lundi 26 mai 2014

Trou infini excavé par l'amour

Josef Váchal, Poèmes décadents, Prague, 1900.

« La rue Kožná grouille de signes et de gestes impudiques. Une rose rouge qu'on dirait tombée d'un bouquet flotte dans le caniveau. Puis je m'assieds au bord du petit étang de la place de la Vieille-Ville et mon ombre est verte, ourlée de violet. Une dame qui semble sortir d'un drame d'Ibsen longe la rue Parižká, elle a jeté un manteau sur son pyjama, sans doute n'arrive-t-elle pas à dormir et va-t-elle s'appuyer au parapet du quai. L'homme qui se tient près du réverbère a l'air d'écouter de la musique classique. Mais le voici qui vomit, le liquide s'échappe de sa bouche comme s'il avait laissé tomber une montre à gousset avec sa chaîne. Je vois la fenêtre éclairée de ma chambre, les rideaux ballonnent et mon logeur se promène de long en large en brandissant un crucifix. Sûrement, il a encore sa bible ouverte, posée contre une casserole sur la table. Un agent de police déboule de Dlouhá Trida, on dirait qu'il a les deux bras plongés dans du plâtre jusqu'au coude.
Je pense, ma petite Poldi, à toi qui m'as dit :
- C'est toi que je hais le moins. Dans ta salive, je trouve le goût d'un trou infini excavé par l'amour, dans tes dents je tâte un mur qui suinte la tristesse. Chéri, tu as mangé du saucisson au dîner car j'ai un bout de viande sur la lèvre, mais ça ne fait rien, embrasse-moi encore et encore. Et répète-moi que Salomon dans toute sa gloire n'était pas vêtu comme moi, que ni les oiseaux du ciel, ni les fleurs des champs n'égalent ma beauté. Dis-le encore, allume entre nos jambes le feu du sacrifice et souffle sur les braises de mon bassin. Et quand, rentrant chez toi le matin, tu verras une robe de femme pendue à ta fenêtre, ne t'inquiète pas. C'est moi qui enlace la maison gorgée de doux souvenirs. On dit qu'en tâtonnant le long de la rampe de l'escalier, les doigts rencontrent les aiguilles perdues du soleil.
C'est ce que m'a dit Poldi ce jour-là en descendant vers le fleuve où la ville marche sur ses mains. Je m'étonnais alors de voir les voitures renversées sur le fleuve, les roues en l'air comme si elles faisaient de la luge sur les toits, de voir les piétons se saluer comme s'ils puisaient de l'eau dans leurs couvre-chefs.
»

(Bohumil Hrabal, Kafkaesques).

2 commentaires:

  1. Merci moinillon, tu viens de contribuer à la beauté de ma soirée. À bientôt,
    HaKimJongEun

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  2. Merci à vous, très-cher.
    Bientôt la nomadisation commune.

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