samedi 28 mars 2015

Victoire !


Le mieux, pour approcher la merveille, est de remonter l'aile Sully, pour aboutir dans la salle des Caryatides, figurant ces géantes dont la pointe délicate des seins vous incite - cruelle et délicieuse, et dominé que vous êtes - à remonter vers eux, en léchant, et dévorant, tout ce que l'appétit vous suggère, au gré de rampements soumis d'escargot vil, baveux et misérable. Puis de venir saluer Homère, Hésiode, Pan retirant une épine du pied d'un satyre, et toute cette foultitude de créatures héllènes, nos déesses, nos dieux éternels, ivres et voluptueux, qui feront toujours le bonheur de vivre, parmi ce monde de curés hostiles et méchants. Vous croiserez sur votre chemin la Vénus de Milo, entourée de ces bustes de marbre étêtés aux seins plaqués de tissu inondé (comiquement dénommés, après coup : de pudicité) ainsi qu'un panthéon de sexe et de fesses bombées, dont celles de l'infâme Arès, hélas ! les plus émouvantes, non moins que ses débordements abdominaux, le mufle. C'est au croisement de l'aile Denon, enfin, au sommet du grand escalier Daru, que vous la devinerez déjà, dans un bruissement de plumage, bien avant que de l'apercevoir. Elle y est de retour, après des années de restauration, comme ils disent. 
Elle est sublime.
Socle de marbre gris de Rhodes, partie gauche du buste et aile droite de plâtre reconstituées, paraît-il. Certes. Aucune importance. Car voilà cette cuisse gauche servie par la poussée terrible du talon, cette courbure d'élan guerrier, et de pleine santé. A-t-on jamais admiré virilité plus authentique, merci ô femmes ! ni force plus irrésistible que cet écrasement annoncé de l'adversité la plus résolue, la plus laideronne et multiple ? Car voilà la Victoire elle-même, en marbre de Paros, témoignant de quelque réussite navale et militaire, de quelque rosserie grandiose, selon le mot de Léon Bloy, dont l'Histoire peine à recouvrer l'emplacement, ni le nom des protagonistes exacts, et c'est justice d'indifférence. Aucun texte, aucune appréciation notable n'en révèle la signification, depuis ce jour maudit où quelque sombre margoulin français aura décidé d'en dépouiller le sol béni des Grands Dieux de Samothrace, lesquels, orphelins d'elle, attendent à présent son retour, dans le vide et l'espérance. 
L'espérance, justement, serait un de ses usages possibles : la Victoire portant secours traditionnel aux naufragés. Mais lesquels, bon dieu ? Nous autres, naufragés modernes, lorsque nous agrippons notre oeil, éméché, sur cette cordelette martyrisant ses seins, qui les écrase, les tire et les montre saillant dessous, encore, ce tissu mouillé de plissements divins, lorsque nous nous délectons à mort de ce velouté de plumes arqué tel l'envergure d'un Satan bienfaiteur, il n'est que ce pur appel qui nous tienne, nous arrache à toute cette boue, nous plaque contre sa poitrine, nous mène au soleil jusqu'à fondre. Il nous domine, nous protège, il veille. Nous ne nous connaissons pas encore du fait que nous sommes infinis, et voilà ce que nous chante cet appel-là, vers quoi au juste ? Peu importe. Cet appel, c'est la seule chose de vrai, la seule vérité inconnue, inconnaissable et surtout absolument familière.

jeudi 26 mars 2015

On s'y retrouve ?


http://fr.wikipedia.org/wiki/Abus_sexuels_sur_mineurs_dans_l%27%C3%89glise_catholique

(Toutes les infos pratiques en cliquant sur l'image ou ICI !)

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans...

mardi 24 mars 2015

État critique

(Cornelius von Max, Les singes critiques d'Art, 1899).

On notera, dissimulées dans le tableau sous forme d'inscriptions à peine déchiffrables (le "München" sur la caisse, un possible "Tristan" apposé sur une étiquette à l'extrême-gauche...) quelques allusions sarcastiques probables à Richard Wagner, ou plutôt à certaine réception précocement hostile de son oeuvre. 

« Il semble que tout est muet autour de nous, que les ailes n'ont pas de frissons, que le vent n'a pas de plaintes, les voix pas de musiques, et que tout naît, se meurt et meurt dans l'éternel silence.
Nous sommes vraiment de misérables gamins, destructeurs inconscients du beau et du vrai, à qui toute grandeur, toute éloquence, toute sincérité échappent. Peuple de blagueurs, multitude grimaçante de cabots, nous n'aimons que l'exagération du mot, le grincement bête du rire, le drapeau théâtral des douleurs. Il faut que nous voyions toutes choses à travers des cinquièmes actes de vaudeville et de mélodrame, et que nous forcions la nature et la vie à se plier à toutes les déformations de l'esprit - esprit de concierge et de chroniqueur.»

(Octave Mirbeau, 21 novembre 1884, in Notes sur l'Art).

Péché

 
Châtiment de la pratique sodomite, 
tel que conçu par Michel-Ange 
avant le badigeonnage de Daniele da Voltera.


« Emporté par son sujet, l'imagination égarée par huit ans de méditations continues sur un jour si horrible pour un croyant, Michel-Ange, élevé à la dignité de prédicateur et ne songeant plus qu'à son salut, a voulu punir de la manière la plus frappante le vice alors le plus à la mode. L'horreur de ce supplice me semble arriver au vrai sublime du genre. » (Stendhal)

(Ci-dessus, relevé d'une fresque de Michel-Ange, Chapelle Sixtine, Rome. Extrait de l'Art profane à l'Église, Paris, 1908).

dimanche 22 mars 2015

A voté !

 
                                            Realised with Photocheap ® (made in France).

vendredi 20 mars 2015

Parti de la Genèse


« Le propos ultime de Marx était " le développement de la richesse de la nature humaine " ; cette richesse humaine ainsi que celle de la nature en général sont exclusivement contenues dans la tendance-latence, où le monde se trouve - vis-à-vis de tout. Dans cette perspective, il apparaît alors que l'homme vit encore partout dans la préhistoire, que toute chose se trouve encore avant la création du monde, s'entend d'un monde de bon aloi. La genèse réelle n'est pas au début, elle est à la fin. »

(Ernst Bloch, Le Principe Espérance).

jeudi 19 mars 2015

Frankfurter allgemeine

Bien sûr, il faut apprécier le féminisme d'avant-garde...

... et les artistes qui vont avec. Sans parler d'entraver quelque chose à l'alboche. Si, outre ces trois premières qualités, vous ajoutez celle d'habiter non loin de Hambourg, pourquoi ne pas vous rendre brièvement à la Kunsthalle de cette ville, qui consacre ces temps-ci une exposition à la Feministische Avant-garde des années 70 ? (1970, s'entend, ce qui exclut de fait toute référence à Nina de Villard et sa bande, ce qui est fort chagrinant, mais enfin, passons). Que faire ensuite, après le spectacle, nous demanderez-vous ? En d'autres termes : où aller boire pour oublier ? Certes, gentrification universelle oblige, la Reeperbahn ne doit plus être, de longue date, si même elle existe encore formellement, cette sündingste Strasse der Welt («rue la plus débauchée du monde») que l'on connaissait jadis. Et l'on produit sans doute plus désormais, du côté d'Altona, de graphistes PAO ou d'architectes en série que de libelles érotiques subversifs. Mais enfin, tentez votre chance. Qui sait ! Il suffit, après tout, d'une belle rencontre pour sauver sa journée, en Allemagne comme ailleurs. 


À noter que dans le cadre de cet événement (note pour plus tard : il faudrait vraiment que nous arrêtassions, nous-mêmes, de nous exprimer comme des cadres artistiques), la plate-forme CALL propose une série d'installations et montages sonores baptisée, quelle surprise ! AUDIOCALL. Marie Rotkopf y propose, par exemple, son Manifeste anti-romantique, ce qui a évidemment pour nous valeur d'agression, mais bon, au temps lointain de notre adolescence, la dame - que nous avons un peu connue - ne manquait ni d'énergie ni d'intelligence, ni même d'humour et d'auto-dérision, tous éléments dont nous vous suggérons d'aller vérifier la permanence hambourgeoise tranquille, tout au moins la longévité.


mardi 17 mars 2015

Fléau social

 

(Dessin de Jean-Marc « Wilhelm Reich » Reiser, 1980).

" Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant..."

L'odeur de la mangeaille

 
Don Westlake

« Ce qu'il y a, c'est que je ne suis pas écrivain. Mais peut-être ai-je suffisamment insisté là-dessus ? Tant pis. C'est ça, mon drame. Par un caprice de la destinée, j'ai été introduit dans une salle où se déroule un festin inouï. Autour de moi, les gens se pressent vers la table, et plus ils avancent, plus exquis sont les mets. Je n'avais pas faim avant d'entrer, mais l'odeur de la mangeaille, le spectacle des convives en train de se régaler, j'ai fini par être pris de fringale, moi aussi. Mais pour avoir à manger, il faut le demander. Et moi, je ne parle pas la langue. Je ne sais que montrer du doigt. Et quand on montre du doigt, on n'a droit qu'aux patates bouillies. Alors, je mange mes patates bouillies, en regardant les autres s'empiffrer de caviar autour de moi, et en regrettant amèrement de ne pas parler la langue. »

(Donald Westlake, Adios Schéhérazade).

Humour

« Deux juifs sont poussés vers la chambre à gaz, à Auschwitz-Birkenau. L'un d'eux s'adresse alors vers (sic) l'un des SS pour lui demander un verre d'eau, c'est sa dernière volonté.
Son camarade lui pose le bras sur l'épaule.
– Ne fais pas d'histoire, Mordechaï, tu vas nous attirer des ennuis. »

(in L'humour juif, une anthologie littéraire, présentée par Alain Oppenheim).

lundi 16 mars 2015

Chat noir


« Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’oeil perdu présentait, il est vrai, un aspect effrayant ; mais il n’en parut plus souffrir désormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude ; mais, comme je devais m’y attendre, il fuyait avec une extrême terreur à mon approche. Il me restait assez de mon ancien coeur pour me sentir d’abord affligé de cette évidente antipathie de la part d’une créature qui jadis m’avait tant aimé. Mais ce sentiment fit bientôt place à l’irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrévocable, l’esprit de PERVERSITÉ. De cet esprit la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sûr que mon âme existe, je crois que la perversité est une des primitives impulsions du coeur humain, — une des indivisibles premières facultés ou sentiments qui donnent la direction au caractère de l’homme. Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir ne pas la commettre ? N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c’est la Loi ? Cet esprit de perversité, dis-je, vint causer ma déroute finale. C’est ce désir ardent, insondable de l’âme de se torturer elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire le mal pour l’amour du mal seul, — qui me poussait à continuer, et finalement consommer le supplice que j’avais infligé à la bête inoffensive. Un matin, de sang-froid, je glissai un noeud coulant autour de son cou, et je le pendis à la branche d’un arbre ; — je le pendis avec des larmes plein mes yeux, — avec le plus amer remords dans le coeur ; — je le pendis, parce que je savais qu’il m’avait aimé, et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère ; — je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un péché, — un péché mortel qui compromettait mon âme immortelle, au point de la placer, — si une telle chose était possible, — même au-delà de la miséricorde infinie du Dieu Très-Miséricordieux et Très-Terrible. »

(Edgar Poe, Le chat noir. Traduction : Charles Baudelaire).

dimanche 15 mars 2015

Éthique étique de l'équipe (à Robert)

 
« Son équipe. Une bonne équipe. Voilà ce qu'il lui fallait, à Robert, pour se dire que la vie n'est pas si pourrie, finalement, fût-ce au milieu des pires coups du destin. »
(Alassane Fingerweig, Petites insécurités).

vendredi 13 mars 2015

L'insurrection qui vient en métro

Messieurs-dames, contrôle des tickets, s'il vous plaît...


lundi 9 mars 2015

Entretien avec RUINE (1) Mort au street art !


L'exposition du Kamarade RUINE, dont nous vous avons déjà causé ici même, se tient en ce moment à Montreuil, chez les tatoueurs de FATALITAS (au 3, rue Édouard Vaillant). Cette exposition, sans commissaire (une fois n'est pas coutume), nous a littéralement enthousiasmés. Le gars RUINE nous a accordés à cette occasion un long et délicieux entretien, dont voici, illico, la première partie présentée. L'expo, c'est jusqu'au 14 mars prochain. Courez-y, mauvais garçons et mauvaises filles que vous êtes...

 

LE MOINE BLEU : Salut, RUINE. Bon, on s'est laissé dire que le street art, en fait, c'était comme Dieu : que certains l'avaient rencontré, et même touché. Est-ce que tu fais partie de ceux-là et si oui, du coup, pourrais-tu nous décrire un peu la bête ?

RUINE : Alors, hum hum, commençons par cette foutue appellation, le "street art". À mon avis, derrière ce concept fourre-tout inventé par les marchands du temple, se camoufle une triste récupération de 30 ans de vandalisme-créatif urbain qui avait su, jusqu'à il y a peu, éviter toute récupération de par son attitude hostile envers le milieu de l'art comptant-pour-rien. Triste reconnaissance que tous ces spots de pub avec du graffiti, du hip-hop et de la rébellion adolescente emballée-c'est-pesé-pret-à-emporter. Mais pourtant, on dirait que de nombreux arrivistes y trouvent leur compte, tout en renflouant leur compte en banque... Rien de bien nouveau au royaume de la marchandise, qui a su, au cours des années 70, 80 et 90, avaler et digérer, pour mieux les détourner de leur sens initial, tous les mouvements de contre-culture issus de la jeunesse rebelle : du rock'n'roll au punk, en passant par les situs, les poètes beat, les rave parties, et j'en passe et des meilleurs. La récupération est sans fin, mais elle a très faim ! Alors, dans tout ça, comment s'y retrouver, comment rester fidèle sans être castré si on casse trop ? On a vu des putes intellectuelles déblatérer sur nos pratiques et nos idées pour mieux nous trahir et des anciens "camarades" se faire une plus-value sur leur jeunesse agitée en parlant d'expérience, voire d'erreur de jeunesse. Dans le petit monde de l'art, c'est tout naturel de se faire une réputation de "bad boy" avant de se jeter les fesses en avant et la conscience en arrière dans le milieu, quitte à cracher sur son passé et dénigrer ses anciens complices. Bon, tout ça en fait pour préciser que je ne pense pas faire de street art : j'interviens dans la rue avec la forme de graffiti la plus détestée des gens en général : le tag, celui qui claque, bien coulant, quasi-illisible et jamais à sa place. À côté de ça, je fais des pièces en atelier qui se rapprochent plus de ce que l'on a l'habitude d'appeler "art" (sans majuscule s'il te plaît !). Après, de ces activités créatrices ou vandales, chacun en fait ce que bon lui semble : une street credibility, du caca, une carrière de graphiste, quelques années de taules et un livre, ou une marque de skateboard... De mon côté, je me reconnais plus dans  dans l'idée du potlatch ! ça c'était pour mettre les choses plus ou moins au point. Sinon...

 Lady Pink - New York (1977)

LMB : Toi, comment et quand t'es-tu lancé là-dedans ?

RUINE  : Un peu sur le tard. Les seuls graffiti que j'avais fait dans ma prime jeunesse, c'étaient plus des graffiti politiques : des bombages, ce genre de choses. C'est vraiment à la fin des années 90 que j'ai découvert l'émergence d'une autre espèce de scène du graffiti vandale, qui commençait à s'éloigner de certaines habitudes avec lesquelles j'avais du mal. C'est vrai que pendant des années, par exemple, l'idée de marquer son nom partout me posait un problème : à quoi ça sert, de marquer ton nom ? Ça sert à rien. Tout ça sans réfléchir spécialement à cette réappropriation de nos territoires, de nos quartiers, de nos villes. C'est plus en ayant l'oeil tourné vers des groupes de New York, notamment un groupe de là-bas qui s'appelait IRAK (" je vole " : raking, c'est le mot d'argot des graffeurs new yorkais pour : voler, taxer, dépouiller...) que l'idée s'est imposée. Non seulement ces gars-là marquaient leur blaze, mais derrière ça, y avait autre chose, qui m'a plu. Ça devait être vers 2003, je pense. C'est là que j'ai commencé à me remettre là-dedans.

 

 Le mur légal concédé à Barry Mac Gee, avant et après l'intervention vandale des petits gars d'IRAK crew - New York, 2010.

LMB : Avant ça, est-ce que tu avais une pratique spécifiquement graphique ?

RUINE : Pas du tout. J'avais fait de la peinture avant mais la seule pratique graffiti que j'avais, c'était, encore une fois, du graffiti politique. Aller bomber la nuit avec des camarades, marquer des phrases comme :  Baisse-toi, esclave, le monde t'encule (rires) et ce genre de truc. Donc, malgré moi, effectivement, une sorte de mépris pour tous ces gens qu'allaient marquer leur nom un peu partout, alors qu'il y avait tellement d'autres choses à marquer.

 Paris - 2011.

LMB : Et la peinture, donc ?

RUINE : J'ai commencé à peindre vers 18-19 ans. Et puis ensuite, dans les endroits où je me suis retrouvé quand je suis arrivé à Paris : ce qu'on appelait des squats "artistiques ", même s'ils étaient aussi un petit peu politiques, un petit peu toxico, un petit peu mélangé... mais quand même : ce qu'ils mettaient principalement en avant, donc, c'était le côté artistique. Bon, moi, tu vois, tout gentil, arrivant d'Auvergne, à mon âge, c'était le bonheur : je voyais un peu seulement cet aspect bohème et compagnie...

 Die Kunst ist tot (L'Art est mort) - Dada à Berlin, 1920.

LMB : T'avais fait des études, avant, dans ce domaine-là ?

RUINE : J'avais passé un bac A3, Arts plastiques, avant d'arrêter les études rapidement. Et c'est vrai que ma daronne, même si elle était pas très très très érudite sur les questions de l'art, m'a emmené très jeune dans les musées, je me retrouvais comme ça à aller voir des expos avec elle, on s'y traînait : dès qu'on bougeait dans une ville, hop ! on allait voir l'expo du coin. Ça m'a donné envie, bien sûr, mais aussi ce blocage sur le mode : pour moi, c'est pas un art du peuple, ça ne nous est pas accessible. J'ai commencé à réfléchir à comment je pourrais faire. J'ai essayé de m'inscrire aux Beaux-Arts et là (rires) j'ai fait la boulette de ma vie. J'ai pris une grosse boîte en bois et dedans j'ai fourré des polaroids, des dessins, bref le peu de choses que j'avais, et je suis arrivé avec ce tiroir aux Beaux-Arts. Et là ils m'ont dit : " Mais attends ! t'es complètement taré, mon copain : normalement il faut 3 natures mortes, 2 nus, tel truc, tel truc, etc, ", et je me suis fait jeter comme un malpropre. Bon, tant pis. Après, c'est vrai que, moi, les Beaux-Arts de Paris, je les fréquentais pas mal, parce que j'allais y vendre des pinceaux, de la peinture volée aux étudiants de là-bas. J'ai même assisté à des cours de sculpture et de peinture, comme ça à l'arrache : notamment des cours de Boltanski. Pour moi, c'était juste pas mon monde. Mais bon, je me suis dit : après tout, pourquoi pas ? Et petit à petit, j'ai commencé à peindre, à récupérer un petit peu de matos, à avoir des petites envies, tout ça.

LMB : T'avais des préférences, à l'époque ? Des choses dans ce domaine qui te plaisaient plus que d'autres ?

RUINE : Pour moi, la plus grosse influence, c'était Dada. J'étais punk, moi, dès 13-14 ans. Donc, les dadaïstes me faisaient flasher, justement de par ce rapport avec le punk-rock : les collages, la provocation, l'envie de ramener l'art à quelque chose de simple, de naturel, et de désacraliser un peu tout ce milieu. J'aimais surtout les dadaïstes berlinois, qui étaient beaucoup plus politiques, évidemment, que les parisiens ou les américains. J'aime aussi beaucoup Duchamp. Et puis sinon, des influences multiples dans tous les sens. En peinture : Rauschenberg, Cy Twombly, Basquiat, George Grosz, Kurt Schwitters, Pollock, Beuys, de Kooning. Pour ce qui est du graffiti-vandalisme : Barry mc gee/Twist, IRAK crew (Earsnot, Semen, Sacer...), Azyle-BAK (brigade anti-keufs !), Stay hight 149, Blade, MQ, et les banlieusards des UV-TPK (Fuzi, Rap, Trane, Dok, Dize), ainsi que de nombreux autres, trop pour être cités, mais en général tous ceux qui essayent de sortir des règles esthétiques du graffiti et autres castrations créatrices, tout en gardant un esprit vandale et offensif, même exposés en galeries ! Souvent décriés, voire moqués à leur début, ils ont souvent fini par mettre tout le monde à l'amende et entraîner une foule de suiveurs incapable d'inventer quoi que ce soit, mais toujours prêts à sauter dans le dernier wagon du dernier truc tendance ! D'où quelque baffes et autres signes d'amitié dans certains vernissages ou certaines rues mal éclairées... J'aime bien la BD aussi. Elle a énormément compté pour moi dans ma relation à la chose graphique. Étant gamin je volais Métal hurlant à la maison de la presse de Riom (63) et j'y ai découvert de nombreux dessinateurs qui m'ont semblé en décalage avec la BD classique genre Astérix le gaulois, Tintin la poucave belge et autres Gaston-la-soumission... Parmi eux : Montellier, Jano, Ouin, Bazooka production, Voss, Crespin, Margerin, Vuillemin et tant d'autres... Voilà pour les influences. Et puis après, je me suis rendu compte, effectivement, qu'il y avait là à Paris une espèce de milieu d'artistes disons "bohèmes" (comment dire ça autrement ? on parlait pas encore de street art, à l'époque...) et qui, moi, m'ont vraiment déplu. Ça sentait la récupération à plein nez, le petit fils de bourge qu'essaie de gratter tant qu'il peut. Ça, c'était vers 1991-92. Tout au début. 

Bo 130 - Barcelone, 2005

LMB : Le graffeur de Milan BO130 (chez qui je retrouve d'ailleurs certaines similitudes avec ton style à toi) a expliqué un jour comment pendant 20 ans, il avait changé de style et de lettrage toutes les deux semaines. Question concrète : comment on travaille sur un lettrage ? Comment on arrive à se dégoter un style particulier auquel on se tient ? Toi, j'imagine que t'as tâtonné, que tu l'as pas trouvé tout de suite...

RUINE : Je pense même l'avoir pas trouvé encore. On bosse. Moi, je me suis inspiré de choses vraiment différentes. À un moment, j'ai flashé sur la calligraphie japonaise, sur la calligraphie arabe... J'ai kiffé aussi sur tout le côté destroy des graffiti new yorkais, ces trucs limite illisibles mais que tu reconnais au premier coup d'oeil. Et après, je vais pas dire que c'est la chance, mais bon, c'est vrai que, moi, une chance que j'ai eue, c'est d'être voleur, de pouvoir voler énormément de bouquins, de bouquins d'art, et de pouvoir comme ça étudier toutes sortes d'artistes, et de m'en imprégner. De pouvoir regarder à droite à gauche, de pas rester bloqué sur un style, ce que je trouvais vraiment dommage, à l'époque, dans le graffiti parisien en général : tout ça me faisait chier, je trouvais ça beaucoup trop copié sur les américains. Y avait rien.

 
Paris - 2011.

LMB : Et est-ce que tu sens ce truc entre forme et fond : par exemple, moi, quand je regarde un tag RUINE, j'y vois beaucoup de choses. Un aspect un peu floral, d'abord, mais aussi une pure chute, un effondrement du lettrage. Est-ce que c'est en rapport, est-ce que c'est travaillé avec cette idée-là, de la ruine ? Est-ce que c'est le genre de souci que se posent les gens, au moment de concevoir leur style ?

RUINE : Quand tu bosses ton tag, effectivement, t'essaie de le voir vers l'avant, vers l'arrière, vers le bas, etc. Dans ma vie, ça sera jamais une finalité d'être "artiste", de vivre de ça, etc, mais après, il y a là-dedans un long travail iconographique, c'est clair. Pour ce qui est de RUINE, c'est vrai que je voyais tous ces noms qui circulaient : les Jay-one, B-one.... Bon, je voulais, moi, me trouver autre chose. Un nom français, déjà. Non que je sois fier d'être français, au contraire, mais bon un nom qui puisse se comprendre. Et moi, je me considère plus comme un vandale que comme un artiste, même si quelque part, y a une pratique artistique. Ce que je fais dans la rue, c'est me réapproprier certains territoires. Pas pour détruire des murs, vraiment : je préférerais que les murs de nos villes soient plus agréables pour le peuple que de les voir comme ça recouverts de pubs et de conneries. Mais bon, c'est exact aussi que ça a toujours été fait dans un esprit offensif. Voilà pourquoi ce nom-là m'a bien plu, RUINE. Il a aussi plu à pas mal de gens. Donc il est resté.

LMB : Venons-en à cet aspect artistique des choses, qui rend le street art (comme tout autre art ne se présentant que comme tel) essentiellement détournable et récupérable par le Capital, et plus spécifiquement, à ce que tu disais tout-à-l'heure au sujet de cette histoire de poser un nom, son nom, un peu partout, comme pratique à la fois libératrice et aliénante. Et puis au rapport à l'espace, justement. Le street art procède-t-il d'une volonté de reconstruire un monde qui nous ressemblerait plus, ou davantage d'une envie de détruire ? Banksy, quand il avait attaqué le mur de Gaza, avait défini les choses comme ça : " Mon projet est de faire de l'édifice le plus intrusif et le plus dégradant le plus long musée du monde, un lieu de liberté et de mauvaise peinture..."

 Banksy, Promise land ? - Gaza, 2005.

 
Banksy - Gaza, 2005.
 
RUINE : ... Il a aussi posé dans ce cadre-là des déclarations plutôt intéressantes du genre : " Quand on se lave les mains d'un conflit entre puissants et pauvres, on ne saurait se dire neutre, on est forcément du côté des puissants. " Assez joli de sa part, mais bon...

LMB : Ses collages, sur ce mur de Gaza, représentaient entre autres des familles occidentales middle-class faisant leur shopping ou se livrant à toutes activités annexes débordantes d'optimisme, comme un symbole d'inexistence, d'insouciance, d'indifférence absolue. Toujours concernant ce rapport à l'espace, voilà cette autre déclaration du graffeur portugais VHILS : " Je vois le street art comme une manière de personnaliser ce grand nid artificiel, d'essayer d'humaniser les rues, en utilisant des couleurs, des formes, et ce côté naturel qui depuis toujours caractérise l'être humain. Il faut voir le graffiti comme un casseur de grisaille urbaine, comme le retour en force de la nature humaine. Comme une mauvaise herbe. " Bref, quand toi, tu travailles sur tel ou tel espace, tu es plutôt sur un truc de destruction, ou tu reconstruis déjà, un truc qui te correspond, qui te ressemblera plus ? Surtout vu ce rapport au nom, qui apparemment t'a gêné très longtemps, comme tu le disais tout-à-l'heure...

RUINE : J'essaie d'ailleurs de marquer le plus possible autre chose que RUINE. Je pense au fond que tout ça dépend beaucoup de l'endroit, de la nature de l'endroit que tu attaques. Je ne vais évidemment pas marquer la même chose sur un commissariat et sur un métro. Dans mes inscriptions, il y a en général des choses très offensives : contre l'État, contre la police, et puis des petits slogans que je mets à côté, plus ou moins compréhensibles. Mais je vais pas être dans le discours type : je suis là pour embellir. La ville, c'est une pourriture, une saloperie. Je suis pas là pour l'embellir. Par contre, je suis pas là non plus pour emmerder les gens de cette ville : le peuple, les prolos... Je vais pas leur mettre un gros coup d'extincteur ou de peinture coulante juste devant chez eux. Je préfère m'attaquer à d'autres cibles. Le métro, quand tu l'attaques, c'est vraiment pour l'attaquer. C'est vrai que par contre, tu vas pouvoir te retrouver des fois devant des murs, dans des rues où tu voudras poser un peu de couleur - même si ça peut faire cliché de dire ça - pour la rendre plus jolie aux habitants du coin. Malgré tout, en général, je pense que toute ville mérite sa destruction. Il y a évidemment des choses que je me retiens de faire, que je vais pas faire, notamment, encore une fois, aller tagger la maison du prolo, ou devant chez lui, sur son camion, etc. Ça va le faire chier, il va falloir ensuite qu'il nettoie son machin et tout. Une grande boutique, une banque, un commissariat : là oui, je suis content de leur mettre un bon coup d'extincteur, un tag à l'acide ou n'importe quel autre truc qui va bien les faire chier. La question de la compréhension de la population vis-à-vis de cette pratique de vandalisme artistique, moi je me la pose. J'ai pas envie de m'embrouiller avec les gens, j'ai pas envie qu'ils deviennent mes ennemis parce que je fais du graff ou quoi que ce soit. C'est un truc que je prends en considération. En fonction de là où je fais les choses, chaque fois, c'est différent. Pour ce qui est, maintenant, de cette histoire de nom, c'est vrai que c'est la base du graffiti new yorkais : des gens complètement niés dans leur existence : des noirs, des chicanos, etc. Des gens qui n'avaient aucune place dans cette société, dans ce monde, surtout quand ils étaient jeunes, et qui ont essayé, du coup, d'en prendre un, de nom. Évidemment, ce recours au surnom vient aussi avec la clandestinité, avec ce fait que tu vas bien sûr pas tagger ton vrai nom. Reste l'histoire des egos, des gens qu'ont taggé pour se faire mousser. Mais pour beaucoup de gens, ça aura quand même été ça : dire qu'on reprend tout ce que ce monde nous nie. Je suis une petite merde du ghetto chicanos, new yorkais... et bing ! je reprends un peu d'assurance, avec, en plus, cette chose qu'on ne nous a jamais reconnue : la créativité. Des gens qui sont jamais entrés dans un musée, qui n'ont jamais même vu un vrai tableau... Eh ben, nous, on peut, on peut, on peut !
 
New York - années 1980.


LMB : Du coup, bien sûr, entre tous les street artists que tu as pu côtoyer dans ton parcours, la différence de classe a dû jouer un rôle important dans la motivation des uns et des autres : construction esthétique d'un côté, et pour le prolo de base qui s'y lance, autre chose, quoi au juste ? Cette différence, tu la ressens aussi décisive entre les uns et les autres  ?
 
 Paris - fin 2010.

RUINE : Énormément. Bon, moi j'ai plutôt fréquenté les autres que les uns (rires) mais si tu veux, dans ce milieu-là, dont je me suis toujours un peu maintenu à l'écart, parce qu'il m'attire pas (le milieu du graffiti bloque souvent sur le graffiti, il en reste là sans développer beaucoup de réflexions à côté), je me suis aperçu qu'au fond les gens qui se trouvaient le plus en capacité de réfléchir et d'analyser la réalité de ce monde, eh ben c'étaient les plus prolos, les plus vandales. Ceux-là sont toujours resté les plus proches du délire principal : marquer son nom, faire sa place dans la ville, reprendre du territoire, reprendre de l'espace. Par exemple, moi, le crew de graffiti que je respecte le plus en France, c'est les UV-TPK, vraiment ce qu'on a appelés les "ignorants", à l'époque, parce c'étaient que des gars du 92, du 93, etc, et vraiment des véners, des speeds, qu'allaient dans les terrains vagues dépouiller les petits bourges qui faisaient des fresques, qui leur dépouillaient leurs bombes et tout. Et ces gars-là sont maintenant tous en train de se faire une petite place : que ce soit FUZI, RAP, sans parler de TRANE, le gars qu'a tout défoncé de 95 jusqu'aux années 2010, le mec que t'as vu partout, etc. Ces mecs-là, c'est que des mecs de cité. Ils avaient la hargne, et la logique, elle était simple, c'était : on vole tout, on vole nos peintures, on vole nos bombes, on dépouille. Ils avaient, je pense, jamais ouvert un livre d'arts plastiques, de peinture ou quoi que ce soit d'autre, pourtant ils sont arrivés maintenant à avoir un style qui leur est propre, que beaucoup de gens leur envient, que les petits bourges essaient souvent de copier. Un mec comme FUZI, par exemple, qu'est devenu tatoueur, et qui fait des expositions partout, ce mec-là, au départ, c'était vraiment le lascar de base. Et voilà que "l'ignorant" amène son truc et l'impose. Dans les rapports conflictuels que cette équipe-là avait avec les autres crews, à l'époque, y avait sans aucun doute beaucoup d'histoires d'embrouilles de lascars classiques, mais je pense aussi, surtout, une embrouille de classe, même si elle était pas dite comme ça : eux savaient qu'ils n'avaient ni les appareils photo pour immortaliser leur travail, ni les avocats pour les défendre, ni les parents qui pourraient les foutre dans des écoles d'art et tout. Et ces gars-là ont tenu, tenu, tenu, contrairement à pas mal de pseudo-vandales qui, très vite, sont devenus des graphistes, ont bossé dans des agences de pub : des gens issus à la base des classes moyennes, disons, et qui avaient toujours su ce qu'ils faisaient. Les autres, eux, ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils étaient à fond, point barre. Pour moi, ça se rapproche de l'esprit punk. C'est pour ça qu'à un moment, j'ai vu le rapprochement de cet esprit vandale et de l'esprit keupon : le do it yourself, le fait de se débrouiller sans avoir rien. Tu fais de la musique sans instruments à la base, tu te retrouves avec trois amplis pourris. Le punk, c'est ça. Le hip-hop c'est pareil : deux platines, un micro et c'est parti. Dans le graffiti, la même : tu vas voler tes peintures, tu vas voler tes marqueurs, et c'est parti, et t'avances, t'avances, t'avances encore. Rien à voir, encore une fois, avec les mecs protégés qui vont aller jouer les voyous que le temps de passer à autre chose, les gens qui ont toujours exactement su ce qu'ils faisaient. 

 Uv-tpk - Banlieue parisienne, date inconnue.

LMB : Comme ANDRÉ, par exemple ?

RUINE : Non, ANDRÉ, c'est encore autre chose : lui c'était pas un bourge à la base, il a pas toujours été proprio de boîtes de nuit, juste un petit portugais qui s'est débrouillé. T'as aussi ça, dans le street art comme ailleurs, ce cliché du prolo parvenu, arrivé. Rien à voir, en tout cas, avec ceux dont je parlais. Pas de communauté street art. Juste le gars qu'a fini par ouvrir ses boites de nuit, son hôtel Amour et qui, peut-être, est resté fidèle d'une certaine manière, à ses racines. Mais on est loin loin loin, là, du truc dont on parlait.

 André - Paris, 2004.

LMB : Sur le street art comme production artistique non-séparée, ce fait que tu ne produis pas là d'objet extérieur, que tu travailles sur un environnement que tu vas traverser, avec lequel tu fais corps ? Tu crois que tout street artist se pose cette question, ou au moins en a l'intuition ?

RUINE : Au moins inconsciemment, je pense. J'imagine que certains se disent peut-être, devant telle ou telle production, que, tiens ! ce truc finira peut-être un jour dans une expo, une galerie, va savoir. Mais à la base, l'idée c'est vraiment ça : on reprend des rues, des quartiers. On les reprend comme nous on pouvait les reprendre en ouvrant des squats ou je ne sais quoi. Sans parler, encore une fois, d'embellir, c'est bizarre, je me suis souvent retrouvé dans cette antinomie, en me disant : j'aimerais vraiment que ce tag, ce graff-là, il fasse bien chier le flic, le banquier, etc, mais qu'il fasse plaisir au peuple.

LMB : Quand tu retombes sur un tag à toi, dans la rue, qu'est-ce qui se passe dans ta tête : tu te rappelles des circonstances précises où tu l'as fait ? Tu l'apprécies juste dans son esthétique, son lettrage ?

RUINE : C'est une trace, pour moi. Une trace. S'il est resté 5, 6 mois, ça me fait plaisir. Je retourne souvent dans les endroits où j'ai taggé, où j'ai posé des stickers, des autocollants. De toute façon, dans nos vies, on refait toujours les mêmes trajets et parcours. Et c'est vrai que j'ai du mal (alors que c'est ce que je devrais faire) à aller tagger chez les bourges, parce que je me sens pas bien là-bas, et que je préfère aller dans l'Est parisien ou des quartiers que j'apprécie. Bon, j'ai fait aussi Mexico, Bangkok. Dès qu'on voyage, on taggue. C'est logique. Et même plus qu'à Paris. On veut marquer l'endroit.

dimanche 8 mars 2015

Albertine



Notes sur le Faust de Gounod à l'Opéra-Bastille

 
Illustration pour le Dr Faustus de Christopher Marlowe, vers 1616.


Ce n'est pas tant les interprètes ou la direction musicale de Michel Plasson qui soient en cause. Ils sont, de manière générale, irréprochables. Certes, les décors de Johan Engels sont laids, ou plutôt insignifiants. Mais cette insignifiance, précisément, qui fait tout le problème, n'est pas contemporaine. Sa cause est plutôt à chercher dans l'impossibilité philosophique française, dans la trivialité traditionnelle des tentatives d'adaptation ou d'acclimatation françaises de cette grande pensée allemande de l'inquiétude. D'où venait que, plus jeunes, nous admirions tellement ce Faust de Gounod ? Serait-ce parce que nous étions encore des enfants, l'inquiétude, peut-être, ne devenant un véritable besoin que plus tard ? Notre déception, en tout cas, l'autre soir, à l'Opéra de Paris n'était point circonstancielle. L'Opéra de Paris n'avait, lui, au fond, jamais changé. Le Faust de Gounod – dont la musique, ce soir-là, nous aura aussi étonnamment ennuyés, surtout vers la fin du premier acte, et en-dehors de quelques belles séquences – y triomphait en 1859 pour d'excellentes raisons. Ces raisons sont, dans l'ensemble, demeurées, au moins à l'état de traces. À cette époque exactement, le Tannhäuser de Wagner se trouvait attaqué, sur les lieux même de ce triomphe, par les admirateurs ordinaires de ce Faust-là : bagarres dans la salle, cris, scandale... Quoi qu'on puisse penser de Wagner, ce dernier était alors un exilé tricard, banni d'Allemagne où il avait participé à une insurrection prolétarienne avec Bakounine et d'autres amis condamnés à mort du même genre. Les bourgeois de Paris, et l’aristocratie du Jockey-club, ne faisaient que se défendre, après tout. Pour expliquer ce scandale, pourtant, il y avait autre chose, quelque chose d'aussi politique, voire plus encore, que les options wagnériennes conscientes de ce temps. La bacchanale introductive de Tannhäuser posait des soucis autrement compliqués que les timides messes noires de Gounod, et les stimulations grasses dont celles-ci excitaient physiquement le bourgeois français livré à ce frisson pathétique. Tannhäuser, le personnage, est d'entrée de jeu installé chez Vénus. Il ne manque, pourrait-on dire, de rien en termes de sensualité. Ce qui le fatigue, dès le départ, c'est justement cette volupté même. Elle le lasse, comme le lassera, plus tard, l'abstinence chrétienne contraire qui, pour l'heure, le pousse à sortir de sa grotte vénusienne pour aller voir si l'herbe de la morale est plus verte ailleurs, mais qui le ramènera néanmoins sans faute (Aufhebung) en fin de compte à Vénus (laquelle, d'ailleurs, l'accueille en ce retour sans questions ni reproches, et tel est bien, alors, le sommet d'émotion et de beauté de l'oeuvre). La société qui signifiait ainsi à Gounod sa faveur, et à Wagner sa haine laissait en même temps apparaître son refus terrorisé de toute spéculation (philosophique) dangereuse, le refus de voir, partout dans l'art, l'inquiétude humaine, comme reflet du réel, concurrencer les simplicités réifiées de l'argent. Cette terreur de voir les processus, partout, remplacer les faits - que ceux-ci concernent le coeur de l'individu ou la totalité du monde - est restée une terreur absolument française. Ce qui ne signifie pas, naturellement, que les Français n'aient pas d'autres qualités. À commencer par celle de ne pas exister.

***

La scène primitive de l'apparition de Méphisto est plutôt bien négociée par le metteur en scène Jean-Romain Vesperini. Elle est simple, efficace et pleine d'allant. Elle n'est point trop défaillante en termes de fidélité à Goethe, à ceci près que cette fidélité reste tout extérieure. Voilà pourquoi cette première apparition du diable est aussitôt immensément décevante. Elle s'en tient à la mise, à l'allure, à l'assurance supérieure du paraître social. Et quant à la définition du diable, du besoin diabolique chez l'homme, nous retombons là devant un pur néant d’idée. Ou du moins, voilà le minimum syndical appliqué aux attraits de la nouvelle jeunesse, de la bouleversante possibilité de recommencer sa vie, laquelle est ici essentiellement envisagée comme une pauvre modification corporelle, bien loin de cette jeunesse comme art, dont parlait Oscar Wilde, très loin, surtout, de ce projet faustien médiéval, puis goethéen, impliquant le diable comme développement négatif nécessaire de l'homme. Un projet radicalement hostile - de fait - au manichéisme chrétien. Une fois de plus, c'est tout ce que le Faust de Goethe promet entre les lignes qui se trouve ici complètement imperceptible quoique jeté justement en pleine lumière et, pour tout dire, refoulé avec grossièreté. Jacques Le Rider a raison lorsqu'il voit (n°23 de En scène) dans le Faust de Gounod " une re-catholicisation assez nette du mythe " et lorsqu'il estime que " Goethe avait déjà sensiblement modifié le mythe de Faust : en faisant de Méphistophélès un diable humain, trop humain, sorte de double du héros ; en centrant son drame sur la relation Faust-Marguerite - ce qu'on appellera le "masculin" - dominateur et destructeur - exploitant éternellement un "féminin" victime de ces excès" (nous contestons cependant l'importance de ce dernier aspect genré de son analyse). Mais l'essentiel est ce qu'il dit ensuite : "Lorsque Gounod s'empare à son tour du drame, il reprend ces éléments goethéens mais leur donne une coloration plus française. Sa vision est davantage conforme à la tradition opératique du XIXème siècle : une grande histoire d'amour et de moeurs entre un bel et fol étudiant et une jolie et pure jeune fille. Il ramène Faust sur terre et, de ce fait, l'embourgeoise quelque peu." (ibid.)
Tu m'étonnes.
***

On s'est beaucoup étonné que la fortune de la légende de Faust ait été si tardive en France (depuis Marlowe et la fin du seizième siècle), que sa réception finalement si glorieuse, avec la traduction de Nerval et le romantisme, s'y soit fait à ce point attendre. Ce succès tardif n'aura reposé que sur le caractère irrémédiablement exotique de la pensée allemande, ses séductions (opérant sur un esprit français littéralement sidéré ou épouvanté) de lointaine, d'anormale, d'inquiétante étrangeté (songeons à la difficulté de traduction française de ce dernier terme : l'Unheimliche allemand, comme de tant d’autres). Il s'agit de résister à ce monstrueux-diabolique qui nous appelle, de tenter d’exorciser la puissance inquiétante de cet appel en en exhibant une version inoffensive, compatible avec les exigences du jour, qui sont les exigences de l'Ordre. Gounod nous montre un Faust rêvant d’une banale volupté de chair. Il évite d'aborder l'origine divine - et sécessionniste - du diable. Les grands voyages universels étourdissants le passionnent beaucoup moins que les petites jeunes filles piquantes, ou les choeurs de soldats (comme ce bas de plafond de frère de Marguerite) s’en allant virilement conquérir l’Annam, ou pacifier l’Algérie, entre deux morceaux de bravoure alcolisés. Et à propos des meufs (on est quand même le 8 mars, après tout), L'air des bijoux de Marguerite est sans doute, chez Gounod, fort charmant (en français dans le texte) mais, enfin, la lourde morale qui en ressort pourrait se voir ainsi résumée : offrez un collier et des boucles d'oreilles un peu chères à une dame pauvre, et vous la verrez aussitôt transformée en vraie dame, munie des inévitables faiblesses correspondantes. Tout ça, évidemment, nous gonfle pas mal. Mais la bourgeoise s'extasiant, elle, devant le Faust de 1859 se sent ainsi rassurée à deux niveaux. La prostitution légale la couchant chaque soir, sous le nom de mariage, dedans le lit douillet de son barbichu d'agioteur, pourra faire l'objet çà et là d'un discours artistique convenable. Oui, c’est possible ! Surtout, la dernière chose que l'Église notamment, en tant que fournisseuse de tendances réputée, pouvait arguer en faveur des pauvres, savoir : leur grande honnêteté morale indéfectible, est immanquablement battue en brèche. C'est alors la Femme jouée contre la Pauvre, par l'entremise d'un tas de bijoux judicieusement placés, comme on dit à la Bourse : l'éternel féminin campé par la bourgeoisie mâle, dans le but de conjurer, vis-à-vis du peuple, le remords et l'angoisse torturants. " Le compositeur rassure en quelque sorte son public en évitant les questions qui fâchent : les questions qui ne trouvent pas de réponse..." (Jacques Le Rider, ibid.).
Tu m’étonnes.
***

" Je suis l'esprit qui toujours nie". Ainsi se présente Méphisto chez Goethe. Pas chez Gounod. On sait la fascination exercée par cette phrase sur Hegel, le champion du négatif, par qui ce moment négatif est explicitement désigné, au plan spéculatif, comme le plus important en regard du moment réconciliateur : “ Faust vacille entre les désirs et la jouissance ; dans la jouissance, il languit de désir et de la sorte ne cesse de consumer les satisfactions rencontrées en chemin, lesquelles sont toujours relatives ou, pour mieux dire, ne sont pas de vraies satisfactions (...). Ici, par conséquent, à l’égard de chacun des niveaux de plénitude atteints, le sujet se comporte avec autant d’exigence que le sujet-objet de la Phénoménologie dans sa relation dialectique avec chacune des formes de médiation qu’il a successivement atteintes.” (Bloch, Sujet-objet, p. 71). L’homme et le monde sont ainsi faits que l’insatisfaction les tient, que toujours l’esprit roule son chemin de manque et de développement : individuel, collectif, éthique. Faust est le moment historico-littéraire d’une telle aperception de cette confluence entre le monde et la conscience individuelle à l’aune de l’insatisfaction. Le monde se reconnaissant dans son parcours, d’abord aveugle, et la recollection des étapes qui l’auront ponctué, appelle dans cette reconnaissance finale, sa seconde jeunesse, la souffrance individuelle comme son matériau adéquat. Ce qu’on appelle, en d’autres termes, un Calvaire (le titre, d’ailleurs, d’un grand texte de Mirbeau consacré à la jalousie et au désespoir amoureux) ! Le temps, et l’impossibilité de rien concevoir de grand qui échappe à son emprise, l’impossibilité de fixer tout processus de pensée ou de désir, en positivité, en chose, fournit à la fois la nécessité de l’Histoire et celle de la souffrance. La Phénoménologie et Faust montrent tous deux “l’homme créateur de son univers, comme un être qui, en le traversant, devient cet univers lui-même. Faust est le sujet inquiet, insatisfait, qui veut faire l’expérience de tout ce qui est imparti à l’humanité entière.” (Bloch, op. cit.). Nous sommes bien loin des exigences triviales de Gounod, de ses amours exclusives, ou presque, pour de très pâles jeunes filles vivant dans des taudis “si pauvres, et pour cela si honnêtes”... La jeunesse est la possibilité d’embrasser le monde, le pouvoir des grands recommencements mais aussi celle des grands désespoirs, du grand ennui insondable, de toutes ces autres phases jugées statutairement inférieures, non-considérées par les philistins, quoique spécifiquement humaines : soumettant, dans l’élément du Temps, les grands moments de la vie à la puissance spirituelle de l’oubli, de la comparaison, du ressouvenir. Le pari effectué par le diable sur le dos de Faust est justement celui-ci qu’à un moment ou un autre, Faust se fatiguera de découvertes, qu’il abdiquera devant l’opacité, l’ineffable, le mutisme impérialiste de l’instant de plaisir, sans vouloir plus le reconnaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire un relatif, malgré tout, qui sera très vite oublié, relégué au profit du suivant, et encore un autre, sans fin. Les curés ont toujours sanctifié l’instant, sous le nom d’extase. Par là, ils ont toujours tenté d’installer, à jamais, dans les têtes et les coeurs, la certitude immensément douloureuse de l’impossibilité d’une extase qui durerait. Le véritable bonheur, non-soumis au Temps, ne commencerait qu’après le Temps, qu’après avoir “retrouvé l’éternité”, selon le mot du très-catholique Rimbaud. Le contraire, en somme, de cette rébellion temporelle, de ce refus antisocial et antithéocratique porté par Méphisto le négateur, capable de séduire autant d’adeptes.... Goethe se débat avec cette contradiction. Le bonheur serait-il essentiellement satiété ou manque ? “Le pari avec Méphisto définit ce projet de façon plus précise ; négativement, c’est de se refuser à toute flânerie sur un lit de repos ; positivement, c’est de ne pouvoir dire à aucun instant, comme s’il était celui de la substantielle plénitude : Arrête-toi donc, ô Instant, tu es si beau ! La visée de cet instant est proche parente de la visée hégélienne de l’être-pour-soi, même si le contenu du pari faustien sort bien davantage des limites de l’esprit pur et touche bien davantage au monde qui entoure l’homme.” (Bloch, op. cit.).
L’épaisseur mondaine, la chaleur colorée de ce contenu sont certes incontestables. Reste que Hegel et Goethe – Bloch le sait et le dit bien volontiers – sont tributaires des leçons du même monde et de la même époque. Il n’est évidemment pas indifférent que Goethe termine sa première partie du Faust, que Hegel achève sa Phénoménologie exactement au même moment : celui de la bataille d’Iéna. Au “Je devenant un Nous” historique chez Hegel correspond le devenir-monde, le déplacement historico-temporel de Faust sur son tapis volant, à la rencontre des peuples et mythes de l’Univers entier. La misérable histoire avec Marguerite est là évidemment dépassée. Chez Gounod, on s’en contente, comme on se contente d’une très modeste (bien qu’assez agréablement tournée à Bastille, cette fois-ci) nuit de sabbat (dite de Walpurgis), insuffisante parce qu’une fois de plus simplement réduite à une partouze de qualité (pour être gentil) mais d’où la pure inquiétude, le trouble, bref l’étrangeté du désir sont singulièrement absents. Qu’on songe à ce qu’avait donné de la chose, trente ans avant Gounod, un allemand : Weber, avec sa scène flippante de la Gorge-aux-loups, dans le Freischütz. La question, d’ailleurs, de l’insuffisance fantastique de la langue française elle-même coïncide avec celle de son impossibilité philosophique. Un boche vous fera flipper, avec ses histoires de fantômes, autant qu’il vous fera gamberger grave un peu plus tard : au cours de la même nuit, parfois. Oui, car le boche aime la nuit, c’est même à ça qu’on le reconnaît, il lui tisse parfois des hymnes et tout ça, et après ça finit par faire des problèmes sur le front de l’Est, ainsi que Lukacs l’a parfaitement entendu et démontré. Bref. Lorsque nous avions vu, donc, l’adaptation française (par Berlioz et ses potes) du Freischütz à l’Opéra-comique voilà quelques années, nous avions pu nous convaincre, à notre grand dam esthétique, que le français sonnait là de façon bien moins évocatrice, bien moins inquiétante, que l’allemand. Et pour revenir à Gounod, inutile de préciser que jamais, cette question de l’Instant auquel on demanderait de s’arrêter parce qu’il est si beau, ne se trouve développée. Le tout est de redevenir jeune pour pécho la meuf, et puis la marier, et voilà tout. 

***

La perception de la réalité, cependant, du passage d’une misère à une autre, des sens à l’histoire était, ironiquement, vu ce qu’on vient de raconter, réservé à des allemands sur lesquels l’influence de la Révolution française était la plus forte. Raison pourquoi, précisément, nous continuons d’estimer, avec beaucoup de personnes sensées et sérieuses, que cette Révolution présente encore quelque intérêt, tout comme ce concept d’Universel qu’elle présuppose idéologiquement, et qu’on ne saurait définir uniquement comme ce qui opprime les camarades indigènes du Tiers-monde dans leur projet innocent de se consacrer tranquilles, dans leur coin, à des divinités totalitaires inquestionnables. Chez Goethe, chez Hegel et quelques autres, l’unique développement valable (au plan subjectif : l’unique porte de sortie) de la souffrance individuelle est bien celui qui lie entre eux les sorts, transformant le malheur individuel en nécessité collective, et réciproquement. C’est la raison pour laquelle le Faust de Goethe est aussi peu romantique que réaliste, à strictement parler. Il sera l’un et l’autre. Goethe saisit cette légende encore jeune, il la terminera vieillard. Jamais l’oeuvre littéraire, l’oeuvre d’une vie et l’évolution historique objective n’auront autant coïncidé. “ Ce n’est sans doute pas un hasard, bien que le plan de Faust soit conçu dans la jeunesse de Goethe, si l’ensemble de l’ouvrage ne s’est concrétisé qu’au cours de cette période [la victoire de la Révolution française] ; c’est seulement maintenant qu’il dépasse les limites du petit monde, de la tragédie de Marguerite, pour entrer dans le grand monde, celui de la maîtrise de sa vie par l’homme nouveau (...) Chez Goethe, le rapport entre l’affirmation et la négation de la tragédie est devenu plus intime et plus dialectique, l’évolution de l’espèce, de l’humanité entière constitue un progrès que rien ne peut enrayer, mais l’espèce n’existe que par les individus qui la constituent et les efforts de ces individus restent toujours et partout tragiques. L’évolution en soi non tragique de l’humanité est donc constituée par une série ininterrompue de tragédies individuelles. Les contradictions insolubles de la vie humaine, de la société, des périodes historiques ne peuvent être surmontées que par l’ensemble de l’histoire humaine.” (Lukacs, Brève histoire de la littérature allemande, éd. Nagel, p. 71).

***

Bande de ploucs ! s’écria vertement la dame en vison, l’autre soir, depuis le premier balcon de l’Opéra de Paris. Les ploucs en question n’ont pas été identifiés par nos soins. Peut-être désignait-elle de la sorte ces inévitables fâcheux incapables de se départir cinq minutes, en pleine montée d’aria, de leur insupportable I-phone, entre deux toussotements intempestifs. Dans ce cas, nous apportons rétrospectivement tout notre soutien et notre solidarité à la dame en vison, qui ne les refusera pas.  Mais pourquoi, malgré tout, ce terme de plouc, quand nous eussions dit, nous, mufle, connards, ou tout autre chose ? Le choix des mots vous crucifie sans doute aujourd’hui tout autant, à l’Opéra de Paris, qu’en 1859. 


Note terminale du Moine Bleu : 
Dans la même veine, les gars, les filles, un coup de Je-Nous, ça vous dit... ?



vendredi 6 mars 2015

Training hard

 
Training hard, fighting easy, Gözde Türkkan aka Mimiko (2011).

« De fait, comme les autres, le pratiquant martial désespère.
Mais lui désespère en acte.
Durablement, avec régularité et dans la plus grande sérénité possible, il abandonne en acte la quête de toute bonne raison à ce désastre, la perspective de fonder celui-ci sur une cause satisfaisante, une loi transcendante, une chute originelle quelconque. Le pratiquant pourra bien, certes, défendre l'idée du périssement nécessaire de toutes choses, du mouvement incessant de la mort et de la régénération, et déjà tirer de cette position une joie efficace. Mais cela - employé seul - resterait une idée, et toute idée se défait de nous dès qu'on croit se la donner. Dans l'art martial, le pratiquant se donne effectivement ses lois, et sa raison. 

D'une manière arbitraire, c'est vrai.
Mais il le fait.
Pourquoi ces gestes répétés, enchaînés ? Pourquoi ne pas attendre seulement, sans rien faire qu'essayer d'oublier, dans un abrutissement quelconque, la fin qui vient ?
- Parce que je le veux...
Le dynamisme de cette pratique, l'assomption de l'absurdité des lois que le corps se choisit et s'impose opposés à l'autre gratuité, celle - inconsciente, impersonnelle - de l'expérience humaine, telle est la discipline martiale : un arbitraire joué contre un autre. »

(Extrait d'un texte anonyme publié dans la revue Lézards martiaux n°14, juin 2006).

À nos amis

Pensée d'amour pour les frères, les soeurs, et les camarades inconnu.e.s, ici ou ailleurs...
Johnny (aka Krueger).
 
« La mort est là, jolie, qui rôde, qui attend nos prochaines faiblesses,
Qui nous séduit qui nous affole, se joue de nos manques, nos détresses,
Elle a la gueule d'un matin triste, d'une gueule de bois en garde à vue,
D'une nuit blanche dans une ville grise, d'une overdose au coin d'la rue,

Mes amis partent mes amis crèvent, et ce monde continue pourtant,
Des prisons au-dessus de nos rêves, et son ombre qui plane si souvent,
C'est une drôle de séductrice, bien plus forte, oui, que tes amours,
Le parfait rôle, la belle actrice, nous n'attendons plus rien du jour,

La révolution nous trahit, et nos quotidiens sont trop tristes,
Nos jeunesses étaient si jolies, normal que certains quittent la piste,
On vieillit et puis on se calme, on s'habitue du moins on croit,
Un beau matin tu pètes un câble, « putain mais est-ce que j'ai le choix !? »

La mort est là, jolie qui rôde, et Johnny est mort aujourd'hui,
La mort est là, jolie qui rôde, elle tend les bras à mes amis,
Et elle a comme amant ce monde, qui nous donne tant de bonnes raisons,
D'la rejoindre dans sa triste ronde, mauvaises filles et mauvais garçons !

Nous avions cru lui échapper, en tentant la vie à plusieurs,
Puis le temps nous a escroqués, l'amour, l'argent, le vrai bonheur,
Nous étions jeunes, nous étions forts, mais Johnny est mort aujourd'hui,
Elle est là qui rôde la mort, qui tend la main à mes amis...

On a du mal à se confier, à deviner tous les malheurs,
De ceux qu'on appelle nos amis, et souvent il y a la pudeur,
Le désir de pas décevoir, l'espoir que ça s'arrange un jour,
Mais la tristesse sait recevoir, ses larmes coulent des yeux de l'amour,

La mort est là, jolie, qui rôde, et mes amis s'en vont trop vite
»

(Gaël, 2014).