mercredi 28 mai 2014

Trois questions à Gautier Gaye


On peut rencontrer et/ou retrouver ces jours-ci 
  Gautier Gaye dans la pièce LES NOMADES, 
à la Cartoucherie de Vincennes.


- Le Moine Bleu : Peux-tu présenter sommairement ton parcours et ta rencontre avec le Théâtre du Voyageur ? Quels sont les rôles dans lesquels tu auras pris le plus de plaisir et pourquoi ? Comment s'est effectué, avec le recul dont tu disposes déjà, le déracinement des NOMADES d'Asnières à la Cartoucherie ? Quelles sont tes premières impressions ? La Cartoucherie est-elle une bonne salle (qu'est-ce qu'une bonne salle, d'ailleurs ?)

- Gautier Gaye : J’ai une trentaine d’année et connais le Théâtre du Voyageur depuis 7 ans. Un hasard géographique et amical m’a fait rencontrer Chantal Mélior alors qu’elle jouait son spectacle Le Maître et Marguerite. Dans le petit théâtre de séraphin qu’elle et sa troupe avaient construit dans le hall désaffecté de la gare d’Asnières, un lourd parfum et d’étranges nuées m’avaient immédiatement séduit. Par la suite, j’ai intégré cette joyeuse bande bigarrée pour la création de Falstaff, pièce chorale de 5 h 30 (en 2 parties) regroupant Henri IV et Les joyeuses commères de Windsor. Suivant le parcours de ce nombril shakespearien, la pièce donnait lieux à de bons éclats de vies. Suivant l’atavique tradition des meutes, les derniers arrivés ont à faire leurs preuves, et j’ai joué alors une ribambelle de petit personnages, dont Poins (jeune aristocrate décadent et jouisseur notoire) m’amusait le plus, je crois.
Les nomades, pièce adaptée du Désert des déserts de Thessiger, a été créée en 2007 dans la gare. Je faisais alors la régie lumière ou son, suivant les besoins. Ce spectacle a été joué une cinquantaine de fois, ravissant son public. Mais il n’a pas tourné et n’a surement pas eu la vie qu’il aurait pu mener. Le théâtre est éphémère, n’est ce pas, et sans doute des alchimies secrètes sont à l’œuvre pour qu’une œuvre vive sa grande vie.
La spécificité de la gare était la dimension de la scène, parallélépipède d’environ 14m sur 20m sous 6m de plafond, sans poteaux, pour un gradin de 90 places, fait de palettes et de fauteuils velours. La taille de la scène offrait le champ libre à de grand jeux et de grandes images tout en restant très proche du public. Immersion cinématographique, cinémascope, des plans très larges succédaient aux gros plans ou l’on pouvait suivre le frémissement d’un sourcil ou le tremblement d’un sein, et inversement.
Le Théâtre du Soleil nous accueille pour 9 semaines, ce qui n’est pas rien, d’autant que nous sommes quasiment en demi-pension chez eux, et que la bouffe est très bonne. Ils nous prêtent gratuitement leur salle de répétition aux dimensions proches de notre gare. L’ensemble, un peu plus petit, garde ce même déséquilibre entre une grande scène et un petit gradin qui permet une immersion dans le réel de l’action. La Cartoucherie est un lieu très beau, très calme, trop même pour certains. L’équipe du Soleil qui nous accueille est très sympathique et fait tout son possible pour nous aider au mieux, avec tant de gentillesse non-feinte qu’une certaine fraternité corporatiste tend à s’instaurer… J'ai vu el Macbeth qui se joue depuis le 30 avril jusqu’en juillet, malgré les critiques stériles des infâmes dont c’est la profession, c’est très impressionnant, un grand voile de soie de toute beauté aussi liquide qu’embrasé se soulève et se referme sur une succession d'apparitions, sur la décomposition de Macbeth.

- Le Moine Bleu : Peux-tu présenter cette pièce : forme et fond ? Traite-t-elle de la marge ou de l'Ailleurs radical ? L'existence même d'un ailleurs GÉOGRAPHIQUE du Capital et de l'aliénation saurait-elle être autre chose qu'une illusion exotisante, dans un monde tragiquement unifié ? L'est-il définitivement, selon toi : unifié ?

- Gautier Gaye : Les nomades est un montage comme à l’accoutumée de Chantal Mélior (Thessiger/Nietzsche, Le gai savoir/Ibn Khaldun/Deleuze, espace lisse nomade/espace strié sédentaire), la structure de la pièce se base sur le récit de Thessiger qui va dans les années 50, pour le compte de la Société géographique anglaise, étudier les criquets qui dévastent les cultures en nuages bibliques. S’écartant de sa mission, charmé par le désert, notamment le Rhub al Rhali (littéralement : Le coin vide), un des plus grands déserts de la planète, il va cheminer en compagnie de bédouins dans de dangereuses méharées. Un des plus célèbres écrivains voyageurs (catégorie post-moderne de marketing éditorial) ayant marqué le regard sur l’Orient, en tout cas la fascination pour le désert. Voyageant là ou nulle expédition anthropologique ne s’était encore aventurée, c’est-à-dire là ou l’Occident n’avait pas encore cours. Né à Addis-Abeba en 1910, étudiant à Oxford, Thessiger, enfant de l’Empire anglais, a vécu une grande partie de sa vie en Orient. La pièce se propose d’être, à travers sa poésie propre, un médicament pour Homme contemporain, éloge de la lenteur, rencontre d’une altérité radicale, chant du monde et des sensations d’un vivre plus authentique, plus juste, défait de la technique et de son aliénation confortable. Je ne pense pas qu’elle cherche à comprendre l’aujourd’hui, quelque part elle s’en cogne, et pourquoi pas ? Une critique du travail affleure à certain passage, elle n’offusquera que des postures particulièrement réactionnaires tant elle est consensuelle et quelque peu surannée. Un certain fatum est rappelé sur la disparition « inévitable de ces modes de vie » contre lequel aucun recours n’est possible. Condamnation à la modernité que l’Histoire ne dément pas jusqu’à aujourd’hui mais dont il me semble que le procès n’est pas encore tout-à-fait terminé, n’en déplaise à Fukuyama. Procès de l’Histoire qui semble, dans cette interprétation, échapper aux hommes. Du moins sur lesquels des surdéterminations s’exercent avec la puissance de la fatalité.  C’est pourquoi agissant l’époque, les forces telluriques du progrès ne connaissent pas d’ennemis, et la posture ontologique présentée ici se propose d’être une forme d’antidépresseur. Ou mieux encore de stupéfiant pour calmer les douleurs de l’âme réfractaire en peine d’aliénation. L’objectif est ambivalent, éloge d’une altérité lointaine en voie de disparition pour tirer des leçons de vertus et d’humanités, sucer la substantifique moelle d’un mode de vie pour le transposer à un autre, est ce seulement possible ? Qu’en est il de la patience du courage de la beauté bédouine sur smart phaune ? 
La thèse d’un ailleurs géographique du capital et de l’aliénation n’est pas ici défendue, ouff. Bon, après, il y a une certaine fascination qui fantasme un peu, cela ne compromet pas trop à mon sens. Le fait est que dans les années 1950, le monde n’était pas encore totalement unifié, et ce territoire des confins de l’Arabie échappait encore largement au règne de la marchandise, ce qui n’est certainement plus le cas aujourd’hui. Effectivement, aucun territoire, ou seulement d’infimes coins inhospitaliers et dépeuplés, n’échappe aujourd’hui  à ce tissu, à ce filet  de la marchandise. L’unification n’a pas détruit tous les aspects de l’altérité. Mais celle-ci est fermement ancrée dans des réalités matérielles et culturelles diverses, le milieu détermine encore la nature malgré la déterritorialisation galopante. L’aliénation généralisée n’a pas encore été capable d’écraser l’irréductible.

- Le Moine Bleu : LES NOMADES renvoient-t-ils davantage, comme pièce, à la désertion, à la révolte ? Les deux éléments pourraient-ils s'articuler victorieusement ?

- Gautier Gaye : Si les nomades renvoient plutôt à la désertion ou à la révolte, ou encore les deux ? Ni l’un ni l’autre, c’est assez clair. La révolte n’est même pas évoquée, quant à la désertion, elle ne représente pas une alternative mais une forme de vie ayant existé, ce qui est vrai. À titre d’éloge des bédouins, la pièce n’a pas à rougir. On se demandera  pourquoi les bédouins vivaient ainsi, l’avaient-ils choisi ? Avaient-ils choisi de vivre dans le désert avec leurs troupeaux ? Pour des raisons d’ordre économique ? Moral ? Politique ? Pourquoi restaient-ils dans le désert ? Dans quels rapports de forces s’épuisaient leurs existences ? Quels champs de forces les tenaient dans le désert ? Étaient-ils libres ?
Ces questions seront plus heureuses qu’un médicament pour mieux vivre le monde actuel de la marchandise.

lundi 26 mai 2014

Trou infini excavé par l'amour

Josef Váchal, Poèmes décadents, Prague, 1900.

« La rue Kožná grouille de signes et de gestes impudiques. Une rose rouge qu'on dirait tombée d'un bouquet flotte dans le caniveau. Puis je m'assieds au bord du petit étang de la place de la Vieille-Ville et mon ombre est verte, ourlée de violet. Une dame qui semble sortir d'un drame d'Ibsen longe la rue Parižká, elle a jeté un manteau sur son pyjama, sans doute n'arrive-t-elle pas à dormir et va-t-elle s'appuyer au parapet du quai. L'homme qui se tient près du réverbère a l'air d'écouter de la musique classique. Mais le voici qui vomit, le liquide s'échappe de sa bouche comme s'il avait laissé tomber une montre à gousset avec sa chaîne. Je vois la fenêtre éclairée de ma chambre, les rideaux ballonnent et mon logeur se promène de long en large en brandissant un crucifix. Sûrement, il a encore sa bible ouverte, posée contre une casserole sur la table. Un agent de police déboule de Dlouhá Trida, on dirait qu'il a les deux bras plongés dans du plâtre jusqu'au coude.
Je pense, ma petite Poldi, à toi qui m'as dit :
- C'est toi que je hais le moins. Dans ta salive, je trouve le goût d'un trou infini excavé par l'amour, dans tes dents je tâte un mur qui suinte la tristesse. Chéri, tu as mangé du saucisson au dîner car j'ai un bout de viande sur la lèvre, mais ça ne fait rien, embrasse-moi encore et encore. Et répète-moi que Salomon dans toute sa gloire n'était pas vêtu comme moi, que ni les oiseaux du ciel, ni les fleurs des champs n'égalent ma beauté. Dis-le encore, allume entre nos jambes le feu du sacrifice et souffle sur les braises de mon bassin. Et quand, rentrant chez toi le matin, tu verras une robe de femme pendue à ta fenêtre, ne t'inquiète pas. C'est moi qui enlace la maison gorgée de doux souvenirs. On dit qu'en tâtonnant le long de la rampe de l'escalier, les doigts rencontrent les aiguilles perdues du soleil.
C'est ce que m'a dit Poldi ce jour-là en descendant vers le fleuve où la ville marche sur ses mains. Je m'étonnais alors de voir les voitures renversées sur le fleuve, les roues en l'air comme si elles faisaient de la luge sur les toits, de voir les piétons se saluer comme s'ils puisaient de l'eau dans leurs couvre-chefs.
»

(Bohumil Hrabal, Kafkaesques).

samedi 24 mai 2014

Sortir de l'Europe, c'est sortir de l'Histoire !

Merci, peuple de gôche !
Réalisé avec photocheap® (made in France)

lundi 19 mai 2014

On y sera, dame !


Nos lecteurs habituels et extraordinaires savent à quel point, et depuis combien de temps, le travail de Chantal Mélior et de sa bande nous passionne. Ce n'est pas tant que les garçons et filles composant cette bande soient toutes et tous beaux et belles et splendides comme des dieux et déesses enragées, qu'ils et elles pratiquent, bien loin de l'habituelle et décevante spécialisation comédianiste, à l'extérieur, comme on dit, toutes sortes d'activités radicales et extrêmes dont nous ne dirons rien, pas un mot, du moment que notre avocat n'est pas apparu, qu'ils et elles dégagent, chaque seconde - pour la faire courte - un magnétisme animal susceptible de nous emporter aussitôt vers quelque enfer rougeoyant pavé de bonnes vibrations, ou qu'ils et elles agrémentent, en de bien trop rares occasions, décidément, serait-ce que nous nous fissions  vieux ? certains banquets saoûlographiques d'envergure magistrale auxquels nous prenons notre part, avant d'y perdre pied (hips !), ni même encore qu'ils et elles fassent saillir à chaque nouvelle création la vérité littéraire, donc historique, de grands et magnifiques textes (ceux de Shakespeare, en particulier, mais aussi de Goethe, Boulgakov, Nietzsche et tant d'autres) ailleurs souvent trahis, utilisés sans vergogne, tordus au profit de telle grille d'interprétation dramaturgique inepte, sans compter qu'elle soit égoïste. 
Non. 
Ce qui nous a toujours séduit chez cette bande-là, c'est que, chaque fois jusqu'ici, l'imprévisibilité maximale de ses résultat aura débouché sur l'excellence finale de ceux-ci. 
Chaque fois. 
Les choses se sont trouvées ainsi.
 

Après la bagarre l'ayant opposée à Réseau Ferré de France, ridicule entreprise post-étatique qui fait rovière, et prétendait leur arracher vilement leurs locaux sis à l'intérieur même de la gare d'Asnières (un lieu délicieux où nous passâmes tant de bons moments, à nous évader de ce temps), pour les transformer en centre d'informations automatisé, la bande à Chantal a obtenu le maintien (relatif, certes, puisque restreint) dans lesdits locaux, en attendant, au même endroit, espérons-le, une reprise prochaine de leurs activités.

Mais depuis le 30 avril dernier, il est possible - ô rare fortune ! - de les apercevoir ailleurs. 
La Cartoucherie de Vincennes les accueille en effet ces temps-ci, pour un diptyque de très haute volée auquel nous vous invitons vraiment, de toutes nos misérables forces, à assister. Le grand classique mélioriano-nietzschéo-deleuzien LES NOMADES y voisinera (une semaine sur deux, comme dans les familles recomposées) avec la toute ultime version d'IGNATIUS, adaptation forcément biaisée, piégée, de cette amère Conjuration des imbéciles du très scoumouneux, et génial, John Kennedy Toole. Il s'agit là, vous l'aurez compris, d'un work in progress complet, comme on dit en Suisse alémanique lorsque on est énervé : tout change, tout peut encore changer, d'une semaine à l'autre, au gré de la fantaisie et des goûts et envies de ce charmant Théâtre du Voyageur et de ses esprits frappeurs. La seule chose qui devrait demeurer, une fois de plus, encore qu'il ne faille jurer de rien, c'est la hauteur moyenne, empyréenne, du plaisir qu'on prendra à les voir danser comme cela, devant nous. 
Alors, ne manquez pas ça.
On vous en reparle bientôt.
En attendant, tous les renseignements sur leur site : ici !

vendredi 16 mai 2014

Ho ! La marchandise te cause !

 
« C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.»

(Karl Marx, Le Capital).

mardi 13 mai 2014

La vie privée de la race supérieure

 
Chevaliers  de l'ordre du Sans-Grolles, Montsalvat, 2012.

« Nombreuses sont les raisons d'assister au festival de Bayreuth. La curiosité, par exemple, ou l'amour de la musique, ou le culte de Wagner, ou le wagnérisme à l'usage des initiés - une affaire beaucoup plus compliquée - ou le désir de voir, ou d'être vu dans ce haut lieu de la culture. Mais certains d'entre nous vont à Bayreuth parce que c'est un moyen incomparable de mortifier son prochain. Celui qui y est allé une fois peut écraser tous les admirateurs des Meistersinger de Covent Garden avec des «Ah ! vous devriez les voir à Bayreuth...» ou «Avez-vous entendu Levi le diriger à Bayreuth ?» s'il s'agit du prélude de Parsifal entendu au concert Richter. Et quand la réponse arrive, mélancoliquement négative, le coupable a le sentiment de ne pas savoir ce qu'est Parsifal, alors que le touriste de Bayreuth, lui, le sait.

À quoi ressemble Bayreuth ? Eh bien, c'est une petite ville bourgeoise de Franconie, sise au milieu des collines et des jolies forêts de Bavière, à deux ou trois heures de chemin de fer de Nuremberg, ni assez ancienne pour être vénérable, ni suffisamment récente pour être tout à fait banale ; et les habitants  y vivent de leurs rentes dans des villas, ou alors effectuent des travaux de blanchissage et vendent de la confiserie, des albums et des photographies. Outre les nombreuses fontaines, on remarque aussi un monument absurdement démodé, dédié à un personnage que des visiteurs anglais vulgaires qualifient généralement de  «vieil empoté», une cheminée d'usine, une caserne, un asile de fous, une vieille salle d'opéra du XVIIIème siècle, très pittoresque, le théâtre Wagner à mi-pente de la colline et, tout en haut, au milieu des pins, l'inévitable Sieges Turm, ou tour commémorative de la guerre de 1870-1871. La moitié de la rue principale s'appelle Maximilianstrasse, l'autre moitié RichardWagnerstrasse. La maison du maître est une villa cossue, que rien ne distingue des autres, sauf cette inscription : Hier wo mein Wähnen Frieden fand, Wahnfried sei dieses Haus von mir bennant («Ici où mon imagination a trouvé la paix, je donnerai  à cette maison le nom de paix de l'imagination»), et une composition en sgraffite, tout à fait dans le style et le goût de Mr Edward Armitage, qui représente Wotan le Voyageur. Derrière la maison du maître se trouve la tombe du maître ; car Wagner, comme j'entendis s'exclamer un Anglais indigné, «est enterré dans le jardin du fond, monsieur, comme un Terre-Neuve». Jamais, je ne serai un véritable wagnérien ; car j'éclatai de rire à cette explosion de préjugé bourgeois, alors que n'importe quel disciple un tant soit peu susceptible aurait été glacé d'horreur.

Les choses sérieuses commencent à quatre heures au théâtre Wagner ; mais dès deux heures, le flot de gens qui gravit la colline est pour ainsi dire constant, leur destination première étant le restaurant sur la droite du théâtre, et leur but premier se garnir l'estomac. À quatre heures moins le quart, un groupe de messieurs, qu'un certain air Brixton et Kentish town, ainsi que les trombones et les cornets à pistons qu'ils transportent vous désignent comme des membres de l'orchestre, s'assemblent devant la porte centrale. Les redoutables sonneries d'appel qu'ils lancent successivement à droite et à gauche annoncent que le spectacle est sur le point de commencer. En dépit du bruit affreux qu'ils font, ils ne sont audibles qu'à très petite distance, non seulement parce qu'ils se tiennent sous le portique, mais parce que les cuivres demandent qu'on en joue en soufflant avec douceur et musicalité si l'on veut que le son se propage (sauf dans le cas du clairon qui n'est que violent). Dans dix minutes environ, il sera temps de pénétrer dans le célèbre théâtre. 

Après avoir acheté le programme un penny dans la rue, vous allez devoir chercher vous-même votre place parmi les quinze cents environ qu'en contient l'auditorium. Toutefois, c'est chose facile car votre billet vous conduit, par exemple, à la porte n°2, côté gauche. Celle-ci vous introduit près de la rangée où vous serez assis et, comme le premier siège de ladite rangée porte à la fois son propre numéro et celui du siège situé à l'autre extrémité, il vous suffit d'un effort cérébral intense mais bref pour trouver votre place. Une fois installé, vous jetez un coup d'oeil circulaire sur la salle. Pour commencer, c'est un théâtre républicain ; les quinze cents sièges ne sont séparés par aucune barrière, aucune différence de prix, aucun avantage, excepté celui d'être plus ou moins proche de la scène. Les quelques loges d'apparat, au fond, réservées aux rois et aux millionnaires, sont les plus mauvaises places de la salle. Tout cela est bien réjouissant ; car si vous êtes un aristocrate, vous dites «Bien ! nul homme ne saurait être plus qu'un gentleman» et si vous êtes démocrate, vous lancez simplement un « Aha ! » plein de dédain.

La MJC de Bayreuth-sur-Yvette, flambant neuve.

Vous arrivez préparé à la configuration des lieux par d'innombrables gravures et photographies ; mais la prédominance du brun et du gris, l'absence frappante de coussin, de rideau, de frange, de dorure, ou de toute autre garniture qui égaie généralement un théâtre, ainsi que la pente de la salle (aucune représentation ne vous en donne une impression adéquate) vous portent à penser que le directeur aurait quand même pu embellir un peu l'endroit à votre intention. Mais vous n'avez aucun autre sujet de vous plaindre ; car votre siège articulé, malgré son cannage non rembourré est spacieux et confortable, et la vue que vous avez sur le rideau, excellente. Les dames «hautement estimées» sont priées par des pancartes de bien vouloir enlever leur chapeau et celles qui portent d'innocentes petites capotes qui n'obstrueraient pas la vue d'un enfant ont soin de les retirer. Pourtant les dames qui portent des chapeaux tour Eiffel, et qui les considèrent apparemment comme des objets d'intérêt général ne le cédant en rien aux oeuvres de Wagner, ignorent obstinément la pancarte ; et l'Allemagne, malgré tous ses officiers à cheval, n'ose faire observer la discipline. Vous ouvrez votre livret, votre partition, votre guide des leitmotive ou n'importe quelle autre invention stupide, destinée à distraire votre attention du spectacle ; et, immédiatement, les lumières s'éteignent, vous plongeant dans ce qui semble être une obscurité complète. On entend un fracas de chaises cannées qu'on abaisse ; un grand bruissement, comme celui du vent à travers la forêt, causé par mille trois cents robes et pans d'habits qui entrent en contact avec le cannage, suivi des chuts et des sifflets des wagnériens fanatiques que chaque bruit indispose et qui amplifient le vacarme avec une irritation beaucoup plus éprouvante pour les nerfs que l'inévitable chute occasionnelle d'une canne ou d'une paire de jumelles de théâtre. Puis le prélude commence ; et vous reconnaissez aussitôt que, pour le confort, l'effet produit et la concentration de l'attention, vous êtes dans le théâtre le plus parfait du monde. (...) Quelle admirable trouvaille architecturale que cette série d'ailes latérales, chacune ornée d'une colonne et surmontée de globes lumineux qui donnent à la scène l'air de procéder naturellement de l'auditorium ! (...) Les premiers accents du prélude s'élèvent mystérieusement de l'orchestre invisible. Et ainsi de suite. À la fin du premier acte, il y a une pause pour le thé. À la fin du deuxième acte, il y a une pause semblable pour le dîner. C'est ainsi que ces ascètes se font l'émule de Bouddha (...). Le végétarisme, le bouddhisme supérieur, le christianisme débarrassé de ses pièges allégoriques (je soupçonne  que c'est une variante hétérodoxe), la croyance que la chute de l'homme a été le résultat de quelque cataclysme qui réduisit celui-ci à manger de la chair animale pour ne pas mourir de faim, la négation du vouloir-vivre et la rédemption subséquente à travers la compassion suscitée par la souffrance (cela est l'article de foi wagnéro-schopenhauerien) : ce ne sont là que quelques échantillons de ce que le wagnérisme implique de nos jours. L'enthousiaste moyen adhère à tout, sans hésiter - hormis le végétarisme. Le bouddhisme, il le tolère ; il n'est pas très regardant sur la forme de christianisme qu'il professe ; Schopenhauer est son philosophe favori ; mais assister à Parsifal en entier, sans absorber un bifteck entre le deuxième et le troisième acte, pas question !»

(George Bernard Shaw, extraits des articles suivants : Bassetto à Bayreuth, 1er août 1889, The Star ; Un aller-retour à Bayreuth, 13 août 1889, The Hawk ; et Wagner à Bayreuth (octobre 1889, The English Illustrated Magazine).

G.-B. Shaw, auteur de l'aphorisme suivant, insolemment réformiste quoique non dénué d'une certaine pertinence pratique : Les hommes politiques doivent être régulièrement remplacés. Comme les couches des bébés, et pour les mêmes raisons.
 

jeudi 8 mai 2014

Tristan et Isolde, les amants de la Bastille

 

Nulle part vous ne trouverez une manière plus agréable d'énerver vos esprits, 
d'oublier votre virilité sous un buisson de roses... 
(Nietzsche, Le cas Wagner)

Prélude.

Certes, nous admettrons bien volontiers l’idée qu’entre la Répétition générale et la Dernière de Tristan et Isolde à l’Opéra-Bastille (laquelle Dernière eut lieu en matinée ce 4 mai), un certain temps se sera écoulé, et avec lui, de l’eau sous les ponts, et dans les profondeurs des divers « océans » de l’Univers, ceux-là mêmes dont Isolde clame avec amertume (selon certaines traductions contestables, dont celle du spectacle parisien ici évoqué) qu’elle les a bravés – et franchis – en vain à la fin de l’œuvre de Wagner (« Pour t’épouser, dans l’extase, j’ai traversé les océans », Acte III, scène 2). Notons le caractère vaguement outrancier d’une telle affirmation, rapportée à une zone géographique en réalité fort modeste, incluant grosso modo la Mer Celtique, le Canal Saint-Georges séparant l’Irlande du Pays de Galles, et à l’extrême rigueur, en effet, une portion réduite – à parcourir par cabotage tranquille – de l’Océan Atlantique.
À tout prendre, d’ailleurs, Isolde se fût sans doute rendue plus aisément et prestement à Karéol, jusqu’au château de Tristan où se languissait son blessé grave gémissant, par voie de terre (à condition que cela roulât bien mais y a pas de raisons hors périodes de grands départs) via par exemple (simple itinéraire indicatif) Roscoff, Morlaix, les Montagnes d’Arrée et Callac, puis finalement Carhaix ou Concarneau (avec son château de Kariolet ou encore sa fameuse île Tristan, sise au large) : trois sites bretons hypothétiquement identifiables à ce lieu-dit de Karéol.
Las ! les amants de cette trempe sont souvent des gens fort exagérés, difficiles à convaincre d’apercevoir où se trouve leur intérêt réel, ce dont, en dépit de la positivité qui nous tient (car nous sommes de fiers enfants de ce siècle), nous ne leur tiendrons nulle rancune, de même que le bon Kurnewal se contente d’une simple et gentille moquerie lorsque son maître – à la ramasse complète – lui demande comment au juste il est arrivé ici, à la scène 1 de l’Acte III : «Comment ? Hé bien ! Pas à cheval, en tout cas…»
Mais revenons si vous le voulez bien à nos moutons.

Travailler fatigue.

Du temps, donc, aura passé entre la Générale et la Dernière, les deux représentations extrémitaires auxquelles nous assistâmes, dans l’ensemble avec enthousiasme, quoique avec le temps en question une certaine fatigue d’organe se soit sans nul doute installée au coeur de la troupe remarquable emmenée par Philippe Jordan. Concernant le vidéaste Bill Viola, dont la rétrospective au Grand-Palais se poursuit jusqu’en juillet prochain (nous vous la conseillons quoique elle soit horriblement chère), rappelons que son travail ici présenté, sur Tristan et Isolde, n’était nullement une création. Il s’agissait à l’origine d’une vidéo de quatre heures produite en 2004, destinée à une mise en scène du même opéra par le même Peter Sellars, flanqué du Los Angeles Philharmonic conduit par Esa-Pakka Salonen. Les installations de Viola, massives, vampirisent le regard. Ce fut là leur intérêt, et leur limite. Point n’est besoin d’insister, du coup, par contraste sur le minimalisme extrémiste de la mise en scène qui se donna là (au fait, y en eut-il une ?). Sellars, dont les personnages fantomatiques, vêtus tels des profs de fac de gauche assistant à la soutenance (et, pour les femmes, à la rigueur, au cocktail somptueux suivant celle-ci) du petit dernier, évoluent au ralenti autour d’un banc de pierre (ou d’une estrade mortuaire), n’a semble-t-il pas jugé utile de trop se mesurer à son collègue vidéaste. Pas de souci, de notre point de vue : l’action, objectivement, dans Tristan et Isolde se réduit à presque rien. « On connaît le résumé satirique, rappelle Jacques Chailley, de l’action qui en fut jadis rédigé : “Le premier acte, ce sont deux femmes qui se promènent sur la scène ; le deuxième acte, un homme et une femme assis sur un banc ; le troisième acte un monsieur qui se lève et se recouche sans arrêt. C’est tout”. Cette “synthèse” assez méchante n’est pas tout à fait inexacte sur le plan théâtral pur. » (Chailley, Tristan et Isolde de Richard Wagner). Ajoutons, d’autre part, que la confusion, entretenue par la « mise en scène » de Sellars, des « personnages » féminins en particulier (Brangäne et Isolde) était sans doute déjà recherchée par Wagner lui-même. Brangäne est une sorte d’excroissance diurne d’Isolde, sa partie raisonnable destinée à l’engloutissement nocturne futur. Elle n’atteint à l’autonomie de caractère, notamment vocal, qu’au cours du premier acte. Au deuxième, elle est certes l’agent du sommet absolu (pour nous) de l’œuvre (sa propre intervention, en tant que guetteuse rappelant la prudence aux amants). Mais, déjà, elle n’est plus malgré tout qu’un agent de pure forme, incarnation, il est vrai sublime, d’une simple fonction séculaire liée à un style littéraire et musical parfaitement codifié, datant du Moyen Âge : la fameuse «chanson d’aube» des amours clandestines. Au troisième acte, elle est pour ainsi dire inexistante, ce qui ne dépare pas dans une pièce ayant le Néant pour objet principal, et ne constitue donc aucun jugement de valeur de notre part, susceptible de déboucher à terme sur notre condamnation éventuelle par la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations, dont nous saluons ici l’intégralité des valeureux agents. 

Bill Viola.

Nous nen avions point fini avec M. Bill Viola, dont les images sont belles : souvent, même, saisissantes de beauté. Nous pensons bien sûr au duo d’amour du deuxième acte, à ces formes s’élevant alors dans l’azur confus et bleuté dun océan sensitif, rompues de ravissement, ballottées, offertes au gré des fluctuations langoureuses, érotiques, que cette incroyable musique suscite. Les deux amants trottant ensemble main dans la main à la noyade, juste avant l’arrivée de Marke, Mélot et autres casse-planètes, à la fin de ce même deuxième acte, nous ont émus. Tristan’s Ascension : ce corps masculin progressivement soulevé d’une dalle funéraire par une chute d’eau au cours inversé, accompagne admirablement, de manière très évocatrice, le Liebestod terminal. Tout cela est vrai. Et à en rester à une simple critique descriptive de ce travail, seuls quelques choix nous paraîtraient alors discutables, voire carrément risibles : ce tanker pétrolier, par exemple, accueilli comme le salut (et l’esquif à la voile tremblotante que nous attendions plutôt à l’acte III, avec Tristan, plongé dans son délire de fièvre), ou le désenfilage de slip peut-être un peu pataud du personnage incarnant le pôle masculin de l’amour (non-encore aboli comme tel, certes : il est d’ailleurs fort viril et poilu) au cours de la longue séquence que nous qualifierons « d’ablutive » accolée au premier acte et à ce sinistre périple maritime d’Irlande en Cornouailles. Pourquoi, troisièmement, associer presque systématiquement « le pays de la Nuit » de Tristan à cette thématique de « la Nuit en Forêt » (parfois façon Blair Witch, il convient bien de le reconnaître) ? Le romantisme d’une telle position (sans parler de son wagnérisme, d’ailleurs : voyez le « Im Wald und Nacht » de Siegfried) se défend certainement, mais enfin, vous comprenez, ces choses-là se discutent. De même, beaucoup plus sérieusement, que se discute fondamentalement la légitimité d’illustrer une œuvre de Wagner, pour qui la quête d’unité artistique, la «Gesamtkunstwerk», primait tout, au moyen d’écrans, c’est-à-dire concrètement de tout ce qui, désormais, à l’extérieur de l’art et à l’extérieur de la vie, fait opposition à la recherche de cohérence, de concentration, de production esthétique et/ou intellectuelle valable, et motivée. De cette image lumineuse papillonnante, tremblante, rémanente, impressionnant sans relâche l’œil sur le mode du traumatisme répétitif, en le stimulant et l’épuisant de plus en plus rapidement au fil des générations, nous nous demandons bien ce qu’aurait pu penser le dramaturge Wagner, étant donné ce qu’on a déjà dit ici de la mise en scène délibérément inepte de M. Sellars. Nous ne parlons évidemment pas là de la pertinence éventuelle bien indiscutable d’effets lumineux, pyrotechniques ou autres, nous ne sommes pas hostiles à ce que la Nuit soit transfigurée, nous parlons seulement de ces écrans gigantesques : ceux-là mêmes qu’on nous demande précisément d’éteindre (à juste titre) avant que le spectacle ne soit lancé mais pour, en quelque sorte, leur faire ensuite, ô paradoxe, dans la foulée, une place encore plus nette sur scène, presque les consacrer en somme. Bill Viola lui-même condamnait, d’ailleurs, récemment, détail amusant ! cette occupation totalitaire (Viola employant, lui, dans l’interview à laquelle nous pensons maintenant, le terme de « pollution » permanente) de nos existences par des écrans fusionnant désormais à merveille les mondes enchantés du Travail salarié et du « Temps libéré ». Et puis cette horrible mire de réglage géante, lors de l'entracte du deuxième au troisième acte ! Voilà des conjectures dans lesquelles nous nous trouvons encore perdus, à cette heure. D’autant qu’ayant eu le loisir d’apercevoir lesdites installations violesques depuis deux situations différentes (lorchestre, puis trois semaines plus tard, le second balcon), nous pouvons témoigner de ce fait – tout effet de surprise annulé mis à part – que la puissance d’arrêt primitive du dispositif s’effaça çà et là, parfois, la seconde fois, devant une irrésistible, une nébuleuse mais bien réelle impatience ne suffisant pas, cependant, et voilà bien le principal, répétons-le encore ! à en suspendre les meilleurs effets. Le côté monstrueusement lithique, presque stonehengien, dabord perçu depuis lorchestre le 5 avril 2014 laissa simplement place, le 4 mai, en contre-plongée, à la réminiscence de quelque impression de choc lointainement infantile, généré, par exemple, par certain feu dartifice marquant, tel son-et-lumière d’anthologie autour d’un obscur château-fort de province, ou un film de monstre projeté jadis dans quelque ancêtre de nos mastodontes ciné-multiplexes actuels.... Gageons en tous les cas que le crypto-bouddhisme de Viola et celui de Wagner, leur confusion orientalisante conjointe, nauront pas peu contribué au bonheur global d’un tel rapprochement iconographique.

Chant d’aube et Mort d’amour.

Reste cette fatigue, bien compréhensible, de MM. Dames les interprètes. Nous attendions avec beaucoup d’entrain Stanislas de Barbeyrac en pâtre, mais il paraît que le bon garçon fut frappé d’un mal inopportun. Dommage. M. Franz-Josef Selig, sorte de Basse – obstinée – fut excellent en Marke. Son costume dofficier du GIGN en retraite, censé représenter (isolément : voir à ce sujet notre remarque perfide récente sur la très terne garde-robe des autres interprètes) la Légalité, les Honneurs et autres Convenances mondaines et diurnes fut aussi du plus rafraîchissant effet.  Pour le reste, donc, soit (pardonnez du peu) l’essentiel, nous nous sommes déjà prononcés : ces Tristan et Isolde et Brangäne-là ne seront ni hissés au pinacle, ni plongés dans le purgatoire indéfini de nos souvenirs vibratiles. Contrat rempli, comme on dit. Il demeure juste quelque peu piquant de se remémorer le premier avertissement solennel émis, à l’attention des spectateurs, par l’établissement de Bastille, juste avant l’attaque du Prélude : « Mesdames Messieurs, nous vous informons que lors de cette répétition générale, dans le but de se préserver, les interprètes ne pousseront pas leur voix ! Merci de votre compréhension. » Diable ! nous exclamâtes-nous, sortant de là les yeux humides, et plus complètement lessivés par l’écume sentimentale qu’un bête galet de Cornouailles : que sera-ce quand ils ne l’épargneront pas ! La Générale fut de loin, vous laurez compris ad nauseam la meilleure des deux séances : assurément, par séquences entières,  elle fut sublime. Il n’est que l’irrationalité stupéfiée prétendant toujours éprouver le même saisissement à l’exécution de la même sidérante partition que l’on blâmera d’avoir estompé, en notre esprit, cette vérité précisément inaltérable selon laquelle on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve (fût-il, pour ne citer « que » cela, celui du duo d’amour du deuxième acte, ou de la Liebestod finale). Précisons que lévolution musicale du 5 avril au 4 mai, qu’une fois encore nous qualifierons de pure « fatigue », n’aura guère, à nos oreilles, concerné que le chant. L’orchestre, pour lui, nous paraît non seulement ne point avoir connu semblable baisse de régime mais encore avoir gagné en puissance, en force et en amplitude, en pouvoir d’émotion. Le Prélude, par exemple, les deux fois, fut un ravissement, de même que l’aboutissement. D’où le décalage cruel faisant que Violeta Urmana (Isolde), sans qu’elle eût démérité, ne parvint jamais à hisser vraiment (en tout cas lors de la Dernière) dessus l’orchestre immarcescible sa «Mort d’amour» très honorable. Seule réserve : un tempo sans doute insuffisamment rapide, y compris sur le «Descends sur nous, ô Nuit d’Amour» (Acte II, scène 2), cette «chanson d’aube» constituant lun des sommets hallucinants de l’œuvre.

Les lecteurs et lectrices habituels du Moine Bleu connaissent évidemment tous ces morceaux, toutes ces références, étant donné qu’ils et elles représentent le sommet de l’évolution humaine : celui, en particulier, de la culture universelle, ce qui ne va d’ailleurs pas, chez eux, sans quelque douleur occasionnelle notable, si l’on admet avec certain penseur boche autrefois assez influent que la culture est après tout le lieu de la plus grande scission d’avec soi-même. Tout de même, à l’intention de visiteurs strictement de passage, échoués ici tel l’esquif de Tantris au gré de recherches internet erratiques concernant les « putes à la fac de X », « la plus grosse tique (ou « bite », c’est selon) du monde » ou même – plus insolite – les « activités LVF de Germinal Chamouin » (en sorte que voilà ici présentés les quatre-cinquièmes de notre lectorat de la semaine), il ne nous semble pas totalement dénué d’intérêt de procéder céans à un bref rappel des faits, ainsi qu’on s’exprime chez les avocats, procureurs et autres professionnels sympathiques.



Achronalité et Traumatisme. 

Ci-dessus, on aura reconnu le fameux « accord de Tristan » (fa-si-ré dièse-sol dièse), issu des quatre premières mesures de l'oeuvre. Cet accord et, de manière générale, tout le chromatisme de Tristan auront, comme on le sait, déchaîné les passions musicologiques. Le souci de Wagner, via le chromatisme, soit l'utilisation d'une gamme privilégiant les intervalles de ton les plus rapprochés, c'est d'exprimer la tension la plus exacerbée (l'attente, le désir, l'angoisse... et la facilité plastique avec laquelle chacun de ces états peut passer dans l'autre : leur mutabilité extrême, en quelque sorte), ce recours thématique au chromatisme n'ayant rien d'absolument nouveau : le procédé est connu depuis le XVIème siècle. Traditionnellement, le chromatisme est craint, voire tabou, car il permet de manier toute la gamme des vices subtils, des états intermédiaires et langoureux : « La musique de la Renaissance, de plus en plus souvent, a fait appel à la voluptueuse sensualité de la gamme chromatique, dont les altérations subtiles sont tellement plus aptes à traduire les mouvements secrets de l'âme. Le Moyen Âge avait proscrit l'emploi de la note sensible (un demi-ton au-dessous de l'octave de la tonique) en raison de son inflexion efféminée, de sa propension " à l'abandon et à la chute " ; les compositeurs de la Renaissance l'ont cultivée, au contraire, et précisément pour ces motifs-là, dans leurs chants d'amour païens. Le système diatonique, trop franc, trop "concret", se prête mal aux effusions de sentiments : il affirme et ne peut engendrer des effluves musicales ; il parle à l'oreille, à l'imagination visuelle, guère au coeur. » (Michel Hofmann, Richard Wagner). Ce qui est spécifique à Wagner, c'est, d'une part, le caractère systématique de son emploi, les états stables de l'âme (calme, soulagement, joie...) exprimés par le diatonisme « classique » s'y révélant rares, et opposés, dans un travail assumé du contraste psychologique, aux états de tension, ultra-majoritaires. D'autre part, ce chromatisme est structurel : ses « accords » les plus efficaces ne sont pas constitués de notes réelles agglomérés mais, très souvent, de ce que l'on nomme des notes de passage, ou des appoggiatures placées immédiatement avant la « vraie » note afin de soutenir celle-ci, de la mettre en valeur, de la porter. C'est le cas dans ce fameux « accord de Tristan » qui si on le décompose, si l'on retrouve sa genèse, son procédé de construction, bref si on l'analyse (voir ci-dessous, la proposition de Jacques Chailley), est constitué très largement de notes de passage de ce genre, simplement exceptionnellement étirées dans ces quatre premières mesures du Prélude. Le ton est donné, c'est le cas de le dire, dès le début : tension, oppression, (effet d') irrésolution  permanente. Voilà pourquoi avoir présenté, comme l'a fait ensuite toute l'école de Schönberg, Tristan de Wagner comme grand précurseur de l'atonalité est au mieux extrêmement contestable : certes, « l'accord de Tristan » n'est pas répertorié, pas classé dans la nomenclature des harmonies ordinaires, mais pour la raison simple que les notes dont on le dit composé sont essentiellement, encore une fois, des notes de passage, fallacieusement considérées comme des notes réelles : « Cette curieuse conception n'a pu se former que par suite d'une destruction des réflexes analytiques poussant à isoler artificiellement une agrégation formée en tout ou en partie de notes étrangères pour la considérer, abstraction faite de son contexte, comme un tout organique fait de notes réelles ; il devient dès lors aisé ensuite de démontrer qu'une telle agrégation échappe aux classifications des traités tonaux ; ceux-ci à leur tour n'ont plus qu'à se voir condamnés en bloc pour leur impuissance à rendre compte de tels "accords". Ce sophisme, assez grossier, que l'on ne tolérerait pas chez un élève d'harmonie de première année, est pourtant devenu usuel dans les ouvrages d'obédience, et Tristan s'en est trouvé la première victime désignée. » (Jacques Chailley, Tristan et Isolde de Richard Wagner). Pour le dire autrement, avec Vincent d'Indy dans son Cours de composition : « L'analyse de l'harmonie ne consiste pas à rattacher telle ou telle agglomérations de sons à un catalogue forcément arbitraire (...) mais à éliminer toutes les notes artificielles dissonantes, dues uniquement au mouvement mélodique des parties mais étrangères à l'accord ». Un accord comme celui dit « de Tristan », qui peut, dès lors, se rattacher à une tradition tonale très classique (Beethoven, Lizst ou Chopin, entre autres, l'ayant utilisé bien avant Wagner). La résolution d'une telle question excédant de loin nos misérables compétences, notons cependant, et pour finir là-dessus, l'étrange qu'il y aurait à vouloir rattacher Wagner, à toute force, à l'atonalité, école recherchant programmatiquement la destruction des tensions tonales, précisément via Tristan, opéra procédant justement, peut-être de manière unique dans l'histoire de la musique, d'une quête permanente de la tension, au moyen du chromatisme.

Démonstration de la construction de « l'accord de Tristan » par Jacques Chailley. Les pseudo-notes réalisant cette construction sont ici notées NP (Notes de passage) et APP (Appoggiatures).


Acte 1.

Tristan et Isolde, de Richard Wagner, raconte l’histoire suivante : à une époque lointaine, le pays de Cornouailles était soumis à la verte et pluvieuse Irlande, laquelle exigeait de lui, au nom de cette domination, le versement d’un tribut régulier, composé de richesses diverses, de jeunes gens, de tout ce que vous voudrez, peu importe. Las de se voir ainsi rackettés, les gallois, un jour, sous la direction d’un bon roi nommé Marke se sont rebiffés et ont renvoyé chez lui le cadavre du champion irlandais chargé du recouvrement ordinaire. Plus précisément, ils n’ont renvoyé de ce cadavre, appartenant à un nommé Morold, que la tête décollée, de laquelle la promise de l’infortuné a retiré, avec la joie mâtinée d’allégresse qu’on imagine, des morceaux de l’épée ayant servi à supplicier ce dernier, morceaux brisés sous la violence du choc. Le responsable de cette horreur n’est autre que le gallois Tristan, chevalier tout dévoué au roi Marke, qui a donc occis Morold mais tout de même laissé quelques plumes – sans parler de quelques litres de sang – dans cette rude bataille. Agonisant, ayant flotté des heures sur un radeau de contreplaqué, en Irlande même (où le duel vient d’avoir lieu), c’est-à-dire environné d’ennemis tout disposés à l’achever et à venger ainsi la mort de leur champion Morold, Tristan parvient néanmoins, équipé de son Guide du Routard de l’année écoulée, à se rendre chez une magicienne réputée nommée Isolde, dont les baumes et potions pourraient peut-être le tirer de ce mauvais pas. Prudemment, il cache à celle-ci son identité véritable, et se présente auprès d’elle sous le nom de « Tantris », ce qui, convenons-en, ne représente pas le camouflage patronymique le plus efficace qu’on puisse élaborer (Isolde et tout autre Irlandais de l’époque pratiquant peut-être le verlan à leurs moments perdus, dans la banlieue de Cork ou de Dingle), mais enfin, cela, Wagner ne l’a pas inventé : il l’a trouvé tout prêt dans la légende médiévale constituant la base de son ouvrage, et dont nous vous reparlerons prochainement sans déplaisir aucun si vous avez seulement la bonté de nous laisser finir. D’autant que « Tantris », pour un schopenhauerien fasciné par les problématiques hindouistes…
Bref. Où en étions-nous ? Ah oui ! Donc, Isolde, trop cool, soigne cet étranger venu à elle mais repère aussi l’épée particulière dont il est muni. Il ne lui faut guère plus de deux secondes et demie pour s’apercevoir, en blêmissant, que certaine entaille qu’elle accuse (l’épée) correspond parfaitement aux morceaux de ferraille trouvés jadis dans le crâne de son promis. Celui qui fait escale chez elle et profite de son savoir guérisseur n’est donc autre que le bourreau de son amant. Incontinent, elle saisit l’épée (il n’y a pas de faute d’accord dans cette phrase), la porte au-dessus du cœur de Tristan. Tout est prêt pour la vengeance. Juste Ciel ! Qu’elle l’abatte, seulement ! Mais alors, leurs regards se croisent. Isolde est saisie de pitié, et puis d’un autre sentiment, pour l’heure indéterminé mais tout aussi violemment impérieux, dont cette pitié procède. Elle laisse tomber épée et vengeance. Tristan, cependant, efficacement soigné, repart. Isolde pense ne jamais le revoir. Mais voilà qu’il reparaît, quelque temps après. Pour lui annoncer (l’Irlande étant désormais, suite au duel Tristan-Morold déjà narré, vassale de la Cornouailles) qu’il l’emmène marier au vainqueur ! En l’occurrence, son propre patron : le bon roi Marke ! C’est le choc. Isolde – on la comprend – est humiliée au dernier degré. Mettez-vous à sa place (du moins jusqu’à la fin de la deuxième scène du deuxième acte, après ça se gâte un peu) : déjà forcée d’épouser un croûlant qui naguère (la roue tourne) lui cirait les pompes, c’est au surplus au bras de celui qu’elle aime, dont elle a sauvé la vie, foutre ! et qui avait donc vis-à-vis d’elle contracté là une dette éternelle, qu’elle doit se rendre par voie de mer au mariage en question. Miskine ! C’est au cours de l’Acte I du Tristan de Wagner, sur ce maudit bateau l’emmenant en Cornouailles, qu’elle laisse ainsi exploser sa colère et somme Tristan de venir s’expliquer. Celui-ci, embêté, se défile puis cède. Elle lui rappelle son engagement passé. Tristan propose alors rien autre que sa vie : « Reprends l’épée, dit-il en substance en désignant son cœur, et cette fois ne la laisse pas tomber, chochotte ! ». Mais Isolde refuse de mourir de cette façon : elle a son idée. Elle envoie sa servante Brangäne (à qui nous devrons la pièce la plus hallucinante de beauté de l’acte II, comme nous le verrons bientôt, si vous nous accordez seulement quelques minutes) chercher un certain philtre, dit de « réconciliation » mais qui n’est au fond qu’un poison mortel extrêmement efficace et furtif du type de ceux que les Russes utilisent sans modération contre tel oligarque planqué (en Cornouailles, justement) ou cèdent à vil prix à telle puissance étatique moyen-orientale désireuse de se débarrasser sans trop de traces suspectes de tout leader arabe nationaliste ayant décidément fait son temps. Bref. Tous deux s’accordent extrêmement vélocement sur ce fait qu’il serait plus séant que Tristan meure ainsi (moins d’éclaboussures : va t’en ravoir une « riche tenture », sans parler du « lit de repos » et autres « coussins » brodés mentionnés dans la première didascalie de Wagner accompagnant – normalement : ce ne fut pas le cas à Bastille – son merveilleux Prélude). Il faut faire vite. Le bateau est sur le point d’accoster. Ce que ni Tristan ni Isolde n’ont prévu, c’est le comportement de Brangäne, la servante : celle-ci, comme tous les gens de basse extraction, est autant menée par son sentimentalisme inépuisable que par une excessive indécision dans l’action. Aujourd’hui, elle se contenterait, par exemple, certainement dans la life d’un simple RSA, pleurant misère à l’occasion auprès des services sociaux, et qu’il lui faut nourrir ses nombreux enfants, et que son père, il est malade, etc, au lieu d’essayer de se sortir les doigts du cul et d’aller vers l’avant vers demain en étant positif parce que si tu t’aides pas toi-même personne t’aidera et que le biftèque, il te tombera pas tout cuit, tu vois ? Et c’est ça le problème avec la mentalité française, enfin je veux dire irlandaise. Poursuivons. Brangäne remplace le philtre de mort par un philtre d’amour, dont elle pense – on vous passe un laborieux quiproquo sis à la scène 3 de l’Acte I – que si Isolde en boit puis, plus tard, dans la foulée, le roi Marke auquel elle est destinée, à qui, rappelons-le, elle va incessamment sous peu être livrée comme un vulgaire colis par cet ingrat de Tristan, alors peut-être ces deux-là (Marke et Isolde) tomberont fous d’amour et alors, elle-même, Brangäne, pourra garder son RSA son poste. Mais Isolde arrache la fiole des mains de Tristan, lequel croyait en toute bonne foi (comme elle) qu’il s’agissait là du polonium russe déjà évoqué. Il sait lui même aussi – philtre ou non – qu’il est déjà fou amoureux d’Isolde et que cela va poser des problèmes insurmontables, rapport à ce roi Marke qu’il aime beaucoup, miskine ! pour qui il ramène cette femme et qui n’est d’ailleurs pas un mauvais bougre, ainsi que vous l’apprendrez fichtrement vite si toutefois vous nous laissez en placer une. «La moitié est à moi ! Traître, je bois à toi !» hurle donc Isolde à Tristan en vidant la fiole (Acte I, scène 5). Et là, c’est la merde, frère ! Car tout cela se produit au moment même où le rafiot débarque, et qu’il faut faire bonne figure devant des autorités d’accueil portuaires déchaînées, qui tonitruent des « Heil ! Heil ! » retentissants (car Wagner était allemand) pour célébrer la grandeur magnanime de ce bon roi Marke qui, sur le port, s’apprête à bientôt prendre femme.


Richard et Mathilde.

Richard «you-fuck-my-wife ?» Wagner (1813-1883)
Ici, une incise, qui ne vaut pas que pour l’allitération en «-si» (certes brillante) qu’elle contient, ainsi que certains esprits mesquins et jaloux ne manqueront pourtant point de le prétendre, en nous la reprochant. Mais ceux-là n’atteindront point leurs buts méprisables. Car nous ne sommes pas de ce genre-là. Le sophisme, la rhétorique, très peu pour nous. L’esprit qui nous anime – le même que celui de Robert Hue, en son temps – est un esprit de vérité, et d’amour. Nous sommes là pour vous. Nous vous aimons. Une incise, donc.
Wagner, en 1849, s’est mêlé de politique. Mal lui en a pris au plan professionnel, puisque de Kappellmeister qu’il était à la cour de Saxe (bon poste, treizième mois, etc), il s’est retrouvé illico SDF à réputation d’anarcho-autonome, donc définitivement tricard aux yeux de la DCRI locale (et des autres) après une insurrection dresdoise ratée au cours de laquelle (il nous plaît de croire, mais nous ne sommes pas objectifs, qu’) il a participé à l’incendie de quelques bâtiments officiels, dont son propre Opéra. Miraculeusement échappé aux griffes de la Rousse teutonne, c’est en Suisse qu’il trouve refuge, gîte et couvert, du fait de l’action généreuse, en particulier, de quelques mécènes se moquant, comme M. Michel Sapin de la langue française et du ridicule, du gauchisme infréquentable de leur protégé. Un certain Otto Wesendonck – industriel – lui achète même une maison, un refuge, baptisé « l’Asile », dans le quartier d’Enge, près de Zurich. Le problème, c’est que cet Otto Wesendonck a une femme, nommée Mathilde, belle et cultivée, dont Wagner tombe rapidement amoureux, étant donné que le bonhomme s’est fait depuis toujours (du moins depuis qu’il est en capacité pubère de le faire), la spécialité psychanalytiquement intéressante de détourner de leur devoir sacré toutes les femmes déjà mariées, autrement dit pas libres. Le 22 août 1857, quatre mois après l’emménagement du compositeur et de sa famille, les Wesendonck s’installent dans une propriété jouxtant celle de Wagner. Subodores-tu à présent, ô lectrice, Lecter, Hannibal, le drame qui se noue là ? Comprends-tu, désormais, ce que le personnage du bon roi Marke, en particulier, à qui l’on fait comme cela un enfant dans le dos avec le sourire, doit à cette aventure pitoyable ? Il semble, au reste, que l’amour de Wagner-Tristan pour Isolde-Mathilde n’eût jamais été consommé, que sa force même soit demeurée une force de tension aboutissant à la pure sublimation musicale. La liaison, comme on dit chez les journalistes, est platonique. On s’écrit des lettres enflammées dans lesquelles on proteste de son désir de mourir ensemble, dans l’amour, la fusion, la félicité extatiques. Wagner eût-il prosaïquement crac-craqué, eussions-nous pu jouir, nous, de Tristan et Isolde, l’autre après-midi, et voilà trois semaines ? La question reste ouverte. Ce qui l’est moins, c’est la régulière de Wagner, nommée Minna Planner, qui partage alors sa vie depuis vingt ans. Elle fuit devant le scandale qui éclate bientôt (le 7 avril 1858), et rentre en Saxe dans sa famille (n’étant point – elle – recherchée par les flics). Les Wesendonck font de même : ils tracent en regardant leurs pompes, ce qui est plus difficile qu’on ne le croirait de prime abord. Wagner, lui, met le cap au sud, le 17 août, sans trop savoir où il va. C’est à Venise qu’il échoue. C’est là, dans le Palais Giustiniani bordant le Grand Canal, qu’il achève le deuxième acte de Tristan, le 18 mars 1859. C’est de là qu’il sera finalement expulsé – les autorités policières s’étant avisées de ses fâcheux antécédents politiques – le 24 mars 1859. Un mois plus tard à peine, faut dire, Cavour rejettera l’ultimatum autrichien, entraînant par là même le déclenchement de la guerre d’unité nationale italienne, et l’intervention rapidement victorieuse des troupes franco-piémontaises. Wagner le gauchiste, persona non grata, mettra le point final à son Tristan (c’est-à-dire à son troisième acte) à Lucerne, le 6 août 1859.

Acte 2.

Ce deuxième acte, largement – donc – vénitien ne saurait l’être innocemment. Il est peut-être la plus grande célébration musicale de « l’amniotisme », de « l’aquatisme » régressif caractérisant la jouissance physique – sexuelle – d’une part, l’abandon voluptueux au désespoir et à la mélancolie, ensuite. Une telle débauche de sentiments ambivalents ne se trouve pas accessible aux seuls heureux propriétaires de baignoires en céramique, qui prennent plaisir à se torturer délicieusement en faisant le bilan régulier de leur existence, le dimanche, tandis qu’ils se trouvent immergés dans un remous d’eau chaude calcaire. Les bains brûlants, réels ou symboliques, sont souvent crapuleux à l’exacte mesure des dépressions qu’ils consolident, voilà tout. En l’occurrence, c’est Venise, ville morte par excellence, ville du temps perdu où gît à chaque pas le souvenir torturant de grandeurs et de beautés irrémédiablement enfuies, telles ces amours dont on soupçonne qu’elles eussent pu être les plus grandes de toutes, pourvu qu’on s’y fût pleinement abîmé, à son heure, c’est Venise, donc, cette Nuit liquide sans pareille dont elle offre le déchirant spectacle « ordinaire », et indistinct, qui offre à Wagner ce dont il était après coup le plus fier comme artiste : la transition extraordinairement ménagée de l’élan vital le plus échevelé au désir de mort le plus extatique, le plus tranquille, le plus calmement et sobrement abouti. « Mon chef d’œuvre, écrit-il dans son journal (à l’intention de Mathilde, le 29 octobre 1859), dans l’art subtil de la gradation est sans doute la grande scène du deuxième acte de Tristan et Isolde. Le début de la scène exprime une vie débordante en ses passions les plus véhémentes, – la fin, le désir le plus solennel, le plus profond de la mort. Ce sont là les piliers : voyez comment je les ai reliés, comment on passe de l’un à l’autre ».
Prenons les choses simplement.
Le début de l’acte II s’ouvre sur un départ à la chasse du roi Marke et de sa Cour. Isolde et Tristan, pour leurs retrouvailles désormais franchement illégales, ont convenu d’un signal. Tant que certaine torche brûlera devant la maison du roi, autrement dit tant que le Jour (sa clarté, du moins) sera artificiellement maintenu, Tristan attendra dans l’ombre en rongeant son frein (si l’on nous passe cette expression, ici fort tendancieuse). Brangäne, la servante pleurnicharde mais dévouée, exhorte Isolde à la prudence : n’éteins pas la torche, lui chougne-t-elle, ne plonge pas cette situation dans un noir dévastateur d’où il ne pourrait saillir que misère et chaos. Isolde s’agace et, devant le refus passif de Brangäne d’éteindre cette satanée torche, elle le fait elle-même. Et alors là, mes petits poussins, correspondant à l’attente, à l’extrême tension de cette attente, au gonflement, à la turgescence bandée du désir, surgit soudain une musique proprement coïtale, procédant d’une irrésistible montée chromatique, laquelle annonce une résolution brutalement éjaculatoire.
 
 
                        
(Acte 2, Scène 2.)
Joyce, qui s’y connaissait un brin en matière de pornographie déclarait sans ambages que cette musique-là « puait le sexe » : enfin, Tristan a jailli de sa Nuit – et de son taillis – pour entrer en quelque sorte – si vous nous permettez – dans ceux d’Isolde. L’ivresse de la montée chromatique évoque bien entendu furieusement celle de la bacchanale de louverture de Tannhäuser, conçue au même moment, et qui occasionnera le scandale que l’on sait à Paris en 1861 : chaos et affrontement physique, dans l’enceinte de lopéra, entre la canaille du Jockey-club venue pour saboter et le premier cercle de ce qui constituera bientôt le wagnérisme français. Huysmans y assista (il consacrera un texte mémorable à cette ouverture), Baudelaire aussi, dont ladmiration pour le compositeur remonte à cette expérience précise, qualifiée par lui, déjà, dorgasmique
Pour en revenir à notre scène 2 de Tristan, un peu plus tard, quand un semblant de « calme » aura reconquis la zone, le glissement commencera de s’opérer, depuis cet état d’excitation sauvage jusqu’à l’extase d’indistinction : cette « petite mort » que vous sentez évidemment poindre gros comme une maison, car vous avez le nez fin, et avec elle la profonde unité, exposée, du désir amoureux wagnérien. Mais pour l’heure, c’est le moment de la guerre. Une guerre synesthésique, totale. L’attente d’Isolde, son aperception de Tristan aiguillonnant tous ses sens, les retrouvailles finales, bref ce que l’on nomme communément chez les spécialistes le «mimodrame de l’attente fébrile d’Isolde» eût pu, à Bastille, se trouver exprimée par Violetta Urmana de manière un tantinet moins sobre, pour ne pas dire empesée. Songeons à Siegfried et Brünhilde que Chéreau faisait s’approcher et s’étreindre à genoux dans son mémorable « Ring du centenaire », à Siegmund et Sieglinde cédant brutalement, du fait du même Chéreau, à leur impatience absolue à l’issue du premier acte de la Walkyrie, au sujet duquel G.-B. Shaw écrivait que le célèbre duo d’amour qu’il contient « se trouve amené au point où les conventions sociales actuelles exigent la chute précipitée du rideau » (Le Parfait Wagnérien). « Toutes ces tensions ascensionnelles, écrit Chailley, finissent par revêtir une forme d’appel presque insoutenable, par faire naître une véritable oppression ; lorsque tout l’orchestre aboutira à un immense accord de dominante qui nous mènera de si b à ré b majeur, il est impossible de ne pas comprendre, par la seule force de la musique et indépendamment de toute convention thématique (…) qu’une attente aussi passionnée doit aboutir à quelque chose, et que Tristan va paraître. » (Chailley, Tristan et Isolde…). « Isolde ! Tristan ! » s’écrie – enfin – chacun, tombant dans les bras de sa chacune, trouant, perçant une première fois de cris bestiaux la barre symphonique crûe jusqu’à l’insupportable. Puis, ensemble : « Geliebter » (« Bien-aimé(e) ! »). Et à partir de là, de l’avis de tous les professionnels concernés (sans excepter les psychiatres, les orthophonistes et les musicologues en Sorbonne), les choses, tant sur le plan lyrique que de la simple représentation, deviennent suprêmement confuses : « C’est vraiment toi que je sens ? » croit-on distinguer dans ce terrible maelström, « C’est bien ta bouche, ça ? », « Et cela ? », jure-t-on entendre ailleurs, « ce serait ta main ? », « Est-ce moi ? Est-ce toi ? », « Magnifique », etc. Et le toujours admirable Shaw, pour nous, d’enfoncer le clou : la musique de Wagner exprime « les manifestations émotionnelles [de la passion sexuelle] avec une franchise et un naturalisme qui auraient peut-être choqué Shelley » (Shaw, Le Parfait Wagnérien). Très juste, tout cela. D’autant que le plus sexué, le meilleur, le plus subtil, le plus ambigu et le plus beau reste à venir : la fameuse séquence dite « O sink Hernieder, Nacht der Liebe », que nous vous proposons maintenant d’écouter, ci-dessous, accompagnée du texte allemand et de sa traduction française. Notons préalablement que pour cette prodigieuse séquence, le choix de Bill Viola à Bastille se révéla très adéquat et bouleversant : deux êtres au regard ancré l’un dans l’autre (bientôt, la femme pleure) et mis en mouvement circulairement, puisque (l’explication fera bien rigoler les cyniques, mais comment le dire autrement) ne pouvant plus guère avancer davantage l’un vers l’autre sans se heurter puis maintenir entre eux un équilibre désespérément statique, que la tension absolue de leur amour refuserait. Voilà pourquoi ils tournent, dans l’orbite l’un de l’autre (Bon : le petit comique, là-bas, dans le fond ! dehors !). Le risque n’est autre, à vrai dire, que celui du cannibalisme : que nos deux amants en viennent à s’entre-dévorer, en vue d’une absorption réciproque définitive. Et la question wagnérienne, ici bien relayée, nous semble se poser en ces termes : comment (une telle chose est-elle seulement envisageable ou même souhaitable) concilier durablement, dans l’amour, les besoins dextase et de fusion ? Ce genre d’interrogation ne s’aborde, en tremblant, comme on l’imagine, que dans le noir complet.
 
                                             
Arthur Schopenhauer, joyeux drille (1788-1860).
Schopenhauer.

Oui, là, bien entendu, il nous faut causer un peu de Schopenhauer. 
Richard Wagner était quelqu’un de très cultivé, lisant beaucoup, dévorant même, comme l’étude de son impressionnante bibliothèque, l’a révélé. Son enthousiasme était polymorphe. Sa production théorique s’en ressentit. La contradiction, la confusion y dominent, au même titre que la densité, incontestable. Schopenhauer, les Upanishads et autres brahmâneries transcendantales, Jésus, Schiller, Feuerbach, Homère, Dante, Bakounine ou, hélas ! Gobineau, l’auront également influencé. En ce qui concerne le premier de cette liste, il est intéressant de noter que c’est un révolutionnaire (représentant, donc, en principe, le stade suprême de l’optimisme et du volontarisme), par ailleurs ami de Marx, l’écrivain Georg Herwegh, qui le lui fit connaître. La date de découverte par Wagner du Monde comme volonté et comme représentation n’est pas certaine, sans doute fin 1854. Elle peut être antérieure : dès 1852 (d’après son amie suisse Éliza Wille), soit au moment même où Wagner, lui aussi un révolutionnaire, travaille à ce portrait mythologique du capitalisme européen qu’est L’Anneau du Nibelung. L’Amour, alors, dans une perspective de libération sociale très feuerbachienne, constitue pour lui le ciment idélogique de l’action émancipatrice à laquelle il demeure attaché, et dont témoignent ses divers pamphlets d’exil. Or, on imagine, disons, le peu d’enthousiasme que Schopenhauer manifestait vis-à-vis de semblable doctrine. Schopenhauer conservait sans doute toutes les ressources de cet enthousiasme légendaire au profit d’autres objets lesquels, à cette heure, nous demeurent assez mystérieux (en dehors de son caniche Atman, « l’âme du monde »). Pour lui, en tous les cas, l’Amour n’est rien dautre qu’un piège sournoisement tendu à l’individu se croyant tel (c’est-à-dire un individu décisionnaire, une subjectivité libre, capable de choix) par le très-fourbe génie de l’espèce dans le but prosaïque de perpétuer la race. Dans Tristan et Isolde, les choses sont bien plus nuancées. Cette idée du «piège amoureux» n’apparaît réellement explicitement qu’une fois, à la scène 1 de l’Acte III, au cours du délire de Tristan (et d’ailleurs, à la faveur d’une intervention de Kurwenal, l’écuyer de Tristan, et non de ce dernier) : « Oh, leurre de l’amour, oh contrainte de la passion ! la plus douce illusion du monde, etc… ».  L’opposition tristanesque typique, elle, plus que franche : permanente, du Jour et de la Nuit, pourrait, certes, se voir rattachée sans trop de difficultés à Schopenhauer : le «phénomène» diurne, ce qui apparaît, l’illusion menant le «monde», à tous les sens de ce dernier terme, s’y trouvant affrontée à la vérité absolue d’une «nuit nouménale» à laquelle Schopenhauer prétendait (là où Kant avait prudemment borné ses prétentions de connaissance), accéder par divers moyens, dont la magie et le spiritisme. Mais cette Nuit est aussi, et peut-être surtout, la Nuit romantique essentielle, celle de l’Absolu schellingien «où toutes les vaches sont grises» moqué par Hegel, celle aussi, bien sûr, de Novalis dont certaines expressions de ses Hymnes à la Nuit (Jacques Chailley, entre autres, l’aura relevé, à la suite de Thomas Mann) sont parfois reprises telles quelles dans Tristan, évoquant par exemple ces mêmes amants «voués à la nuit». Novalis écrit ainsi : «Pour l’homme qui aime, la mort est une nuit nuptiale, un secret des doux mystères. » Dans Tristan, le déplacement de l’obsession de la Nuit à celle de la mort se fait insensiblement. La Nuit est dabord une simple facilitation d’amour, une circonstance favorable. Quand le signal convenu entre les deux amants illégitimes interviendra, quand cette maudite torche sera enfin  éteinte, le domicile conjugal du roi Marke se trouvant alors plongé, en l’absence de ce dernier, miskine ! dans les ténèbres de l’attente érotique, cette dernière se trouvera bientôt comblée. Mais ensuite, comment revenir d’une Nuit pareille ? Comment éviter, après avoir goûté à une telle extase, de rêver toute la vie sur le modèle de l’extase. Ce rêve-là est commun à l’amant fanatique, à l’artiste révolté, au révolutionnaire dont le bouleversement intégral quotidien de la vie représente la quête unique – rappelons-le tout de même à nos amis du Front de Gauche, lesquels se satisferaient quant à eux volontiers d’une sixième république (un peu plus citoyenne que les autres). Ce qui retient Wagner, nous semble-t-il, c’est la question de la possibilité d’une perte inscrite dans le temps, à la faveur de l’amour, des repères identitaires élémentaires, tels  que, par exemple, et au-delà des taboux sociaux, des triviales convenances et impossibilités bourgeoises, la division des sexes. On sait à quel point Nietzsche, misogyne par haine de soi : de sa propre faiblesse supposée vis-à-vis des femmes, haïssait chez Wagner cette exaltation du Féminin, qui faisait de lui l’ami des femmes de son temps, brimées dans l’expression de leur désir, de leur sensibilité, de tout leur être profond. L’androgynisme de Wagner, dans Tristan, s’exprime dans des phrases comme celles-ci : « Moi Isolde, plus de Tristan !» (dit par Tristan), « Moi Tristan, plus d'Isolde !» (dit par sa moitié), murmurées par les deux amants extatiques, bannissant désormais entre eux toute individuation et toute séparation, fussent-elles celles du genre. Que M. Dorian Astor, Nietzschéen orthodoxe et polémique, en vienne ainsi à causer, dans un article récent (dans En scène de février-avril 2014) de «l’entité monstrueuse Tristan-Isolde», dont le souhait d«abolition fusionnelle» serait à opposer au désir simple «de former un couple» des amants mozartiens lumineux (au sens de l'Aufklärung) Tamino et Pamina, c’est bien son droit le plus strict. 
Chacun ses monstres, voilà tout.
Le bouleversement en quelque sorte prométhéen – ou platonicien – attendu par les amants wagnériens, on en prendra la mesure aux déclaration d’Isolde lançant rien de moins qu’«un défi au Jour», de Tristan «rêvant d’éteindre le soleil comme toi tu as éteint cette torche» mais aussi à leurs rêveries – bien éloignées des assertions schopenhaueriennes – sur l’immortalité procurée par l’amour, que la mort ne saurait atteindre, quand bien même elle atteindrait tel amant particulier, en l’occurrence tel M.Tristan, ou telle Mme Isolde déterminée. La «mort» dont il s’agirait ici, que les amants appelleraient de leurs voeux, pourrait aussi bien être présentée comme celle du Jour social, autrement dit des «Lumières», des convenances bourgeoises que de l’état préexistant à la Naissance, ce néant schopenhauerien que Tristan présente aussi à Isolde comme son «pays», en maintenant l’ambiguité (« Me suivras-tu dans ce pays » ?). Lui propose-t-il là, une nouvelle fois, une destruction commune, « réussie» cette fois (penser à bien vérifier le philtre) ou la simple translation géographique vers Karéol ? 
On soupçonne aisément, quoi qu'il en soit, ainsi que l'exprima en toute franchise et spontanéité ce spectateur bastillo-tristanesque du 4 mai, sitôt le rideau tombé sur ce deuxième acte de légende, que tout cela va mal finir ! Certes. Bien qu'il soit néanmoins loisible de se demander comment pourrait mieux finir un drame dont, assez rapidement, les deux protagonistes principaux ont décidé que la meilleure issue aux petits soucis qui les accablent serait encore le suicide collectif. Il est vrai que celui ou celle qui choisit d'affronter la Mort, d'aller franchement à sa rencontre, ne fait plus partie de ce monde-ci, qu'à certains égards, il ou elle le domine par trop nettement. Hegel parlait de la maîtrise conquise dans le risque assumé de la vie. Dans Tristan et Isolde, la stupéfaction de n'avoir pas consommé le philtre de mort prévu (1er acte), censé éviter aux deux buveurs sacrés les ennuis du déshonneur et de la tristesse, cède la place (2ème acte) à l'émerveillement devant les possibilités toujours néantisantes (mais désormais extatiques) de l'Amour, petite mort. Mais, au dernier acte, c'est bien la torture positive d'une existence maintenue dans la solitude absolue : l'absence de l'être aimé, qui suscite la colère de Tristan, et lui fait maudire le philtre, simple instrument de l'amour-piège (et voilà alors ouverte la séquence proprement schopenhauerienne dont nous avons déjà parlé). Mais reprenons l'histoire.

Acte 3.

Les amants enlacés n'ont donc pas pris garde aux avertissements de Brangäne, cette
«chanson d'aube», dont Wagner honore très classiquement les codes d'origine, médiévaux. Car Johnny Hallyday ne fut pas le premier à chanter Retiens la Nuit... Non. Shakespeare l'avait déjà en effet précédé sur ce point, dans Roméo et Juliette. Et bien d'autres. Il faut à vrai dire remonter jusqu'aux troubadours et trouvères du XIIème siècle pour voir apparaître ces historiettes (parfois comiques) de couple illégitime protégé par la veille d'un ou d'une camarade (parfois d'un oiseau) exerçant sa surveillance protectrice depuis quelque tour ou tumulus disponible. C'est que le couple en question se trouve menacé, dans la continuation de son kif nocturne absolu, par toutes sortes de rageux et jaloux baptisés par l'usage des «losangiers» ou «malparliers», autrement dit des poucaves décidées à se faire bien voir du mari et obtenir de l'avancement. Dans Tristan, ce rôle guère enviable échoit au dénommé Mélot, que Tristan accusera explicitement d'avoir lui-même convoité Isolde, et d'avoir ainsi agi pour lui nuire, par jalousie. Ce qui ne tient guère la route, soit dit en toute amitié. Il y a là une singulière faiblesse dans l'argumentation : soit l'on nie farouchement avoir fauté (ce n'est pas ce que tu crois, chéri(e), je peux tout expliquer, etc), soit l'on plaide au fond (sur le mode : Je me moque bien de vos règles et de vos convenance de conjugalité, je suis - nous sommes - bien au-delà de tout ça, etc : et voilà bien le comportement qu'aura d'abord un Tristan incontestablement pris en flagrant délit de cocufiage), mais alors dans ce dernier cas, on ne saurait sans bassesse accuser un troisième larron parfaitement intègre (qu'il ait là-dessus raison ou tort de l'être) d'avoir voulu en croquer aussi (qu' Isolde nous pardonne, depuis son Absolu, là-bas, qui déjà nous juge). Quoi qu'il en soit, Brangäne est donc la «gaite» (la guetteuse) choisie par Wagner, dans la droite ligne de «l'ami» de ce magnifique Reis glorios de Guirault de Borneilh (1138-1215), présenté ci-dessous. Le poème est longuement cité dans ce Tristan et Isolde..., de Jacques Chailley auquel nous avons nous-mêmes maintes fois fait référence ici, et décidément indispensable :

L'ami :

Roi glorieux, roi de toute clarté,
Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté.
A mon ami, prête une aide fidèle.
Hier au soir, il m'a quitté pour elle.
Et je vois poindre l'aube.

Beau compagnon, vous dormez trop longtemps.
Réveillez-vous, ami : je vous attends,
Car du matin je vois l'étoile accrue
A l'orient ; je l'ai bien reconnue.
Et je vois poindre l'aube.

 
Beau compagnon, que j'appelle en chantant,
Ne dormez plus, car voici qu'on entend
L'oiseau cherchant le jour par le bocage,
Et du jaloux je crains pour vous la rage.
Et je vois poindre l'aube.

Beau compagnon, le soleil a blanchi
Votre fenêtre et vous rappelle aussi.
Vous le voyez, fidèle est mon message.
C'est pour vous seul que je crains le dommage.
Et je vois poindre l'aube.

(2 strophes)

L'amant :

Je suis si bien, ami, que je voudrais
Que le soleil ne se levât jamais.
Le plus beau corps qui soit né d'une mère
Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère
Des jaloux ni de l'aube.

 
Cet hymne à la Nuit serait presque superposable à notre très-cher O Sink Hernieder, Nacht der Liebe, n'était, significativement, la réplique agressive des amants à la pauvre Brangäne, assimilée tout entière au principe d'illusion dont il convient de se défaire intégralement, en lui tournant le dos avec l'abyssal mépris de ceux qui ont tout compris au film.
«Garde jalouse !» («Neid'sche Wache !») lance Isolde. Va t'en rendre service ! Tristan, lui, moins fier, supplie juste du bout des lèvres qu' «on le laisse mourir». Une requête finalement accordée, mais pas dans les conditions expresses qu'il exigeait, c'est-à-dire en compagnie exclusive d'Isolde. Car la troupe du bon Roi Marke débarque en effet soudain au grand complet, Marke fond en larmes amères quant à la trahison inadmissible de son plus fidèle soutien («Me faire ça, à moi, Tristan ? À moi ?», et certes, la chose est émouvante et le bon Roi Marke, c'est pas de sa faute tout ça, il fait de la peine, franchement), puis Tristan se voit poignardé très vilement par le vil Mélot (admettons, quoique nous persistions à le qualifier, nous, de très intègre, ou alors les mots n'ont plus de sens : ce serait comme parler de l'inversion d'une courbe statistique au motif absurde que celle-ci se mettrait soudain à évoluer exactement dans le même sens à un rythme à peine modifié). Notons en tout cas que ce poignardage cruel s'opère en l'absence de tout couteau ou instrument tranchant susceptible de faire l'affaire : sécateur, bâton de ski (comme celui employé en rêve par Jean-Claude Dus dans le deuxième épisode des Bronzés) ou tronçonneuse, mais qu'il occasionne malgré tout une terrible blessure dont Tristan, hélas ! (ou Youpi ! on ne sait plus très bien) ne se relèvera jamais, sinon, de temps à autre, à bout de forces, en déclamant du Schopenhauer sur son lit de granit du troisième acte.
Le très excellent G.-B.- Shaw écrit dans un article du 13 août 1889 intitulé Un aller-retour à Bayreuth que
«Tristan ne fatigue ni n'ennuie, sauf dans un passage à la fin du deuxième acte, si le Roi Marke est terne, et dans un autre de la première moitié du troisième acte, si le ténor est inintéressant. Le reste n'est que ravissement.» Encore ne parle-t-il là que de musique. Pour nous, nous étendrions volontiers son estimation à certaines dispositions dramaturgiques et scénaristiques prises par Wagner lui-même au cours de ce troisième acte, presque tout entier. De ce point de vue, la foultitude de mises en scène ayant dû fatalement se colleter avec les séquences fâcheuses dont nous parlons n'auront guère pu que limiter la casse. Une (mauvaise) habitude stylistique de Wagner, par exemple, très perceptible notamment dans L'Anneau du Nibelung, est sa tendance à la répétition, au rappel infatigable (il a de la chance) des événements s'étant déjà déroulés sur la scène lors des épisodes précédents. Tristan n'échappe pas à la règle, et tout agonisant que soit son héros, la compassion bouddhique nous déserte quelque peu lorsque au début de l'acte, son écuyer Kurwenal, brave type un peu bas de plafond mais pratique, essaie laborieusement de lui faire entendre des banalités de base telles que sa propre situation géographique du moment, que l'autre met à chaque échange une éternité à intégrer («Où suis-je ? - à Karéol, ne reconnais-tu pas le château de tes pères ? - De mes pères ? (...)  - Quelle Terre ai-je visitée ensuite ? - Mais allons ! La Cornouailles, bien sûr ! - Donc, là, je suis en Cornouailles ? - Mais non : à Karéol !», etc). Il n'y a pas que cela. Les textes originaux médiévaux dont use Wagner pour fourbir la trame de son Tristan et Isolde sont essentiellement au nombre de deux. Chacun de ces deux textes : 1) celui de Gottfried de Strasbourg, datant du XIIIème siècle, 2) celui du Français Thomas, dit «de Bretagne» (fin du XII ème siècle), dont le précédent est une traduction germanique, livre à Wagner une partie de l'histoire. Le Tristan de Gottfried (incomplet) s'arrête là où commence le fragment de Thomas, c'est-à-dire à l'orée du troisième acte. Chez Gottfried, un récit gigantesque (comptant 19 000 vers) fait la part belle au seul Tristan, d'abord, ainsi qu'à toutes sortes d'affrontements chevaleresques et péripéties fantastiques dans lesquels Wagner aura taillé un maximum, comme il aura procédé parallèlement à toutes sortes d'innovations et de rajouts (faire boire, par exemple, le philtre à ses amants maudits juste avant le débarquement en Cornouailles, afin de les plonger dans une mouise inédite et d'augmenter l'effet de tension dramatique). Idem pour le poème de Thomas, qui lui offre - de très loin - la carcasse générale de son troisième acte. Il est à supposer que les débiles combats à l'épée et au poignard invisible émaillant en particulier la fin de celui-ci (comme de celui du deuxième acte) procèdent d'une intention wagnérienne plus ou moins consciente de rendre hommage, sur le tard, au beau milieu de toute cette débauche néo-bouddhique et philosophique moderne, à la geste courtoise d'antan, et aux conventions de l'opéra traditionnel. Le moment où il travaille à Tristan, est justement, d'après Shaw, celui où Wagner, après avoir révolutionné l'opéra et donné, même, le dernier grand opéra classique (avec Lohengrin), se sent titillé par un désir nostalgique de retour à ces codes classiques foisonnant de semblables épisodes exhibant des félons trucidant un héros valeureux sous l'oeil de vierges éthérées, sur fond de grands airs de bravoure, d'effets choraux et autres procédés mécaniques analogues, jadis abandonnés avec colère et fracas dans l'essentiel des trois premiers épisodes de L'Anneau du Nibelung.
Bref. 

Tristan, blessé par Mélot, gît sur son lit de mort, n'espérant que l'arrivée d'Isolde pour pouvoir mourir avec elle. Mais, sur la mer qui poudroie, aucune voile à l'horizon, bien que le héros voie de plus en plus nettement, dans sa fièvre, son amour approcher. Cette insistance farouche à tordre le réel dans le sens de ses désirs est évidemment de première grandeur. Elle finit par payer. On songe ici à la Véra de Villiers de l'Isle-Adam, à la Morte amoureuse (ou Arria Marcella) de Gautier, à la Ligeia de Poe (trois auteurs avec lesquels Wagner cousine allègrement, et - en ce qui concerne les deux premiers - sont des wagnériens déterminés) : trois femmes, mortes pour le monde, aux yeux du monde, mais que l'Amour absolument intransigeant, purement inaccessible à la triste réalité, fait revivre et ramène près de lui tout simplement car telle est sa volonté impérieuse. Poe rappelle deux fois, dans sa Ligeia, cette phrase de Glanvill : «L'homme ne cède pas aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté». On pourrait justement dire de Tristan que suspendant cette volonté de vivre, désirant la mort, il ne se rend pas à elle mais l'épouse : sa volonté en tout cas dessine le réel puisque voilà l'esquif d'Isolde qui arrive, enfin, de Cornouailles où (on l'imagine) Marke la gardait encore vaguement prisonnière. Isolde met pied à terre. Elle court, décrite dans ses évolutions pérégrinantes, au mourant sur son lit, par le fidèle Kurwenal. Elle finit par débouler, mais Tristan a déjà expiré : il a pour ainsi dire refusé de l'attendre et ôté la bandelette protégeant sa blessure, trop impatient de mourir, semble-t-il, pour repousser la chose d'une pauvre poignée de minutes. Isolde le lui reproche : «Quoi, bouillonne-t-elle en substance, je fais tout mon possible et traverse les océans (voir notre commentaire au tout début de cet article) pour te retrouver et que nous partions ensemble, et toi, tu ne daignes point m'attendre ?», tandis que la suite du Roi Marke - encore elle - débarque à son tour, et que s'ensuit une nouvelle terrible et dernière bagarre autour du cadavre de Tristan. Méprise tragique car Marke est précisément venu pour dire qu'il pardonnait aux deux amants, mais c'est trop tard : Kurnewal a déjà lynché le vil Mélot à coups de poignard subtil invisible, tout le monde est mort, ainsi que le malheureux Roi Marke, décidément bien largué par les événements depuis le début de cette pathétique affaire, l'exprime tristement. Tout cela, lectrice, Lecter, Hannibal, se révèle d'une lourdeur assez conséquente. «Me faire ça à moi, Isolde ? À moi ?» répète Marke, comme lorsqu'il avait pris Tristan, tantôt, la main dans le pot de confiture, et en l'espèce, lascivement posée sur sa femme. S'ensuit d'ailleurs une ultime tirade peut-être susceptible d'interprétation très mesquinement biographique : Marke reconnaît en Tristan, son «ami» qu'il «exhorte à se réveiller» d'entre les morts, l'assurant «de sa fidélité» éternelle (bref s'excusant, au fond), en manière de renversement des rôles et des responsabilités. Impossible ici de ne pas déceler un vague règlement de compte avec le sieur Wesendonck dont la femme interdite aurait ainsi mis tout ce petit monde dans la difficulté. Wagner, attendant vis-à-vis de lui-même ce sacrifice altier de l'humanité entière qu'il ne se fût pas aussi prestement et rigoureusement imposé, est parfois coutumier de ce genre de récriminations travesties.
Peu importe.
Sur le tas de cadavres qui commence à roidir, une seule personne ne se lamente pas, ne semble avoir rien vu, demeure complètement étrangère à tout ce qui l'entoure.
C'est Isolde.
Elle s'approche et entonne, les yeux rivés sur le corps de son amour, un air magique, déchaînant peu à peu une musique dont aucun mot, aucune phrase, aucune analyse ne saurait jamais dégager la puissance ni la beauté infinie. 

Et là, à Bastille, Sellars a tout de même un peu exagéré. 
Violeta Urmana se tint en effet, au cours de ce Liebestod, à bonne distance de Tristan. Elle ne se rapprocha pas de lui, ne l'enlaça pas, n'écouta pas spectaculairement les battements de son coeur ni ne tenta ostensiblement d'apercevoir une trace encore vivante de son souffle éteint. À l'issue de cette Mort d'Amour, la didascalie de Wagner spécifie : «Isolde, comme transfigurée, tombe doucement, d'entre les bras de Brangäne, sur le cadavre de Tristan. Etonnement et émotion profonde parmi les spectateurs. Marke bénit les cadavres.»
Ce ne fut pas le cas, oserions-nous le dire, au grand étonnement et à l'émotion des spectateurs.
Mais, nous direz-vous, du moment que les cadavres sont bénis...
On vous souhaite une belle fin de semaine, pleine d'amour.
Et on vous laisse avec Waltraud.