mercredi 29 mai 2013

La nostalgie Zenkyôto

                                                    Un grand merci à Sara Yukiko, pour ses précieuses traductions...


Dans un entretien accordé le 6 mai dernier au journal Libération, M. Michel Sapin – toujours vert – faisait la déclaration suivante : « Lors de mes déplacements, je ne ressens pas de violence à notre endroit. » Que M. Sapin incline à estimer suffisante la résistance, voire proche le redressement, dans l’opinion, du gouvernement auquel il appartient, la chose paraît bien compréhensible. Elle procède, à vrai dire, d’une politique d’auto-persuasion primitive adoptée, jusqu’à un certain point, relativement à la qualité intrinsèque des marchandises qu’ils proposent, par tous les commerçants de l’univers. Ainsi, du point de vue d’Ordralfabétix, par exemple, le poisson vendu par ses soins aux habitants de son village restera frais l’éternité entière. De même, pour M. Servier et ses amis, le Médiator aura toujours parfaitement honoré ses nobles fonctions de médicament. Et le temps nous manque, hélas ! pour évoquer, autant que nous le souhaiterions, d’autres produits du même genre, telles les succulentes lasagnes de la maison Findus ou les prothèses mammaires du célèbre docteur Maure. 
Mais revenons, si vous le voulez bien, à M. Sapin. 
Celui-ci, donc, pour traduire ses propos cités plus haut en un langage quelque peu populaire, nous livre au fond la confidence suivante : « Tout marche comme sur des roulettes, vous avez vu ? Malgré ce qu’on leur fout dans la gueule tous les jours, à ces cons-là, je peux même sortir dans la rue sans me faire défoncer la bouche… »

Il est certain que M. Sapin jouit, dans les milieux autorisés, d’une solide réputation de visionnaire, voire de prophète. On dit souvent de M. Sapin qu’il sent bien les choses. Cette fois encore, son analyse de la situation – qu’il partage d’ailleurs avec moult membres éminents de la majorité au pouvoir – semble solide. L’impopularité massive frappant l’équipe gouvernementale à laquelle participe M. Sapin ne serait, au fond, que l’arbre cachant la forêt. La dépression, l’atonie complète, plutôt que la colère insurrectionnelle, rongeraient en réalité le pays. Et c’est précisément ce phénomène d’aboulie généralisée, de désespoir larvé, qui permettrait à M. Sapin, et à ses semblables, de sortir librement où bon leur chante par les temps qui courent…
Or, sans prétendre infirmer complètement cet astucieux diagnostic, nous ne saurions cependant trop inciter M. Sapin à la mesure, voire à la prudence. Il est en effet des situations où le désespoir, fût-il absolument parfait, n’entraîne pas comme seules conséquences nécessaires inoffensives la passivité ou l’indifférence publiques. Certaines nations, lors d’épisodes historiques demeurés célèbres, offrent même l’exemple rigoureusement inverse : le spectacle quasi-ininterrompu d’un déchaînement de violence aussi explicitement (formellement) politique – donc en théorie : optimiste – que basé sur le désespoir le plus irrémédiable, et nourri par lui. C’est ainsi à dessein que nous allons nous intéresser maintenant au Japon des années 1960-1970. Il s’agit de s’éloigner franchement de la situation française –  et européenne – du moment pour vérifier, dans cet éloignement même, la permanence de certaines vérités et processus. 
Oublions donc un peu, quelques minutes seulement, MM. Hollande, Fabius ou Sapin. 
Prenons de la hauteur. 
Changeons complètement de sujet.
Évoquons plutôt le cas du socialiste japonais Inejiro Asanuma, et de son assassinat sanglant – à coups de sabre – en 1960, devant des millions de téléspectateurs.


Ci-dessus : Une fête de la Rose qui tourne au drame.

Difficile d’imaginer une nation plus déboussolée que le Japon d’après-guerre. Écrasé sous deux bombes atomiques américaines, soumis aux misères indicibles et à la loi cruelle d’une défaite militaire complète (la première de sa longue histoire), jusque-là simplement impensable au plan cosmologique pour la majorité de ses habitants, le Japon doit surtout, désormais, se plier à la violence plus insidieuse quotidienne d’une sécularisation totale, organisée par l’occupant américain, de ses représentations symboliques et politiques élémentaires. L’Empereur, sur l’entourage duquel les groupes nationalistes les plus violents faisaient pression (une quinzaine d’années auparavant, à peine !) afin de le rendre plus divin encore (et autoritaire) qu’il n’était, à coups d’assassinats politiques multiples et de tentatives de putsch, voit son pouvoir fortement tempéré, c’est le moins qu’on puisse dire, de parlementarisme et de démocratie. On refoule le passé, les habitudes militaristes, la double voie du Samouraï : celle du Chrysanthème et du Sabre, en oubliant cette bête possibilité que le refoulé s’en revienne un jour. On déjaponise comme ailleurs on dénazifie. Wagner à Bayreuth, les Arts martiaux à Tokyo passent sous la même tutelle idéologique. Le Kendo (« voie du sabre ») demeure interdit jusqu’en 1949, avant que les Américains n’en autorisent une forme purement sportive, pratiquée avec Shinai (bâton de bambou). Le Kabuki, théâtre traditionnel, vecteur supposé privilégié du sentiment nationaliste, reste lui-même proscrit durant des années, en dépit des efforts de Faubion Bowers. Tout récit, roman, film, pièce dit Chushingura évoquant la légende guerrière des 47 rônins est prohibé par les autorités. À l’issue de ladite légende, rappelons-le, les héros ayant satisfait aux commandements de l’honneur, vengé leur ancien maître et déposé sur sa tombe la tête de son assassin, ils se suicident ensuite rituellement, suivant une exigence suprême de mort, aux motifs autonomes, évidemment inaccessible aux représentations américaines, encore tout imprégnées du souvenir incompréhensible des kamikazes. Mishima, lui-même, on le sait, manifestera en actes cet amour désormais rendu impossible de la mort pour elle-même, de cette désespérance envers les possibilités de la Vie, de cette conception amoureuse du suicide rituelseppuku – par dévotion aux traditions, et à l’Empereur, maître suprême et pivot de toute réalité. Dans ses Chevaux échappés de 1969, l’écrivain fait ainsi répondre exactement la même chose à l’un de ses personnages auquel a été successivement demandé : « Que feriez-vous si vous faisiez quelque chose qui déplût fortement à sa Majesté Impériale ? », puis : « et si vous faisiez quelque chose qui lui plût ? » : - Seppuku ! Pourquoi ? « Parce que, de toutes les façons, rien de digne ne peut venir d’une personne aussi indigne que moi. » Et, de manière plus générale, ainsi que l’explique en substance Mishima dans sa préface au classique Hagakuré, de Yamamoto Yocho, lequel posait cette maxime universelle : « Entre la vie et la mort, choisis sans hésiter la mort » : « Yocho ne fait ici que suivre le sens commun qui dit qu’en n’importe quelle situation, l’abnégation vous garantit un minimum de vertu ». L’attachement à la vie, pour elle-même, pousserait automatiquement à la compromission, au déshonneur, autrement dit à l’ineffectivité. Le désespoir systématique, au contraire, la préparation lucide et virile – précoce – au passage de la mort constituerait la seule source d’action authentique possible. On comprend aisément pourquoi ce « sens commun » -là ne pouvait coïncider avec celui des vainqueurs de 1945.
Tout sera donc fait, en somme, pour congédier et réprimer cette tradition violente et guerrière imprégnant sans nuances, pour l’occupant, le caractère japonais. Le corollaire bien connu : gagnant gagnant (selon l’ignoble expression en vigueur chez tous les chefs d’entreprise et traîtres syndicaux du monde) d’une telle laïcisation systématique des mœurs sera évidemment l’augmentation moyenne significative du confort contemporain, l’accès généralisé du plus grand nombre possible aux produits de consommation courants, démocratie comprise. C’est ainsi que la Zengakuren, par exemple, que l’on considère trop souvent en Occident comme une organisation purement radicale débarquant à peu près ex nihilo dans l’Histoire, procède à l’origine (juillet 1948), en tant que « Fédération d’associations étudiantes » modèle, de ce nouveau cadre idéologique voulu par les Américains, lequel inclut aussi bien le fonctionnement parlementaire ou syndical. En sorte que le gauchisme japonais apparaissant au début des années 1960 se nourrit à deux sources de désespoir bien distinctes : le traumatisme de la défaite de 1945, d’une part, et avec lui la sensation quasi-physique, suprêmement angoissante, de la disparition des repères traditionnels du peuple. En second lieu, la révélation s’impose aux gauchistes de ce mensonge absolument moderne représenté par le capitalisme d’inspiration libérale, armé idéologiquement de ses prétentions débiles à en finir un de ces quatre matins avec la misère, les inégalités, l’injustice et l’exploitation. On sait que certains membres de l’Armée Rouge Japonaise, lorsqu’ils détournaient des avions dans les années 1970, accompagnèrent parfois la chose de petites coquetteries exotiques, comme de brandir, par exemple, des katanas au-dessus de leur tête, tout en hurlant, au plus fort de l’action. Sensation garantie. Et, pensera-t-on peut-être, simple question de folklore. Ce qu’on sait moins, c’est quelle aura été l’enfance, guère rieuse, dans l’immédiat après-guerre, de Fusako Shigenobu, la fondatrice de ladite Armée Rouge, née quelques semaines seulement après les bombardements nucléaires de 1945, dans une famille pauvre. Pour justifier la haine particulière qui la poussera ensuite à l’insurrection, Fusako Shigenobu évoquera dans moult interviews les moqueries incessantes subies, durant ses brèves études (interrompues pour raisons économiques), de la part de camarades plus fortunées, ainsi que les humiliations ayant marqué, dans la foulée, la carrière de danseuse topless qu’elle avait embrassée, faute de mieux, en attendant son heure, parmi le somptueux paradis moderniste installé dans le coin par les troupes du bon général Mac Arthur. On ajoutera ici que le père de Fusako Shigenobu était membre d’un groupe d’extrême-droite nationaliste : La Ligue du Serment du Sang
L’un de ces Uyoku dantai (« groupe de droite »), précisément, auxquels appartenait le jeune assassin (17 ans) de l’alter ego japonais de M. Sapin en 1960.


Le désespoir peut donc mobiliser, durablement, quelle que soit la forme politique qu’il emprunte. Cette même année 1960 qui voit l’exécution d’Inejiro Asanuma est aussi celle de la montée en puissance, au Japon, et à la faveur de la contestation de l’AMPO (le traité d’assistance « mutuelle » américano-nippon), des groupes universitaires d’extrême-gauche, trotskistes en particulier, dont la violence ne le cède en rien à celle de leurs adversaires nationalistes. Peu de groupes auront, au vrai, autant excité l’imagination des gauchistes du monde entier, cela pendant deux décennies au moins, que les militants japonais zenkyôto (ce terme se trouvera expliqué plus loin) rompus au combat de rue – et de campagne – contre les forces de l’ordre. Il n’entre pas dans nos désirs, aujourd’hui, de livrer l’historique complexe de ces groupes. La chose a été ébauchée ailleurs même si l’attente d’un vrai travail éditorial sur la question se fait sentir.



Ci-dessus : Narita, un combat de vingt ans

Nous nous bornerons ici à rappeler quelques dates et événements témoignant de l’intensité de la lutte alors menée par ces groupes contre l’appareil d’État :

- Juin 1960 : Contestant l’AMPO, 3000 étudiants brisent les cordons de police, donnent l’assaut au Parlement et affrontent violemment, pour la première fois, la police. Suite à ces premiers grands affrontements de rue, le président américain Eisenhower renonce à sa visite officielle.

- 1965 : Agitation dans les universités pour protester contre l’augmentation des frais d’inscription. Mouvement d’opposition au traité de normalisation Japon-Corée du Sud. Début du mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam (création du Beheiren : « Union pour la Paix », qui comptera jusqu’à 300 groupes sur tout le territoire).

- 1967 : Octobre : combats autour de l’aéroport de Haneda, visant à empêcher la visite officielle au Sud-Vietnam du premier ministre Eisaku Sato. Mouvement d’ampleur contre la guerre, auquel participent 1, 5 millions de personnes dans tout le pays. Un manifestant est tué dans des affrontements à Kyoto. En Novembre, de nouveau : combats autour de l’aéroport Haneda, pour empêcher le premier ministre de se rendre, cette fois-ci, aux USA. Membres des Zengakuren et Zenkyôto affrontent les forces anti-émeutes pendant près de dix heures.

- 1968-1969 : Période d’agitation et de radicalisation quasiment ininterrompue, mobilisant des dizaines de milliers d’étudiants, et – parfois – des millions de travailleurs (grande grève de Novembre 1969 impliquant 67 syndicats de l’Industrie, pour 4 millions de grévistes). Violents affrontements avec la police : en Janvier 1968, pour interdire l’accès du port de Sasebo au porte-avions américain Entreprise (contraint, du coup, de s’amarrer au large). Début, en Janvier toujours, de la lutte contre la construction du nouvel aéroport de Narita. Les affrontements y associent pour la première fois, en Mars, étudiants radicaux et paysans expropriés. Les violences gagnent peu à peu inexorablement la capitale. En avril 1968, une loi d’exception est votée, dite « anti-activisme destructif » à l’encontre, essentiellement, de la fraction Chûkaku-ha (voir ci-après) de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Été 1968 : plus de 200 universités occupées ou en lutte. Octobre : Plus de 4 millions de manifestants contre la guerre du Vietnam, exigeant pêle-mêle la fin de l’occupation d’Okinawa, la fin de l’AMPO, etc. Sont successivement attaqués et pris d’assaut, par des vagues d’émeutiers : le Ministère de la Défense, le Parlement, l’ambassade américaine, la gare de Shinjuku, point d’approvisionnement des tankers américains. Des dizaines de milliers de personnes tiennent un meeting de masse autour de la gare. Les deux syndicats nationaux de cheminots se mettent alors en grève illimitée. Début de la « bataille de Tokyo ». Les luttes universitaires culminent : À Nichidai, des milliers d’étudiants tiennent la faculté pendant des mois, la faisant fonctionner en autogestion tout en affrontant la police et obtenant finalement la démission du Directeur, devant une assemblée générale-monstre de 35 000 personnes. Nichidai est finalement évacuée, ainsi qu’une autre université, Todai, qui tombe, elle (en Janvier 1969) après trois jours de combats acharnés opposant 8000 policiers à plusieurs centaines d’étudiants barricadés dans les tours, et qui les accueillent à coups de bouteilles d’acide, d’explosifs, de cocktails molotov. La lutte contre l’aéroport de Narita se poursuit. Elle ne prendra formellement fin que quelque vingt ans plus tard, après la construction du Terminal 2, lancée en novembre 1986 : au début de 1987, le groupe Chûkaku-ha organise encore la destruction simultanée, à l’explosif, des bureaux de cinq sociétés impliquées dans cette nouvelle extension. Entre 1978 – date officielle d’inauguration chaotique, dans une ambiance de guerre – du premier tronçon de Narita, et cette dernière action à l’explosif que nous avons citée, la lutte sera restée ininterrompue. Elle aura vu la mort officielle de 13 personnes, dont 5 policiers, l’arrestation de 8000 étudiants et de 300 paysans expropriés.



Ci-dessus : émeutes à Sanrizuka (Narita), 1985.

Zengakuren, Zenkyôto
Souvent, à l’étranger, la confusion domine au moment d’évoquer ces groupes.
Comme on l’a dit déjà, le premier terme de Zengakuren renvoie simplement à une fédération d’associations étudiantes, dont chacune pourra, bien entendu, s’affilier formellement à tel ou tel courant de pensée politique, voire religieuse (bouddhiste, en l’occurrence).
Zenkyôto désigne plutôt un comité de lutte étudiant autonome, groupant affinitairement, autour d’un combat ponctuel commun, des individus parfois membres ordinaires de sectes gauchistes différentes, sinon rivales. 
Enfin, un troisième terme – capital, lui aussi – est à connaître : Chûkaku-ha. Il s’agit là d’une organisation immédiatement politique, d’inspiration trotskiste quoique bien plus lucide que les mouvements trotskistes habituels, sur la question, en particulier, de la nature réelle des dictatures type Union « Soviétique »,  Corée du Nord ou Chine « Populaire », alors en vogue sur le marché de l’aliénation militante. Chûkaku-ha est le produit d’un clash intervenu en 1963 (fin 1962, pour être précis) au sein de la Ligue Communiste Révolutionnaire Japonaise, elle-même fondée en 1957. C’est de cette dernière organisation que les situationnistes se déclarèrent proches dès le début des années 1960, comme l’indique, entre autres exemples et sans attendre De la misère en milieu étudiant, le document ci-dessous, tiré du numéro 8 de l’I.S. (janvier 1963). Cela n’empêchera pas que, dans le n° 10 de la revue (Mars 1966), au sein de l’article Les luttes de classes en Algérie, LCR et Zengakuren se trouvent encore maladroitement amalgamées. On peut d’ailleurs se demander quelle LCR soutenait au juste l’I.S en Mars 1966, attendu que la scission de 1963 débouche vite sur un conflit extrêmement violent, souvent armé – et durant encore à ce jour – opposant désormais ses deux tendances : Chûkaku-ha (« fraction centrale ») et Kakumaru-ha (« fraction marxiste révolutionnaire »), cette guerre inter-gauchistes occasionnant, au total, la bagatelle d’une vingtaine de morts.  


Enfin, comment ne pas clore ce rapide aperçu sur une note de couleur, et même sur ce fameux « paradigme des couleurs – casques-bleus-rouges-blancs » relevé par Roland Barthes dans son Empire des signes, où l’excellent professeur jugeait également utile de noter : « Le combat Zengakuren, tout opératoire qu’il soit, reste un grand scénario de signes (ce sont des actions qui ont un public). »

Que ce combat eût été opératoire, certes, la chose paraît difficilement contestable. Il est, à notre avis, quelques policiers japonais et nervis stipendiés susceptibles d’en témoigner. Quant à la question des signes, indépendamment de la confusion entourant une fois de  plus, ici, ce nom brandi de « Zengakuren », nous tenions, pour finir, à l’enrichir modestement par l’adjonction d’un soupçon de sens.

Avant de saluer les camarades de Notre-Dame-des-Landes, qui vaincront.
Et cette belle plante de M. Sapin.


 

lundi 27 mai 2013

Les rencontres du STRASS




Petite précision d'importance : Ces rencontres ont pour vocation de renforcer toujours davantage l'auto-organisation des travailleurs et travailleuses du sexe. Il s'agit donc essentiellement de rencontres de travail, non-ouvertes aux simples curieux et curieuses. Ceux-ci pourront, en revanche,  venir soutenir sans restriction les putes et leurs amis lors de la manifestation prévue le dimanche 2 juin 2013, au départ de la place Pigalle, à 15 heures.



Artémise


« Elle avait été une enfant de l’attente – toujours à se préparer, toujours à s’ouvrir, mais pour un seul être, toujours à creuser son cœur et à s’établir comme territoire d’accueil et capitale du désir. Et lorsqu’elle avait rencontré Mausole, dans le bonheur de tous ses sens rendus à destination, et son attente comblée, désormais fixée en savouration d’un éternel présent, elle était devenue jeune femme de nostalgie et de mélancolie, n’ayant aucune considération pour l’avenir mais entièrement attentive à son passé, comme pour s’assurer que tous les désirs et toutes les promesses qu’il comportait avaient trouvé dans l’amour leur voie d’accomplissement. »

Claude-Louis Combet, Visitations.

dimanche 26 mai 2013

Rappel !

L’humanité ne sera vraiment libre que lorsque le dernier chargé de cours de lettrisme aura été pendu par les chaussettes sanglantes du dernier commissaire d’exposition situationniste. 


jeudi 23 mai 2013

Dans la grotte du Moine Bleu

Cascade de l'Éléphant (27ème niveau)


La grotte du Moine Bleu se trouve, à peu de chose près, équidistante du temple de Sambor Prey Kuk et de la ville de Kanchanaburi. On la définirait d’ailleurs plus justement un aven qu’une grotte, eu égard à la disposition rapidement plongeante de ses multiples galeries et boyaux, lesquels s’enfoncent bientôt dans les ténèbres de sa structure karstique, sur des distances douteuses, la grotte n’ayant jamais fait l’objet d’investigations spéléologiques modernes ni poussées. Sa profondeur exacte reste à ce jour inconnue. Les seuls témoignages y faisant référence sont le fait d’habitants des localités voisines, installées sur la Rivière Jaune, pour qui une poignée de ces passages mèneraient tout droit au centre de la Terre, et au risque, conséquemment, de traverser celle-ci de part en part avant de subir, de l’autre côté, les affres d’une chute éternelle, parmi toutes sortes d’astres défunts. La grotte est dite aussi, par la population des environs, abriter en ses abysses des démons enfermés ici par les incantations de puissants magiciens, ainsi que des créatures géantes et étranges, mi-poisson mi-serpents, aveugles par nécessité et raffolant du sang – qu’elles détecteraient à des lieues – et des os humains. Il semble que l’origine de telles croyances soit à rapprocher, entre autres choses, de l’existence authentique, au sein de ce biotope particulier, totalement dépourvu de lumière, d’une faune exceptionnelle, déployant des formes et des apparences rares, dont nous aurons à reparler.
L’entrée principale se trouve comme dissimulée par le filet jaillissant, juste au-dessus d’elle, d’une source baignant une foule disséminée d’épiphytes, rendus euphoriques, semble-t-il, par l’administration d’un tel traitement de faveur, et dont les excroissances, par endroits très impressionnantes, la masquent facilement au regard du marcheur, concentré sur son effort. Cette entrée se voit aussi tapissée d’une abondance de mousses invariablement ruisselantes, fixées sur ses parois latérales. En franchissant l’obstacle liquide, on pénètre soudain une cavité presque perpendiculaire à la roche, si brutalement insérée dans sa chair qu’on se trouve à l’instant comme rendu, presque au sec, à un univers purement minéral, la source persistant à glouglouter derrière nous, avec nostalgie, ayant fini ici de soumettre la pierre aux effets fertilisants de son écoulement. On se trouve préservé de la pluie, et dans une moindre mesure du vent, inexistant le jour, certes – au point d’ailleurs d’écraser tous les êtres d’une lourde et étouffante rigidité – mais souvent glacial sitôt la nuit tombée. La coulée perpétuelle, dehors, n’interdit nullement l’examen extérieur puisque suivant obstinément le même chemin, et destin, central. De part et d’autre de cette cascadette, le paysage se compose ainsi, ou se découpe, au gré des éclaboussures et autres insensibles nuées rafraîchissantes dispensées au hasard. Des fougères arborescentes de belle taille (telles ces Dicksoniaceae que d’éminents spécialistes jugeaient encore ces dernières années absentes de la région, incapables de s’y adapter) déroulent avec langueur leurs crosses majestueuses, depuis les hauteurs immédiates où leurs troncs se sont installés, affleurant ainsi, pointant en quelque sorte le bout de leurs spores devant la grotte, en la partie supérieure de son ouverture, laquelle peut bien avoir trois mètres de diamètre. C’est au travers des frondes de ces fougères, déposées avec élégance sur le fil de l’horizon, que, depuis quelque bât flanc d’aménagement sommaire faisant face à l’entrée, sur lequel on s’allonge, lon peut distinguer – quoique les lieux soient déjà plongés dans une semi pénombre – les collines avoisinantes, d’abord, recouvertes de végétation foisonnante et grasse, puis la cascade de l’Éléphant, sur la gauche, tumultueuse en saison des pluies, réduite à un filet clapotant, et bourbeux, de fin Février à Juin. Aussitôt derrière elle, dans l’ombre de son rideau liquide écumeux, on devine un sentier tortueux, quasiment de niveau sur une cinquantaine de mètres mais dévalant ensuite, dans le secret du feuillage, une litanie de racines à contreforts et de pierres scélérates, sans discontinuer jusqu’à la Rivière Jaune, avant d’aboutir, enfin, au premier des villages bordant celle-ci, distant au total, depuis la grotte, d’environ deux kilomètres et demi. Ce sentier n’est entretenu qu’en saison sèche. Sous l’effet des pluies ininterrompues, de Juillet à Septembre, les coulées de boue qui le recouvrent en rendent l’ascension difficile, sinon impossible, et même le font peu ou prou disparaître. Tout, en réalité, disparaît alors, dans la confusion végétale et l’exhalaison douce des corruptions accélérées. Partout, celle-ci se donne à apprécier, aux narines émues, également saturées, comme tout le reste, le vivant, l’immobile, d’humidité poisseuse et chaude.

lundi 20 mai 2013

Saluer l'étoile

vendredi 17 mai 2013

Opus 100


             

Vous trouvez cet air mélancolique ?
Celui qui le composa devait avoir ses raisons. 
Rappelons que l'opus 100 est rigoureusement contemporain du Winterreise. 
Et que l'on donnera cette dernière oeuvre le 8 juin prochain, à la Cité de la Musique.

mardi 14 mai 2013

Merci, peuple de gôche !

 
Réalisé avec photocheap® (made in France)


lundi 13 mai 2013

Reaktionär für Anfänger (Lektion 3)

Ein Unverantwörtlicher



Ein Tannenbaum



Ein Rechnungsführer





Éloge de Michel Sapin

 
Michel Sapin, socialiste.
Quoique, de l’avis général, il soit un gros bûcheur, M. Sapin n’est pas de bois. Et certaines critiques, trop rongeuses, doivent lui fendre le cœur : pour peu qu’on s’intéresse à l’homme, sous l’écorce. Que M. Sapin travaille, certes, la chose n’est pas douteuse. M. Sapin travaille même d’arrache-pied. Il est, pour dire les choses crûment, le ministre du Travail de la France, et c’est là une tâche bien considérable, éreintante et ingrate qui l’attend, chaque matin, au bureau de son ministère. Le boulot, en effet, de M. Sapin consiste à plaire aux riches (dont M. Sapin fait partie), à toute heure, à force d’attentions émouvantes et de soins réguliers, sans négliger de prévenir, symétriquement, chez des pauvres écrasés de misère – et par ailleurs en nombre dangereusement croissant – toute explosion de violence incontrôlable. Parler aux uns, en somme, et puis aux autres, et les convaincre avec un égal succès que le chemin économique – épineux – emprunté par M. Sapin est bien le seul possible. Voilà quel est son travail. Une gageure, assurément, jugeront certains esprits simplement incrédules. D’autant que la réputation de M. Sapin – celle d’une grosse huile, guère apte à faire souche – l’aura toujours précédé, véritable pierre dans son jardin. Il est régulièrement dit, entre autres, de M. Sapin qu’il peut se montrer cassant, sinon rigide, en d’autres termes que rien ne le freine sitôt bien définis par lui les divers buts stratégiques à atteindre. On renvoie également M. Sapin à son train de vie, flamboyant paraît-il. Et on le jure totalement coupé des réalités. Tout cela n’est guère sérieux. Voudrait-on que M. Sapin travaillât pour des prunes ? Au reste, il semble que cette mauvaise réputation se tasse un peu dans l’opinion. Au vu de sondages récents, M. Sapin y semble avoir fait son trou. Mais d’autres observateurs demeurent, à son égard, rigoureux et sévères. Tartufferie ! persiflent immanquablement ceux-là à la seule mention de son patronyme, et déjà l’emploi de ce vocabulaire typiquement années 1930 désigne assez, chez eux, la prégnance de certaines tendances populistes évoquant les heures les plus sombres de notre histoire. M. Sapin, cependant, n’est pas homme à trembler. Car enfin, à qui entendrait-on faire croire que cette prétendue hypocrisie politicienne, tellement stigmatisée par les temps qui courent, constitue la racine véritable de l’action de M. Sapin ? M. Sapin – tout entier – y trouverait son essence ? Nous convenons volontiers que dans la branche de M. Sapin, dans sa branche d’activités, tout s’enchaîne dans le plus grand mystère, que les bons résultats succèdent aux mauvais sans qu’on comprenne toujours pourquoi, ni comment au juste – sur la question délicate, par exemple, des fruits de la croissance. Mais, sans nous faire l’avocat de M. Sapin, nous jugeons cependant que sa relative stérilité et l’impuissance de M. Sapin à seulement peser, en bien ou en mal, sur toute cette conjoncture imprévisible suffiraient amplement à définir sa position. En clair, M. Sapin n’est pas pourri. Sans doute brûlerait-il même d’annoncer, en personne, de bons chiffres à la télévision, un de ces jours prochains. Hélas pour M. Sapin, le ver est dans la pomme : tout peut plier d’un moment à l’autre. Cela résulte de la ramification nouvelle des marchés mondialisés, sans parler de ce maquis juridique qui les entoure. Tel est le germe – fatal – du chaos permanent que doit chaque jour affronter M. Sapin. Telle est l’inquiétude, confinant certainement à l’angoisse, qui doit chaque jour l’aiguillonner. La vie, pour M. Sapin, n’est pas toujours rose. Elle n’est pas un bouquet de violettes. Et pourtant, en dépit de ce riche patrimoine dont on le sait aujourd’hui détenteur (plusieurs centaines de bâtons, aux dires de certaines feuilles), en dépit, donc, de ces quantités de blé et d’oseille auquel il eût pu décider prudemment de se consacrer, jusqu’à la fin de ses jours, cette vie, et cette carrière, M. Sapin les aura choisies. Oui, M. Sapin aura choisi ce chemin de croix. On a le mont des oliviers qu’on peut, certes. Tout de même, face aux difficultés, M. Sapin plie et ne rompt point, tout lui paraît zéphir quand à d’autres, aquilon. On se sera trompé sur cet homme, de prime abord. On l’aura bien sous-estimé. Il n’est pas né, celui qui enterrera M. Sapin. 

Michel Sapin à l'adolescence

mardi 7 mai 2013

Printemps des peuples



« La démocratie est comme le soleil, elle brille pour tous. » (Louis Blanc)

lundi 6 mai 2013

Cosa Nostra

 

« La plus grande exigence d’une Mafia, où qu’elle puisse être constituée, est naturellement d’établir qu’elle n’existe pas, ou qu’elle a été victime de calomnies peu scientifiques ; et c’est son premier point de ressemblance avec le capitalisme. » 

(Guy Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle)

Opium du peuple


vendredi 3 mai 2013

Derniers jours




Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

Te souvient-il de notre extase ancienne ?
Pourquoi voulez-vous donc qu’il men souvienne ?

Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible.

Quil était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

(Colloque sentimental)

mercredi 1 mai 2013

Dans le ventre des mères (les diables de Ledun)


AVERTISSEMENT AUX ÉCOLIERS, LYCÉENS ET AUTRES LECTEURS HABITUELS DU MOINE BLEU :
   
Il était prévu, à l’origine et de longue date, que l’article qui suit paraisse en premier lieu dans la revue virtuelle K-Libre, soi-disant spécialisée dans le polar. Il est à soupçonner que les critiques, parfois vigoureuses, apportées ci-dessous à l’ouvrage de M. Marin Ledun – étoile montante du roman noir francophone – n’aient pas été complètement étrangères au choix délibéré de retarder, voire saborder purement et simplement une telle publication. En tous les cas, notre patience aura fini par s'éroder. À nos lectrices et lecteurs de se faire leur propre idée. Nous croyons, pour nous, n’avoir ici rien proféré d’outrancier. 




Le dernier roman de Marin Ledun, Dans le ventre des mères, n’est pas très bon.
Les défauts qu’il accuse sont de deux ordres : formels d’abord, conceptuels ensuite, ce qui est  hélas ! bien plus dommageable, vu l’urgence pertinente des thèmes qu’il aborde. Le noyau des monstruosités présentées ici existe bel et bien. La litanie de fantasmes horrifiques que le livre déploie, en tout sens, se nourrit à des sources parfaitement authentiques. Ce dont nous parlons ici, l’ambitieux sujet choisi par Ledun, n’est en effet autre que l’emprise, sur la société contemporaine, d’une clique d’apprentis sorciers nano-bio-techniciens, ainsi que de leurs relais criminels, politiques, militaires et industriels à l’échelle du monde. Une telle emprise (ou disons une telle influence, les choses n’étant pas pliées) est absolument indéniable. Il suffira pour s’en convaincre de s’intéresser quelques instants, sur Internet ou ailleurs, aux excellents travaux du collectif militant Pièces et Main d’œuvre, par exemple, basé comme de juste à Grenoble, cité constituant désormais le cœur – hideux – du terrifiant dispositif bio-technologique dans notre beau pays de France.

Grenoble : une ville qui bouge !

La faiblesse de l’ouvrage de Ledun tient justement à son caractère mutant, à son indétermination génétique, pour ainsi dire. Le livre oscille entre deux genres ne répondant pas aux mêmes exigences, et qu’il ne parvient donc jamais à satisfaire.
Comme roman noir, en premier lieu, il est truffé d’invraisemblances, pèche très souvent par un irréalisme outrancier, témoigne d’une assez large incompréhension politique d’un monde dans lequel les diverses crapuleries technologiques obsédant – à juste titre – son auteur ne triomphent jamais en réalité que par le libre choix, la libre soumission, le libre consentement « démocratique » de sujets simplement débilités plutôt que modifiés génétiquement, à toute force.
Comme fable d’anticipation, en revanche, reprenant certains codes tout à fait fonctionnels de la science-fiction moderne (l’irruption du monstrueux, l’anticipation de sociétés totalitaro-marchandes équipées de mystiques officielles adéquates), Dans le ventre des mères se révèle par contraste beaucoup trop timoré, insuffisamment délirant et inquiétant. Des sur-femmes continuent banalement, durant leurs loisirs, d’y acheter des marchandises. Des surhommes revenus de tout persistent à y invoquer, aux moments critiques, le pouvoir dérisoire des lois de la cinquième République. De sorte qu’ainsi équipé de mauvaises armes, et souffrant de mal délimiter les contours de sa cible, il n’est pas étonnant que Marin Ledun en vienne à manquer complètement celle-ci. 



Tâchons de tracer, à grands traits, l’intrigue de ce livre imposant (463 pages).
Dans un coin extrêmement reculé de l’Ardèche, un petit hameau se voit, malheureusement pour lui, rayé de la carte du fait d’une explosion gigantesque d’origine inconnue, causant la bagatelle d’une centaine de victimes (quatre-vingt-neuf, selon notre propre comptage final, certainement défaillant). Bigre. Quatre-vingt-neuf morts, ce n’est pas rien. Un genre de péripétie proprement rarissime, qui vous constituerait bien en France, et cela durant quelques semestres, l’ouverture idéale des journaux de vingt heures, vu le cas traditionnellement fait, dans l’Hexagone, d’événements aussi considérables que les embouteillages d’été, les derniers soucis cochonnesques de M. Strauss-Kahn ou les ruptures d’électricité consécutives – dans les trous les plus reculés, du type de ceux dont il est justement question plus haut – aux premières chutes de neige, l’hiver. Dans notre ouvrage, cependant, cette explosion ne passionne pas les foules, lesquelles n’en auront d’ailleurs, pour faire bonne mesure, toujours pas connaissance des mois plus tard. Et là, bien sûr, déjà (c’est à dire dès le départ), nous tiquons, féroces et infâmes procureurs que nous sommes. Car aujourd’hui que les activités de police se voient largement sous-traitées auprès du dernier de nos citoyens-journalistes simplement équipé d’un téléphone portable à compétence photographique, et que les explosions nucléaires nord-coréennes elles-mêmes éprouvent parfois les plus grandes difficultés à camoufler leur existence aux yeux du monde, il faut que ce soit d’Ardèche que s’impose à nouveau la nécessité vintage très « guerre froide » du black-out roswellien (vous savez, cette histoire de conspiration du silence internationale, à base extra-terrestre).
Bon. Ce n’est pas grave. Admettons. Suivons plutôt le déroulement de la procédure qui maintenant du moins – n’en doutons pas – ne pourra manquer de mobiliser, face à notre angoisse croissante de lecteur, les milliers d’enquêteurs d’élite requis par son exceptionnelle gravité (quatre-vingt-neuf morts, rappelons-le), et à plein temps, encore !
Mais en réalité, les choses ne se passent pas vraiment comme cela. Le deuxième chapitre de Dans le ventre des mères ne voit finalement, au total, débarquer qu’un type, un seul, un commandant de police, certes, nommé Vincent Augey, auquel le légiste présent commence par dresser, si l’on peut dire à brûle-pourpoint, un premier topo tandis qu’une escouade de pandores locale ramasse et collecte à grand-peine l’ensemble du charnier sus-mentionné, constitué comme on s’en doute de cadavres hautement carbonisés et/ou grandement dégueulasses à reluquer. Or, en matière de topo, on n’est pas déçu du voyage. Car, certains des corps étudiés par le légiste ont subi rien moins que des modifications génétiques (« De quel genre ? » demande, en toute innocence, le policier venant de débarquer. « Du genre inexplicable » lui explique froidement le légiste).
Nous sommes à la page 43 de l’ouvrage.
Et les choses, de notre point de vue sévère, se trouvent fort mal engagées.
Davantage encore que pour notre flicaillon, auquel un médecin-légistaillon de même farine vient donc de révéler – avec une tranquillité somme toute assez remarquable, et déconcertante – des faits relevant à la fois de la science-fiction la plus débridée et du secret d’État le plus ravageur. En sorte que le flicaillon, lui ou un autre, le légiste, n’importe lequel des humains présents en ayant pris connaissance serait pour nous tenté illico soit de se retirer dans quelque couvent pour y méditer sur l’apocalypse prochaine, soit – ce qui est plus probable – de tout balancer aussi sec au premier chroniqueur disponible, dans le but de soulager sa conscience, à moins que ce ne soit un compte en banque à sec, voire – pourquoi pas ! – une maîtresse trop exigeante. C’est la crise, nom de Dieu ! En tous les cas, il nous semble improbable, pour ne pas dire plus, à nous autres indécrottables naïfs, que de telles choses demeurent inconnues, dans la contrée où elles se produisent, au-delà de vingt-quatre heures. Telle est la première invraisemblance, le péché originel d’un livre, qui va ensuite se dérouler ainsi sur le même mode, au long de quelque 500 pages.

Reprenons.
Et tâchons de vous la faire, malgré tout, la plus courte possible.
Ces cohortes de morts (il en tombera bientôt des dizaines d’autres, semblablement, un peu partout en Europe) ont, bien entendu, une cause et une origine, non moins que les infâmes modifications génétiques qu’ils ont subies. On découvre assez rapidement que ces dernières leur furent imposées par un savant dégénéré (encore qu’à strictement parler, en l’occurrence, ce terme soit inapproprié) nommé Peter Dahan, n’ayant a priori aucun rapport familial avec l’ancien chroniqueur bien connu de la night à Libération, mais lié en revanche à un terrible complexe militaro-industriel trans-national, au profit duquel Dahan teste depuis des décennies, dans des laboratoires clandestins ultra secrets couverts par l’État, et sur de malheureux disparus que personne ne viendra jamais réclamer, toutes sortes d’expériences horribles, dont on ne comprend pas grand-chose sinon qu’elles auraient notamment pour but de lier pulsion sexuelle et pulsion d’achat, par le biais d’une introduction sous-cutanée de puces nanométriques délivrant un virus finissant d’ordinaire par tuer son hôte. Certes, on s’interroge alors bien un peu, au passage, sur l’intérêt objectif de l’entreprise, attendu que l’hôte en question devait plutôt, dans le cahier des charges, se muer en un consommateur parfaitement viable et soumis, destiné par exemple à aller déguster de délicieuses tartes au chocolat en famille, le dimanche, chez IKEA, mais peu importe, au fond, car, vous comprenez, il s’agit d’un complot mondial, dont le vaillant policier Vincent Augey finira d’ailleurs patiemment par dérouler la trame sinistre.
Il sera aidé dans cette mission par la propre fille du savant fou : Laure Dahan, décidée à se venger de la pire manière possible de son géniteur, lequel l’a en effet soumise depuis sa plus tendre enfance 1°) à l’enfermement psychiatrique entre les USA, la France et la RDA, où le savant fou s’est précipité – une belle intuition géo-stratégique de sa part ! – juste avant la chute du Mur de Berlin, 2°) à des séances interminables de viol collectif « scientifique » (pour étudier la libération expérimentale – accélérée par le génie génétique – d’obscurs mécanismes de désinhibition consumériste), 3°) à l’inceste systématique, 4°) à moult horreurs annexes culminant dans l’inoculation de ce fameux virus censé contrôler, chez tout un chacun, les subtilités chromosomiques de la pulsion d’achat (voir plus haut). Cette inoculation, par une sorte de méchant miracle (sans lequel, évidemment, le livre n’eût pu être écrit) la petite martyre, entre des dizaines d’autres, fut la seule à en réchapper, certes momentanément : il est répété (très) souvent qu’elle doit mourir (très) bientôt, et Laure Dahan se hâte donc d’exercer sa vengeance, de retrouver son père, qui fuit devant elle à travers le monde entier, où il dispose d’une multitude sidérante de bases arrières (le complot est universel, il faut y insister, et redoutablement homogène) tout en tâchant de récupérer des souches actives de virus planquées çà et là par sa fille, comme monnaie d’échange, dans quelque montagne reculée.
Une monnaie d’échange, dites-vous ? Mais contre quoi ?
C’est que Laure a elle-même accouché d’une fille, naguère, durant son calvaire : une petite fille ayant elle-même subi clonage(s), inoculation(s) de virus et tutti quanti, bref destinée par le charmant grand-papa (décidément un prodige de caractère nuancé) à suivre le même parcours de cobaye – infernal – que sa mère, laquelle entend plutôt, on la comprend, lui rendre cette liberté dont elle n’a jamais joui, et l’arracher aux griffes de ses bourreaux.Y parviendra-t-elle ?




Nous passons au lecteur, injustes que nous sommes, bien des maladresses qui lui eussent peut-être tiré des cris d’horreur ou - va savoir ! - des larmes de rire. Les bourdes de l’auteur, cependant, concernant les « crosses » de pistolet, les « uppercuts » douteux « dans les côtes », les « industriels sans scrupules » (en existe-t-il d’autres ?) ou encore les demandes officielles « d’extradition de cadavres » ne sont que fort peu de choses en regard de cette incompréhension récurrente du mécanisme policier moderne, dans son ensemble, qui se donne à savourer sous sa plume.
Il est ainsi incroyable de pouvoir lire dans un roman noir, aujourd’hui, que l’assassinat sauvage, accompagné de tortures, d’un bureaucrate influent du Conseil Économique et Social (le « Denis Héritier » du roman : une victime dont s’occupait notre enquêteur avant de descendre observer sans broncher des modifications génétiques sur quatre-vingt-neuf cadavres ardéchois), que l’assassinat, donc, d’une huile à qui l’on a tout de même coupé les burnes, avant ou après avoir agi de même à l’encontre d’autres organes d’utilité comparable, se trouve « classé sans suites » au bout de quelques mois ! Et que dire de ce massacre d’un couple de jeunes chercheurs sans histoires, pourtant bien vite niaisement expliqué par un bête différend à caractère toxicomaniaque, une hypothèse officielle à laquelle même un phénix du genre de Jean-Louis Bruguière ou du procureur Marin aurait beaucoup de mal à souscrire ? M. Marin Ledun n’aurait-t-il donc jamais entendu parler de la mort du petit Grégory (1984), qui berça notre enfance, de la disparition d’Estelle, à Guermantes, de dix mille autres affaires antédiluviennes ne pouvant cependant assurément se voir « classées sans suite » qu’en l’absence prolongée de tout nouvel indice propre à permettre la poursuite de l’enquête ? 
Il faut avouer que la façon même dont les fonctionnaires de police s’expriment, dans son roman, ne peut être jugée crédible, les uns et les autres se livrant intégralement à quiconque accepte un tant soit peu de les écouter brasser. Le commandant Augey va jusqu’à raconter son enquête, par le menu, à sa pauvre femme dépressive, au vague motif qu’il rencontrerait avec elle des problèmes de couple. Il expose, toutes les trente secondes environ, le résultat de ses cogitations ultimes à des collaborateurs de second ou de troisième ordre, lesquels brandissent pourtant en retour, depuis cette impuissance statutaire avérée, des théories de complot grandiloquentes, sans parler de prétentions à les résoudre, simplement aberrantes. On ne dit pas toujours ce qu’on pense, dans la vie. Et cette règle de prudence, élémentaire, s’applique évidemment avec plus de nécessité encore aux policiers, aux militaires, à tous ceux qui firent un jour le choix, par la préservation organisée, qu’ils assument, des divers mensonges et intérêts de l’État, de mieux bouffer que les autres. C’est la base du polar, cela. La conscience de l’injustice du monde et de sa crapulerie principielle ne saurait venir soudain illuminer de bons bougres ayant autrefois justement choisi en conscience de servir l’une et l’autre. La conscience n’a jamais déserté l’esprit des flics en exercice, en se réservant éventuellement le droit d’y revenir faire un petit tour, plus tard. Elle s’est simplement définitivement muée en autre chose, en ce mécanisme particulier dont Huxley disait qu’il formait le lien entre les intelligences animale et humaine  :  un mécanisme garantissant précisément l’efficacité, amorale et désincarnée, du flic au travail. C’est pour cela que le roman noir américain traditionnel met en scène des Privés, dont Jean-Patrick Manchette a suffisamment montré à quel point ils étaient systématiquement désespérés, et alcooliques, et surtout absolument seuls dans leur connaissance – impuissante – du Bien et du Mal.
Alors, vous comprenez, un commandant de police qui nous fait le coup de l’indignation, ou de la révolte de basse intensité, parce qu’il se fait (tant bien que mal : on a failli attendre) finalement débarquer d’une affaire trop sensible pour lui, cela ne passe pas. Cela ne peut passer. Telle est l’incompréhension, profonde, de notre monde révélée par ce livre. 


Est-ce encore un monde qu’il décrit, au fait ? Un monde avec ses régions, ses dernières différences, tout au moins ses nuances ? À dire vrai, quoique Dans le ventre des mères emprunte parfois l’allure d’un road movie à travers une Europe dévastée par le néo-libéralisme (présenté grossièrement, une fois de plus, comme l’abdication intéressée – voire la défaite – du gentil État anciennement plein de sens désormais acculé par l’endettement, vis-à-vis du grand méchant Marché Privé que l’État laisse en conséquence fourbir ses machinations, afin qu’elles le renflouent), ces aventures ne fourmillent ni de routes ni d’images singulièrement dépaysantes.
De la ville de Zagreb, on n’apprendra ainsi guère plus – ô stupéfaction ! – que les taxis peuvent y être « poussiéreux, sentant le chien mouillé et le tabac froid » (p. 374).
Berlin, quant à elle, ressemble à s’y méprendre à Sarregemines, Loches, ou toute autre ville de l’univers dotée, cependant, d’un aéroport international. Dans un français impeccable (un Polizeirat hurlant tout de même « Scheisse ! » à la page 384, car il est énervé, et puis aussi un petit peu Allemand et il entend faire valoir ces deux qualités), les flics s’y épanchent en confidences suprêmement intimes sur des enquêtes ultra secrètes en cours, auprès du premier venu, cela va sans dire : notre flic français, en l’occurrence, lequel bouclera carrément son enquête en free-lance hors tout cadre légal, tuant ainsi extrêmement placidement un Russe très cruel – c’est souvent le cas des Russes – sans que ce statut illégal ne semble d’une façon quelconque le gêner, ni dans sa quête d’indices ni dans sa capacité impressionnante à extorquer des informations décisives à toutes sortes d’autorités officielles. Quant aux Croates, à ce propos, et aux Italiens, nous apprenons très vite qu’ils sont aisément achetables, fussent-ils policiers, agents de douane ou simple secrétaire d’entreprises de déménagement, et qu’il suffira juste, pour que le road-movie puisse se poursuivre dans les meilleures conditions, de leur proposer des billets de vingt euros en quantité suffisante, afin qu’ils crachent le morceau sur toutes sortes de sujets intéressants, ou laissent entrer n’importe qui sur n’importe quelle scène de crime ne relevant en principe (eussions-nous cru, béatement) que du confidentiel défense le plus absolu. Cela dit, convenons maintenant que toutes ces victimes, là, sur leur table d’autopsie, avec leurs inénarrables modifications génétiques, finissent par ne plus impressionner grand monde, à force, vous comprenez ? À force qu’elles s’empilent comme ça, depuis le début, un peu partout, on s’y fait.


Électeur socialiste, transgénique et phosphorescent, Uruguay, 2013.

En dernière analyse, M. Marin Ledun lui-même semble avoir perçu le vague fond d’incohérence émanant de ce fascinant complexe géo-politique, par ses soins édifié. Et c’est ainsi comme une sorte d’aveu embarrassé que nous interprétons l’étonnant passage, très proche du dénouement, au cours duquel Vincent Augey et Laure Dahan s’étant enfin rencontrés, les voilà qui mettent en commun, dans une voiture qui les emporte ensemble, furieusement, vers un affrontement final de légende, l’état de leurs connaissances, relativement à cette épouvantable affaire.
Le lecteur aura sans doute trouvé jusqu’ici que nos explications personnelles, quant à ce fameux virus consumériste activé bio-technologiquement et censé conquérir la terre, étaient insuffisamment claires. Nous le lui accordons. Mais nous lui adressons cette ultime requête. Qu’il lise attentivement le passage suivant, tiré de la page 442 de Dans le ventre des mères, puis nous adresse à son tour, s’il l’ose et par tout moyen qu’il jugera utile, ses propres explications. L’incompréhension, de même que l’ignorance, comme disait Spinoza, ne saurait être un argument.
Tout de même.
Voici l’extrait :
« - Tu parles d’organisation scientifique, d’un virus capable de contrôler les esprits, mais…
Laure sourit faiblement.
- Mais ça ne peut pas marcher. Je veux dire, j’ai vu le résultat des expériences de Thines, c’est… c’est un massacre. Les corps que nous avons retrouvés étaient ceux de monstres !
- Parce que vous ne voyez que ce qu’il y a sous vos yeux !
Elle inspire longuement avant de poursuivre.
- Les expériences eugéniques menées pendant la Seconde Guerre mondiale relevaient de la même folie. Le sort réservé aux femmes pendant chaque guerre aussi. Les tentatives de reproduction avec les animaux, les manipulations scientifiques, les bactéries… Toute cette merde n’a jamais fonctionné concrètement, mais vous croyez que c’était l’objectif ? Non, bien sûr que non. Le but n’était pas scientifique. Jamais. C’est du vent, de la poudre aux yeux pour les crédules. La réalité, c’était que le système économique qui était supposé avoir souffert de cette guerre – ou des autres – n’en était que renforcé !
- Quel est le but, dans ce cas ?
- Dominer les plus faibles, à commencer par les femmes, et faire du fric, toujours plus de fric. Vendre et acheter, vous avez oublié ?
- Mais vendre quoi, puisque ce virus est un fiasco du point de vue scientifique ?
- Une vision du monde, commandant Augey. L’explication ultime à tout ça ! À la vie, à la mort, à la souffrance, au péché. Une nouvelle utopie, à laquelle ceux qui réclament toujours plus de bénéfices auraient adhéré parce qu’à court terme, elle aurait fait leur fortune. Jusqu’à la destruction finale (…)
- Mais les gens refuseront ! C’est une question de logique.
- Ne parlez pas de logique et ouvrez les yeux, bon sang ! La moitié de cette planète crève de faim et de soif, les peuples démocratiques dont vous croyez défendre les droits exploitent cette misère pour s’engraisser, et ce qu’ils ne détruisent pas, ils le volent. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Pourquoi ne pas pousser cette logique jusqu’à son extrême. Peter Dahan l’a très bien compris, et c’est pour ça qu’il bénéficiait de tant d’appuis en haut lieu. Je peux vous assurer qu’ils avaient tous parfaitement compris les bénéfices à retirer de ses expériences.
- Mais puisque ça ne marche pas…
- Merde, je m’excuse, mais il faut vraiment être borné pour ne pas voir que la validité scientifique d’une quelconque recherche importe moins que son bénéfice symbolique ! Peter Dahan vendait de l’illusion pour relancer une machine économique en pleine crise.
- Ca n’aurait pas pris, les gens ne sont pas si cons !
- Ca a déjà pris mille fois ! Depuis toujours ! Ils ont tout gobé, ils ont tout perdu et ils en ont redemandé quand même. »

La technologie rôde, nom de Dieu !

Nous pensons, quant à nous, que l’offensive actuelle des bio-technologies a pour but l’asservissement effectif de l’humanité la plus large possible. Nous pensons que la manière de faire accepter à l’humanité en question de basculer enfin dans l’orbite de telles prétentions scientistes passe par la preuve indéniable que pas de problèmes, tout fonctionne parfaitement. Car s’extasier devant le fait que tout fonctionne parfaitement permet à merveille d’oublier (de faire oublier) à quoi et à qui au juste tout cela finit par servir. Modifier le génome d’un type de semence pour gérer le paysan, « pucer » les moutons d’un éleveur dans le but de lui imposer, plus invinciblement que jamais, la soumission aux lois d’airain de la propriété intellectuelle agro-alimentaire, cela doit être aussi opératoire, effectif et visiblement réalisable qu’introduire sous la peau de cancéreux quelque dispositif électronique nanométrique soi-disant destiné à leur venir en aide et – comme on le murmure avec émotion – à sauver des vies. Qui peut le plus (sauver le cancéreux) ne peut vouloir le moins (brimer l’agriculteur). Il restera seulement, alors, à expliquer les choses, avec patience, et pédagogie, au Peuple. À lui faire prendre des vessies pour des lanternes, et des moutons pucés pour des cancéreux (et non l’inverse) méritant toute notre aide, et toute l’affection de la Science. 

Client pucé, client comblé !

La bio-technologie, si elle entend vaincre, doit ainsi conquérir le plein assentiment des peuples. Il est bien évident que la seule violence pure serait incapable d’accomplir cette tâche. Le Capital ne saurait sans absurdité se présenter devant le grand public, réparti en classes, du Spectacle mondial avec ces chimères inabouties, semant l’épouvante et l’horreur autant que notoirement ruineuses en fonds, ces fœtus sanguinolents et cobayes non-viables du type de ceux que décrit M. Marin Ledun, rongés de virus et de tumeurs horribles. Outre que la capacité de scandale populaire, certes émoussée par les temps qui courent, s’en trouverait malgré tout ragaillardie, ce serait prendre les riches du monde pour de complets imbéciles (ce qu’ils cessent d’être quand leurs investissements se trouvent menacés) que de croire qu’on parviendra, après une poignée de scandales de semblable importance, à leur fourguer indéfiniment la même camelote qui ne marche pas. Nous avouons donc humblement comprendre les doutes de ce brave, quoique certainement « borné », commandant Augey, exposés dans l’extrait cité plus haut. Et nous pensons qu’à l’instar de la logique policière, la logique capitaliste contemporaine aura en son essence même quelque peu échappé dans son dernier ouvrage à M. Marin Ledun.

Tous ensemble ! Tous ensemble ! Ouais !

Un dernier détail.
Nous avons longuement réfléchi au titre de cette œuvre : Dans le ventre des mères.
Et pour tout dire, sans que notre avis soit exactement fixé sur ce qu’il convient d’en penser, une impression désagréable s’en dégage néanmoins, irrésistible. Il se jouerait en tout cas « dans le ventre des mères » quelque chose de décisif. L’attaque de l’humanité par la barbarie nano ou bio-technologique, bref par le progrès sans âme, y serait portée à son paroxysme, à moins qu’elle n’y puisse fonder son propre paradigme. En retour, la solution, la réplique, la riposte radicales à cette barbarie résideraient elles aussi « dans le ventre des mères ». Mais alors sous quelle forme ? Un instinct, une pulsion de liberté irréductibles ? Un devoir s’imposant envers et contre tout à la propre conscience des femmes d’accomplir une quelconque mission, de réaliser une quelconque nature féminine ? Significativement, le terme fort dépréciatif de « contre-nature » apparaît d’ailleurs à diverses reprises dans l’ouvrage, notamment à la page 318, où se voit également stigmatisée l’horreur, semble-t-il absolue, d’expériences pratiquées sur des fœtus mâles dont on essaierait « de développer la transsexualité (…) ».
Diable.
L’horreur absolue, en effet.
Quant à la brave femme du héros, qui ne peut plus avoir d’enfants, suite à une grossesse tragiquement interrompue, c’est bien là tout son drame. Son ventre lui monte littéralement au cerveau. Pour cette raison, l’irruption à la fin du livre, au sein du couple Augey, de la fille de Laure Dahan constitue du point de vue de ce couple une véritable rédemption, qu’il se prépare à poursuivre dans la fuite, loin de ces apprentis sorciers qui la menacent toujours. Serait-ce alors cette capacité d’enfantement ou comme le montre ce dernier exemple cette capacité familiale idéale, « à l’ancienne », conforme à quelque mystérieuse pureté originelle, qui représenterait dorénavant, en face de l’Antéchrist technologique, le dernier stade possible de la résistance, sinon de la subversion authentique ? Un singulier renversement de valeurs, auquel nous ne pouvons croire que l’auteur ait sérieusement songé. Il est d’abord des femmes qui ne seront – pour l’avoir fermement décidé – jamais des mères et qui, du fait de ce choix, jamais ne souffriront la moindre peine, ni le moindre regret. Mais parmi celles-ci, encore, il en est des myriades chez qui la répugnance instinctive envers les diktats infâmes du Progrès ne le cèdera jamais en intensité à celle de toutes les autres. Puisse cette répugnance dans le ventre des non-mères demeurer, pour l’éternité, si tripale et féconde.