toute chance de rester prisonnière de l'analyse elle-même, donc de la névrose de transfert, si elle n'est pas répétée, reprise dans un espace public où il pourrait enfin être débattu d'une "morale du réel." (p. 217)
Mais est-ce encore une "hypothèse psy" que cela ?
Car les psys, ne serait-ce point justement ces gens-là qui " rabattant l'ensemble des "troubles névrotiques" sur la particularité sexuelle (...) ont sans le savoir ni le vouloir, nolens volens, donné la main à une nouvelle orthopédie. En hypostasiant le sexe et le travail, ils ont méconnu qu'ils s'agissait avant tout dans les cures de restaurer a minima des individualités liquidées par un monde où même le sexe et l'oeuvre sont passibles de catégories économiques. " (p. 54) ?

Le paradoxe généralement à l'oeuvre ici, associant donc contradictoirement exigence de réveil et conscience (malheureuse) de son impossibilité presque accomplie (sous forme d'une absence, signifiant forcément ladite impossibilité, de toute perspective révolutionnaire), constituerait la touche proprement adornienne du livre. À ceci près que Pierre Eyguesier ne lit pas exactement chez Adorno les mêmes choses que nous. Chez Adorno, sans même parler de perspective révolutionnaire, c'est le réveil qui est impossible. "La rationalité associée à la domination est elle-même à la racine du mal." (Dialectique de la raison). On ne saurait être plus éloigné d'un Freud Aufklärer. Adorno est le penseur des impossibilités de la raison, de son orientation génétiquement dominatrice, instrumentale et totalitaire. La Dialectique de la raison (d'Adorno-Horkheimer) va, rappelons-le, jusqu'à considérer les ruses d'Ulysse, et sa tendance cartographique à identifier les divers univers qu'il traverse, comme une simple première ébauche de cet esprit idéaliste bourgeois enragé ("L'idéalisme est une rage" dit la Dialectique négative) prétendant ainsi dès l'origine arraisonner la Nature, réduire ses objets à une équivalence générale : un esprit condamné à finir - à terme - sous la forme même de ce Mythe auquel la raison succédait, et qu'elle prétend partout, aujourd'hui plus que jamais (ou plutôt, donc : comme jamais, puisque l'histoire disparaît) remplacer. C'est en ce sens, nous semble-t-il, que Pierre Eyguesier convoque souvent Adorno à contre-emploi. Lorsqu'il évoque, par exemple, " le politique (...) constituant les bases mêmes de la raison " (p. 43) précisant : "La politique comprise en ce sens est ce qui empêche de délirer. Qui fait en sorte que la raison ne se dégrade pas en mythe, en raison-irrationnelle (Adorno)." (id.), il semble oublier que, pour Adorno, cette dégradation se trouve inscrite, pour ainsi dire, au programme génétique de la Raison. La Raison s'autodétruit de toute nécessité. Le fascisme lui-même ne fait que vérifier son principe technique et dominateur. Celui qui pense s'opposer rationnellement à la Domination le fera avec les seules armes que celle-ci lui fournit, et se retrouvera de fait encore et toujours placé dans son orbite. Tel est le cercle adornien, ce nihilisme anti-pratique que Bloch persifle avec violence dans son Athéisme dans le christianisme : " Dans une telle démarche, il convient certes de ne pas exagérer, ni surtout d'isoler le mal ; comme ce fut la mode dans certains élans de pessimisme ou, chez Adorno, avec le jargon de l'inauthenticité du Bien. Car on va alors au-delà encore des pleurnicheries évoquées précédemment, au nom d'une dialectique strictement négative que Marx, et Hegel lui-même, ont dû relativiser car on peut être sûr qu'elle n'est plus une lutte, qu'elle n'est plus l'algèbre de la révolution." (p. 306).

Pour toutes ces raisons, quant au "délire" auquel la Raison bien comprise, c'est-à-dire la raison politique s'opposerait selon Eyguesier, nous dirions, nous, à peu près l'inverse s'il s'agissait de définir la position d'Adorno. Adorno (dont Psychanalyse négative reproduit là-dessus une citation-clé, p. 49 : " la tâche du dialecticien serait donc d'amener cette vérité du fou à la conscience de la raison qui est en elle, etc") fut probablement le plus grand défenseur du délire, de la folie, de l'extinction de l'identité (autrement dit de la logique). Ce qu'il refuse de voir, une fois qu'il accepte l'hypothèse freudienne de l'inconscient, c'est la haute rationalité stratégique du comportement de celui-ci : ce qui, pour nous, installe précisément Freud dans la continuité de la tradition rationaliste. Même le clivage ou l'éclatement conservatoire du psychisme post-traumatisé, étudié par Ferenczi, participe d'une telle stratégie, et la folie que Ferenczi valorise lui aussi est une folie de défense, bien plutôt une continuation de la raison que la fin, ou l'extérieur définitif de celle-ci. Le fou, chez Ferenczi, est simplement plus intelligent que le normal, voit et comprend plus finement les choses et cette supériorité le pousse, vis-à-vis du normal (limité) à la bienveillance et la protection solitaires. Quand Pierre Eyguesier présente son projet comme " la réinjection " au sein de l'analyse " d'une dose de matérialisme historique" (p. 110), s'aperçoit-il qu'il s'oppose là au "délire" tel que conçu par Adorno, le penseur anhistorique par excellence, dont le statisme, l'ignorance du temps (Ulysse, Hegel et M. Jourdain, même combat), et l'apologie du délire individuel (apologie de la contradiction irréconciliée, de la non-identité maintenue) procèdent (pense Adorno) de l'inconscient freudien lui-même ? "L'analyse ne peut pas grand-chose quand rien dans l'histoire ne prend le relais " (p.111), écrit Pierre Eyguesier. Sous-entendu, un relais libérateur. Certes, mais d'une part "l'analyse brise souvent ce qu'elle libère" (Minima Moralia), d'autre part l'histoire qui, seule, pourrait alors installer d'autres cadres collectifs, politiques, d'épanouissement  de cette psyché libérée, ne peut jamais, pour cet Adorno qu'Eyguesier érige en modèle de réveil et de résistance critique, que repasser tragiquement les plats de la Raison dominante. Il serait donc totalement vain d'attendre quelque émancipation que ce soit, quelque sortie que ce soit par l'histoire du délire capitaliste (Eyguesier), dès lors que, de toute absoluité, 1°) le délire seul délivre, 2°) l'histoire n'existe pas, car 3°) toujours la Raison trahit. Notons ici que le manque de sens historique représente, aux yeux d'Eyguesier, le grand péché de Freud. Il a évidemment bien raison, mais nous nous expliquons assez mal sa forte tolérance, pour ne pas dire le contre-sens qu'il commet alors, symétriquement, sur telle attitude extrêmement légère de Lacan relativement à la précision historique (et pourtant présentée par Eyguesier comme preuve de l'importance de ladite précision aux yeux de Lacan) : " peu importe, dit Lacan en substance, le moment et les lieux où a commencé l'accumulation du capital " (p. 173). Et en effet, dans la foulée, citation est donnée de cette plaisante parole du Maître : " Nous n'allons pas nous casser les pieds à savoir si c'est à cause de Luther, de Calvin, ou de je ne sais quel trafic de navires autour de Gênes, ou dans la mer Méditerranée, ou ailleurs, car le point important est qu'à partir d'un certain jour, le plus-de-jouir se compte, se comptabilise, se totalise, etc". " Je me dis qu'Adorno aurait eu de l'intérêt à le lire " écrit Eyguesier.
Y a des chances, oui, et pour cause ! comme nous l'avons pu voir déjà. L'intérêt d'un Karl Marx, en revanche, ou de tout autre "matérialiste historique " conséquent et convaincu se fût à notre avis épuisé beaucoup plus rapidement. Attendu que " la méconnaissance de l'histoire a pour conséquence d'imputer la totalité des symptômes à la structure, comme cela se vérifie dans la propension de Freud à rendre compte du refoulement par des mythes " (id.).
Lacan, on l'a vu, s'en sortirait donc apparemment mieux.
Quant à la détestation qu'éprouve Adorno le dialecticien-bloqué pour la logique rationnelle hégélienne du système, elle le pousse malgré tout à opposer formellement, selon une tradition d'ailleurs marxiste et posant elle-même problème, la méthode dialectique - réputée, seule, non-corrompue - au système. C'est oublier (et Bloch le rappellera à la fin des années cinquante, en s'attirant pour cela les foudres des staliniens est-allemands) que le système idéaliste lui-même recèle une vertu émancipatrice dès lors qu'il détruit les faits pour eux-mêmes, la totalisation des faits leur fournissant un sens permettant de sortir du "délire", de cette aliénation qui est surtout séparation, dans le temps ou l'espace (Gabel). S'en tenir, comme Adorno, à l'objet même, au particulier, en refusant farouchement - comme un projet d'entrée de jeu totalitaire - toute identification de cet objet à un autre, toute identification des différences, d'une situation à une autre (pour transformer celle-ci, par exemple, en une situation de classe ou, à parler encore plus radicalement le langage de la logique : de genre), c'est sanctifier la séparation, abolir toute rencontre, tout possible commun (bref abolir "le politique", au sens d'Eyguesier). Cela revient à éterniser, quoi qu'on en dise, la Domination. Si le névrosé ne peut comprendre sa fuite dans la névrose comme comportement légitime directement collectif et social, si le délire n'est jamais qu'une forme de libération individuelle, irréductiblement particulière vis-à-vis de sa propre souffrance (l'expérience de la souffrance du monde, de la "galère" étant reconnue à la fois chez Adorno et Lacan, à juste titre, comme la seule susceptible de valider mon humanité),  alors on comprend mieux " l'affirmation de Lacan dans Télévision qu'il n'y a de sortie du capitalisme que singulière, un par un..." (p. 45). Mais est-ce la propre position d'Eyguesier ? Lui qui fustige efficacement, chez ces psychanalystes promoteurs de ladite "sortie-un-par-un", " l'attrait pour l'argent ", " leur peur de manquer (de patients, d'un reçu pour l'achat d'un livre ou un repas au restaurant..." (id.) ? On en douterait. On lui rappellerait volontiers en tout cas, ici, les agissements ordinaires d'un Horkheimer et d'un Adorno, au retour de leur exil américain : nous parlons là de leur chasse au poste, aux places et à l'influence, de la surveillance jalouse de l'extension de leur pouvoir universitaire (Rectorat de la Faculté et Institut Sigmund Freud, à Francfort, Institut  Max Planck, à Berlin) et médiatique (leurs entrées aux Frankfurter Hefte, aux éditions Suhrkamp, à la Hessischer Rundfunk, ou encore les débats et l'acoquinage radiophonique et télévisuel d'Adorno avec le très réactionnaire Arnold Gehlen fournissent là-dessus assez d'exemples notoires), lorsque - protégés de fait par l'Amérique libérale - nos deux pourfendeurs de Mass media et d'Industrie culturelle se livraient, entre deux déclarations d'affection envers les USA "anti-totalitaires" (bombardant alors sauvagement le Vietnam avec le soutien officiel d'Horkheimer - contre Marcuse - ce que les étudiants allemands d'alors ne pardonnèrent pas), au toilettage consciencieux - avant réédition officielle - de cette Dialectique de la Raison ayant décidément gardé de sa jeunesse sulfureuse beaucoup trop de traces crypto-marxistes désormais bien embarrassantes... Il est vrai que la théorie domine toujours la pratique, n'est-ce pas ? Et que nous avons mauvais fond, répétons-le encore, d'aller ainsi fouinasser vilainement du côté sombre et inutile de la pratique des théoriciens émancipateurs. Adorno reproche à Marx, quelque part dans sa Dialectique négative, d'en être resté, avec sa promotion de la praxis tous azimuts, au postulat de base de la raison bourgeoise, de la raison prétendant dompter son monde, l'instrumentaliser au rythme de son activisme fébrile. La meilleure défense, y a pas à dire, c'est l'attaque.
Mais revenons-en, terminalement, à Pierre Eyguesier écrivant, page 111 de son beau Casa do Fim (le texte introductif de sa Psychanalyse négative) :

" J'aurais pu intituler ces essais : "Lacan avec Adorno". Je me dis en effet au moment de le boucler que ces deux auteurs ont été en permanence des guides sûrs de ma tentative. Mon regret, au bout du compte, c'est que Lacan n'ait pas fait un tour en voiture avec Adorno - cela lui aurait évité de le faire avec Heidegger."

Nous lui répondrons que, pour notre part, on se serait volontiers satisfait d'un seul tour d'auto-tamponneuse en compagnie de Guy Debord, Wilhelm Reich ou Herbert Marcuse.
Avant de le saluer très amicalement.
Et de lui sauter (voir ci-dessous le commentaire n°6) souhaiter un bon dimanche...


jeudi 11 juin 2015

Babamüll

Theodor Adorno, babamüllien en puissance.


Novembre 1942 (aucune date plus précise n'étant spécifiée pour ce rêve) :

« Je discutais avec mon amie X des arts érotiques dont je la jugeais capable. Je lui demandai alors si elle pourrait par le cul [en français dans le texte]. Elle accueillit la question avec beaucoup de compréhension et répondit que certains jours elle pouvait, certains autres non. Aujourd'hui justement c'était impossible. Cela me parut plausible, mais je me demandai si c'était la vérité ou un prétexte pour se dérober à moi à la manière des putains. Elle expliqua alors qu'elle pouvait faire d'autres choses, bien plus belles, des choses hongroises dont je n'avais sans doute jamais entendu parler. À ma question avide, elle répondit : eh bien, par exemple, le babamüll. Elle commença à m'en faire l'analyse. Mais il s'avéra bientôt que cette prétendue perversité était une opération financière très compliquée, qui m'était parfaitement incompréhensible mais de toute évidence illégale, une sorte de méthode sûre pour émettre des chèques sans provision. J'attirai son attention sur le fait que cela n'avait rien à voir avec les choses de l'amour qu'elle m'avait promises. Mais elle me signifia d'un air supérieur et inflexible que je devais faire bien attention et avoir de la patience, le reste allait venir. Comme je ne comprenais plus le contexte depuis longtemps, je doutais d'apprendre un jour ce qu'était le babamüll.»

(Theodor Adorno, Mes rêves)