jeudi 26 février 2015

Dans l'intime (jusqu'au cou)

 

Tout ça pour ça...
Entendons-nous bien. Faire une heure de queue sous une pluie glacée, dans la grisaille, n'a évidemment rien de déplaisant. Surtout si c'est dans le seizième arrondissement de Paris, l'un des plus charmants de l'univers, où nous avons nous-mêmes nos habitudes de très longue date. Après tout, lorsque des gens consentent volontiers à ce genre d'expérience attentiste (devant un établissement dansant nocturne, par exemple, animant quelque district hype de la capitale), vous conviendrez avec nous que la chose en vaut nécessairement la peine. Diable ! ces gens seraient-ils des imbéciles ou des aliénés, comme cela, par paquets de douze ? À l'intérieur, de purs trésors doivent s'offrir, voilà tout, et s'offriront effectivement, précisément reconnaissables à cela que les trésors se méritent. Raison pourquoi des vigiles - sympathiques, une sélection physionomique toute naturelle et l'obligation de trépigner sur place indéfiniment vous séparent, pour l'instant, desdits trésors en toute innocence et légitimité. Dans un prochain billet, nous aborderons le sujet délicat des files d'attente à la Poste et à la Caisse d'Allocations familiales.

Esquivons la question du prix du billet d'entrée au Musée Marmottan-Monet puisqu'il est ici, paraît-il, question d'hygiène. Nous ne concèderons que cette seule vérité incontestable : l'impressionnisme glorieusement honoré céans en toute circonstance aura sans doute glissé sans l'imprégner, telle l'eau sur les plumes d'un canard, dessus ce vulgaire aspect économique des choses. Pour le reste, grâce soit, au moins, rendue à l'impressionnisme, justement ! ou plutôt à la relative discrétion spécifique du commentaire de nos chers commissaires d'exposition, à laquelle - vous nous connaissez - nous nous montrons invariablement tellement attentifs. 
Que les pauvres aient été de tout temps moins crades que les riches, plus exhibitionnistes et plus libres aussi, ou que les putes aient majoritairement servi de modèles aux artistes célébrés par la bourgeoisie, tout cela se verra compris à travers les lignes, dès lors que vous aurez tiré vous-mêmes subliminalement - comme un grand, comme une grande - les conclusions qui s'imposent de votre pérégrination muséale. Le musée Marmottan-Monet ne profèrera jamais ce type de réalités crûment, il les suggèrera dans leur saleté salutaire impossible à accueillir en ses murs. L'idée est donc, conformément à cet éternel grand-projet-idéologico-universitaire standard d'archéologie des savoirs ayant, voilà quelques décennies, mis à mort la totalité organique de la vie au profit des sciences humaines, d'étudier, de disséquer sans parti pris, objectivement (ha ! ha ! ha !) l'aventure de la toilette intime au fil des siècles, des époques, et de leurs idéologies dominantes (bon, cela, c'est nous qui l'établissons ainsi, on n'a pas pu se retenir, les choses ne se posent pas exactement en ces termes dans le seizième arrondissement). 

On ne se trempe pas, certes, dans la flotte identiquement, avec les mêmes attentes ou terreurs, ni raisons pragmatiques au Moyen Âge et dans une baignoire bourgeoise de la fin du dix-neuvième siècle à Paris. On ne se frotte pas avec décontraction la fouffe aussi publiquement - en présence de témoins de l'un ou l'autre sexe - au XVIIIème siècle et sous la Restauration. La monstration esthétique des corps immergés dans leur baquet, de même, évoluera selon l'intériorisation psychologique rendue davantage possible et massive du fait, notamment, des fluctuances ergonomiques du matériel sanitaire concerné. Qu'aurait en effet à fiche tel peintre moderne (Manet, par exemple, ou Bonnard) du physique parfait de telle ou telle modèle quand c'est, de celle-ci, la pure méditation qui le captive : le trajet de son âme circonscrivant un corps (lui-même aquatiquement libéré, provisoirement, d'une part de sa pesanteur) tandis que l'ensemble entéléchique se trouve ainsi plongé dans l'eau tiède du tub (avec un u) ?

Notons que l'évolution de la situation sanitaire de l'univers vers la baignoire pour tous ne fait aucun problème pour les commissaires du musée Marmottan-Monet. Tout le monde, de nos jours, doit avoir une baignoire, la chose est entendue, vous comprenez, puisque le temps qui passe, suivant son fil de progression vers l'intériorisation méditative, l'impose nécessairement. Ernst Bloch situait précisément la capacité à rêver éveillé du côté des archi-pauvres, des dépouillés de tout (de baignoire, par exemple), cette capacité se voyant précisément stimulée chez eux par le manque, la Faim (la pulsion principale dont découlent, selon Bloch, toutes les autres) portant l'avenir explosivement,  pour ainsi dire, comme le nuage porterait l'orage. Les châteaux en Espagne méditatifs se bâtiraient-ils donc plutôt exclusivement dans les baignoires à faïence ou sur la misère sèche ? La question, amis lecteurs, Lecter, Hannibal, cette question reste ouverte. De même que demeure irrésolue (nous plaisantons) cette interrogation découlant d'une sobre constatation, aperçue par nous-mêmes, et émise par le musée Marmottan-Monet, relative à certain génie artistique spontané et familial de la lignée de Berthe Morisot, à l'étage. Cette capacité artistique spontanée (dont se trouvent mystérieusement privés, à tous les âges du monde, les représentants ordinaires de la gueuserie analphabète) de la famille Morisot serait-elle d'origine génétique, naturelle, sociale ? L'inné, l'acquis, etc ? Vous avez deux heures, les calculatrices sont interdites.

Bon, mais alors que voit-on, au juste, dans cette exposition si méritoirement accessible ? De belles choses, assurément. Une poignée, disons, de belles choses. Les sollersismes voltairiens et balladuro-coquinistes n'ayant jamais eu notre préférence, vous aurez deviné que L'oeil indiscret ou La Femme qui pisse (1742) de Boucher, ainsi que d'autres représentations de trempage intime rougissant, devant des petits chiens ou chats à ruban violet, et sous le regard concupiscent-complice d'une servante n'ayant que cela pour elle, la salope, ou d'enfants-angelots vicieux à plis faciaux et tout bouffis de lait nourricier, ne nous auront tiré que de vagues sourires, aussitôt expiés dans la honte solitaire et la culpabilité historique. Un Moine lutinant une dame devant une table de toilette (gravure anonyme du 18ème) facilitait déjà davantage, pour quelque raison obscure, l'identification. Dès l'orée - comme dirait l'un des seuls marquis nous intéressant vraiment - le Mars et Vénus au bain, d'Antonio da Trento, avec sa petite caresse manuelle élégante des fesses et son entrée masculine vigoureuse dans le tub (avec un u) provoqua également une certaine satisfaction. Mais le sommet de l'exposition fut pour nous triple, avec un crescendo. Il consista dans le passage successif devant 1°) la Femme nue se coiffant, de Manet (1875), décidément le moins ennuyeux et le plus spirituel des impressionnistes, surlignant volontiers, à la Ingres, l'extériorité limite des chairs cependant que les rotondités sexuées-agressives  (les seins, quoi !) de la Femme se trouvent atténuées dans quelque brouillard visant à la communion transgenre, 2°) la Jeune femme à sa toilette, d'Eugène Lomont (1898), valant pour nous à elle seule le détour, avec cette incroyable beauté phosphorescente ceignant la ligne de hanche, et ce mystère d'ablution intemporel, enfin ! (archéologie du savoir, qu'il disent...), 3°) la Femme peignant ses cheveux de Wladyslaw Slewinski (1897), l'un des plus admirables incendies picturaux qu'il nous ait été donné de goûter depuis bien longtemps. 
Picasso nous emmerdant traditionnellement, et le pop art - pour finir - nous laissant interdits (de penser), nous prîmes ensuite la fuite, pour nous rincer la tête à l'air libre. Le hasard fait bien les choses : il n'avait point cessé de pleuvoir. Nous conservâmes là, dans ces conditions, nos propres préjugés hygiénistes, sur lesquels tout discours historico-esthétique bourgeois éprouvera sans doute, hélas ! jusqu'au bout, le plus grand mal à passer. Ce discours parle, il est vrai, à nos oreilles, à sa manière inimitable qu'il ne comprendra jamais. Certains de ses silences, cependant, nous causeront toujours davantage. Nous reprîmes notre métro à la station La Muette.

1 commentaire:

  1. L'hygiénisme m'a tuer !
    Y'a plus que l'chat qui sait encore faire sa toilette !

    RépondreSupprimer