mercredi 19 décembre 2012

Trésor


« Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »
 
Saint Matthieu 6, 19-23






lundi 17 décembre 2012

En la forest d'ennuyeuse tristesse 2



Charles d’Orléans avait 21 ans au moment de sa capture par les troupes anglaises, lors du désastre d’Azincourt (1415), dont tout le monde se souvient aujourd’hui, bien entendu, avec émotion en France. Après tout, il s’agit de notre patrimoine, autrement dit de notre être profond, et d’ailleurs, y en aurait-il un autre ?
Mais revenons à Azincourt.
Périrent en un clin d’oeil, dans cette considérable rosserie, environ 7000 hommes, dont une grande majorité de chevaliers comptant pour certains, tels le Connétable de Clisson, parmi les plus titrés du pays. Et dans la boue du lieu-dit, ce à quoi l’on assiste ensuite reposerait tout entier dans ces deux mots : massacre et barbarie. Fait exceptionnel, des soldats qui s’étaient rendus en masse se trouvent d’abord, en effet, consciencieusement exterminés sur place. D’autres, parmi lesquels, précisément, ce délicieux poète que fut Charles d’Orléans, lié à la maison d’Armagnac par son mariage avec Bonne, fille de Bernard le septième, se voient emmenés en un terrible exil, les fers aux pieds, sur le territoire hostile de leurs vainqueurs. Charles ne reverra jamais son grand amour. Bonne disparaîtra, quelque vingt ans après cette maudite bataille perdue, tandis que son homme subira pour longtemps encore son épouvantable destin d’otage et de prisonnier.
Quelle ignominie, nous direz-vous, que tout cela !
Certes.
Vous avez raison.
Au total, vingt-cinq ans de captivité. Oui ! Vingt-cinq années pour ce piteux engagement salement préparé, pour cette défaite annoncée, pour – en somme – cette dramatique erreur de jugement
Vingt-cinq ans de prison pour avoir, au fond, simplement répondu aux circonstances suivant ce que la norme, la conformation d’esprit du jour imposaient, pour avoir – comme mécaniquement, du point de vue de Charles d’Orléans – obéi à l’exigence du rang, du  serment, en quelque sorte d’un idéal, dont on peut bien penser ce qu’on veut (celui, en l’espèce, porté par son père, le malheureux Louis d’Orléans, déjà assassiné par ces mêmes Anglo-bourguignons responsables de la magistrale pilée d’Azincourt).
Torture inouïe ! Dégoûtante ! Bien digne, assurément, de notre redoutable Moyen-Âge. Mais tranquillisons-nous. Les temps ont changé, dame ! Heureusement.
Une telle rigueur dans la vengeance, une telle absurdité dans le ressentiment, contre le perdant lointain de luttes désormais obscures, dont les millions d’apôtres actuels de M. Prudhomme se fichent à peu près (selon sa délicate expression et car il faut, tout de même, redevenir un petit peu sérieux) comme de l’an quarante, oui ! une chose pareille, disons-nous bien, serait de nos jours devenue absolument impossible. L’État de droit actuel, dans cette sagesse qui l’enveloppa dès l’origine, lorsqu’il jugea, sublimement, d’en finir une bonne fois pour toutes – voilà deux siècles – avec l’odieux et barbare Ancien Régime, ne permettrait plus à ce genre d’ignominie de refaire surface.
Il convient de s’en réjouir. Hautement. La vengeance, ici, ne saurait plus trouver asile. C’est fini. La messe est dite. Place au Droit ! Place aux Lois ! Place à la Justice des hommes inspirés et magnanimes, délivrant des fléaux anciens, de la guerre, de l’arbitraire, et du chaos éternels. Vingt-cinq ans de prison pour une simple idée, et puis sa traduction, d’ailleurs courageuse, dans les faits ! O folie ! O tristesse ! Cela n’arrivera plus. Azincourt est tellement loin. Notre Constitution marque cette distance. Elle figure, dans son intégrité, cet éloignement même.
Bien sûr, certain fanatisme contemporain relevant hélas ! la tête, çà et là, de manière chronique, et avec cette tête hideuse, la sinistre bannière d’un retour ambitionné de l’obscurantisme et de la violence bestialement médiévale, le législateur ne saurait, de fait, laisser le moindre espoir, jamais, à ce type de prétention mauvaise. La rigueur, on le comprend bien, sera permise au Droit, contre tous ses ennemis.

C’est pour cela, au fond, pour cela exactement que M. Georges Ibrahim Abdallah, par exemple, se disant lui-même soldat et défenseur d’une cause ou d’un idéal fort obscurs, mais que l’État de droit, dans sa grande clairvoyance (qui se trouve aussi faire autorité) définirait plutôt comme un obscurantiste irrégulier, croupit maintenant depuis vingt-huit ans, en exil, dans une prison du pays de France. Et c’est pour cela, au fond, pour cela exactement, que voilà quelques jours encore, le Parquet du pays de France s’est opposé, automatiquement, ainsi qu’il le fait toujours en semblable occasion, à la remise en liberté de ce monsieur.
Il s’agit d’être ferme, comprenons-nous, et d’être impitoyable.
Il s’agit de vaincre le Moyen-Âge.

À ceux tentés de rapprocher en toute innocence des sorts aussi évidemment différents que ceux de M. Abdallah et de Charles d’Orléans (sans évoquer même celui de M. Rouillan, lequel passa pour sa part vingt-cinq ans en exil, dans une prison du pays de France, et confia un jour dans l’un de ses livres, à l’adresse de quelque magistrat de sa connaissance, avoir notamment perdu dans sa cellule jusqu’au souvenir de ce que pouvait être la chaleur tendre des cuisses d’une femme), à toute cette brassée de naïfs, donc, il est question de faire entendre, avec application, la simple chose suivante.

Dans la grande et merveilleuse histoire des nations du monde, certaines glorieuses batailles perdues servant, à intervalles réguliers, ce patrimoine inépuisable fournissant notre être profond (d’ailleurs : y en aurait-il un autre ?) seront connues et honorées. On fustigera volontiers, à titre d’édifiants exemples, toutes cruautés archaïques les ayant émaillées.
D’autres batailles perdues, en revanche, ne sauraient avoir eu d’existence.
On effacera, en conséquence, et en toute logique, pour des siècles et des siècles, jusqu’à la dernière trace infime qu’elles auront pu laisser.

Vingt-cinq ans pour une bataille perdue !
Rendez-vous compte.
Le Moyen-Âge, mes amis.


En la forest d'ennuyeuse tristesse 1



« En la forest d’ennuyeuse tristesse
Un jour m’avint qu’a par moy cheminoye ;
Si rencontray l’amoureuse deesse
Qui m’appella, damandant ou j’aloye.
Je respondy que par Fortune estoye
Mis en exil en ce bois long temps a,
Et qu’a bon droit appeler me povoye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va.

En sousriant, par sa tresgrant humblesse,
Me respondy : « Amy, se je savoye
Pourquoy tu es mis en ceste destresse,
A mon povair voulentiers t’ayderoye,
Car ja pieça je mis ton cueur en voye
De tout plaisir ; ne sçay qui l’en osta.
Or me desplaist qu’a present je te voye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va. »


« Hélas ! », dis-je, « souverainne princesse,
Mon fait savés, pourquoy le vous diroye ?
C’est par la mort qui fait a tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant amoye,
En qui estoit tout l’espoir que j’avoye,
Qui me guidoit ; si bien m’acompaigna
En son vivant que point ne me trouvoye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va. »

L’envoy :

« Aveugle suy, ne sçay ou aler doye.
De mon baston, affin que ne forvoye,
Je vois tastant mon chemin ça et la ;
C’est grant pitié qu’il convient que je soye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va. »

Charles d’Orléans, Ballade soixante-troisième.


  
 Traduction :
« Dans la forêt de douloureuse tristesse,
il arriva qu’un jour, je cheminai seul ;
et rencontrai alors la déesse d’Amour
qui m’appela, me demandant où j’allais.
Je répondis que depuis longtemps
Fortune m’avait exilé dans ce bois,
et qu’à juste titre, je me pouvais nommer
l’homme égaré qui ne sait où il va.

Souriant, dans sa grande humilité,
Vénus me répondit : « si je savais
pourquoi on te mit dans une telle détresse,
je t’aiderais volontiers de tout mon pouvoir,
car voilà longtemps déjà, j’avais placé ton cœur sur le chemin
de tout plaisir, et j’ignore qui l’en a sorti.
C’est peine à présent que te voir
l’homme égaré qui ne sait où il va. »
« Hélas ! dis-je, Princesse souveraine,
Vous connaissez mon affaire, pourquoi vous la raconter ?
La mort, qui tous nous rudoie,
me prit celle que j’aimais tant,
en qui j’avais toute mon espérance. De son vivant,
elle m’accompagnait, si bien que je n’étais alors point
l’homme égaré qui ne sait où il va. »

L’envoi :
Je suis aveugle, je ne sais où aller.
De mon bâton, pour ne pas m’égarer,
je m’en vais tâtant le chemin par ci, par là :
quelle pitié que je doive être
l’homme égaré qui ne sait où il va.

vendredi 14 décembre 2012

Par effraction


« Le terrible et calme moine m’est entré rudement dans le cœur, par effraction. » (Georges Bernanos)
 

  
 

samedi 8 décembre 2012

Java des bons-enfants

« Voilà des mois et des années
Que j’essaye d’augmenter
La portée de ma bombe,
Et je ne me suis pas rendu compte
Que
La seule chose qui compte
C’est l’endroit où c’qu’elle tombe ! »

Boris Vian, La Java des bombes atomiques.







 

lundi 3 décembre 2012

Canopées abyssales

La guerre viendra, et elle aura tes yeux.
Elle les aura, tes yeux, et puis aussi tes dents et enfin toute ta gueule, à coups de flash-ball, de matraques ou de coupes budgétaires dans les crédits de santé autrefois concédés aux pauvres. Dans certains coins, il faut bien reconnaître que l’affaire a déjà commencé. À cela, il s’agit de se préparer, « d’être prêt », selon la simple exhortation d’un lointain poète oriental aux cheveux les plus courts du monde.


Ne relâchez donc point vos efforts à l’entraînement, quelle que soit, d’ailleurs, votre spécialité.
Mais tâchez également, ensuite, de vous détendre, sans cesser de cultiver, bien sûr, cette belle exécration du monde seule capable de vous maintenir en vie. Posez-vous toutes sortes de questions. Enfoncez tous types de portes. Et, tiens ! ci-dessous, confrontez-vous à deux petites fantaisies revigorantes, après ces litres de sueur martialement répandus sur le tapis de lutte ou le plancher du ring.

1) Laurent Diox, arboricole
Dans les canopées équatoriales, au sommet de ces arbres à contreforts pourvus de troncs fins, sveltes et blanchâtres, certains êtres vivants, trouvant là toute leur subsistance, ne descendent pour ainsi dire plus jamais à terre. Sous les mêmes latitudes, on trouve aussi des specimen végétaux de moindre hauteur, dont les racines aériennes, émises telles de gigantesques chevelures, s’épaississent dès qu’elles touchent le sol, s’y enfonçant afin d’y pomper les sels nourriciers, et deviennent sitôt fermement implantées de nouveaux troncs permettant à l’arbre tutélaire d’opérer une sorte de déplacement, insensible et horizontal. Un individu unique pourra ainsi en venir à constituer lui-même une variété de forêt profonde, comme ce Ficus benghalensis du jardin botanique de Calcutta, âgé de près de trois cents ans et couvrant aujourd’hui, de sa formidable ramure, un peu plus d’un hectare (12 000 mètres carrés, pour être exact). Cette forêt qui avance au-dessus de la Terre est le lieu d’élection typique de créatures étranges telles, par exemple, ce Laurent Diox, écrivain, auteur d’Henriette et le Bonhomme-Bobine, dont le rapport singulièrement ambivalent au plancher de nos vaches sacrées mérite d’être cité. 


Photographie : Franck Chazot

Traditionnellement perchée, donc, la créature en question, poursuivant au sein du feuillage sa pérégrination journalière (ou nocturne) inspirée, attentive et sensible au plus léger accident de relief, n’en persiste pas moins à vouloir scruter, d’un certain point de vue contourné, ce monde qui lui fait face autant qu’elle le surplombe. À la fois hors de portée et captivé par ce dernier, le Laurent Diox équatorial éprouve ainsi le besoin régulier de quitter sa branche de Ficus pour gagner la fraîcheur du sol, et goûter l’odeur caractéristique émanant de celui-ci, largement due aux décomposition et fermentation spéciales qui s’y jouent. Très vite, cependant, la nécessité de prendre de la hauteur se réimposant, la créature se hisse alors derechef, en un tournemain, jusqu’au niveau de frondaison supérieur, avant de redescendre et ainsi de suite, ses yeux, tels ceux de lémuriens omniscients malgaches, demeurant tout au long des opérations grand ouverts. L’impératif d’estimer une même réalité, triviale, certes, et naturelle, selon des perspectives différentes et opposées, semble chez elle absolu et non-négociable.
On pourra concrètement s’en assurer ICI !


 2) Ian Geay : Mobilis in Mobile
Après ce petit tour dans les arbres, gagnons maintenant, si vous le voulez bien, les profondeurs sombres et liquides, en un mot : les abysses. Accrochez-vous, pour cela, d’une main ferme, à la puissante nageoire dorsale de M. Ian Geay, qui se cache à l’eau – car ayant le dos fin – et, d’un simple coup de queue vous prenant par surprise, décide, suivant quelque désir impénétrable, d’effectuer l’un de ces redoutables sondages dont il a le secret.
En l’espèce, tâchons de suivre l’animal dans son exploration – en apnée prolongée – de la carrière d’un certain spécialiste moderne : le Docteur Brouardel, grand ponte de la Médecine légale française de la fin du dix-neuvième siècle.
Le quotidien de ce Monsieur, terré dans sa morgue ?
« Il prend soin de ces corps sans vie qui ne sont parfois plus que des amas indistincts de chairs viciées couverts de fistules suppurantes et d’abcès suintants. Des faces livides dévorées par des cancroïdes, des langues énormes et violacées qui pendent, limoneuses, de ce qui fut jadis des bouches, des membres pelés à vif rongés par la gangrène, des ventres salpêtrés et bleuis secoués par le bal morbide d’énormes larves blanchâtres voraces et nerveuses. Autant d’horreurs absolues que le médecin affronte avec délicatesse et technicité au milieu des liquidités humorales les plus répugnantes. »
Vous êtes toujours là ? Accrochez bien votre nageoire, mordez-la s’il le faut, mais suivez les évolutions marines de notre hôte. Car Ian Geay s’enfonce toujours plus avant, et l’objet entier de sa progression curieuse est bien celui-ci : découvrir la racine commune de la triple obsession, exhumée chez ce fameux Dr Brouardel (dont la forte influence sur Freud et Gide, entre autres, est évoquée) de l’hygiène, des honneurs académiques et de la belle écriture (à caractère scientifique autant que littéraire, quelque attaque que Brouardel puisse lancer à l’époque, d’un air de sage scandalisé, à l’encontre de ces pléiades d’écrivaillons décadents ne fréquentant sa morgue que pour en retirer, dans leurs livres, toutes sortes d’effets esthétiques morbides).
Cette racine commune n’est autre que celle de l’ordre : celle, prométhéenne, ou plutôt mégalomane – puisque égoïste et non-partageuse – d’une croyance en un triomphe final, sur le dérèglement, sur l’informe (que représenterait la décomposition des chairs et tissus) de cette possibilité de l’ordre. Ordre du discours (de l’écriture, du savant conférencier, du livre…) et de la raison technicienne, autrement dit bourgeoise. Pouvoir parler froidement de la Mort, voilà le rêve. Pouvoir lui assigner, à elle – traditionnellement, l’incarnation du désordre même – sa place soigneusement calculée.
Ian Geay, cependant, n’a pas que de la dialectique. Il a aussi du vice. Ce bon Dr Brouardel auquel il s’intéresse ne constituerait pour nous qu’une sorte de type, certes parfait, mais enfin tout de même rien qu’un pauvre type, une figure historiquement interchangeable avec d’autres, tout autant préoccupées que lui de domestiquer, à des fins également productives, l’étrange, le mystérieux ou l’indicible. Or, Ian Geay révèle aussi son crasseux itinéraire subjectif et particulier, ne procédant pas là, certes, à la manière d’un procureur ou d’un flic mais aboutissant tout de même à cette dernière vérité que Brouardel, légiste exemplaire, n’aura, de toute son existence, fait que dissimuler sa propre puanteur morale derrière celle des cadavres charcutés de sa main. Sa maniaquerie hygiéniste aura ainsi eu pour but essentiel de masquer l’épouvantable odeur émanant de sa propre carcasse, c’est-à-dire – le praticien faisant corps avec sa belle spécialité – sa magnifique carrière professionnelle. Et Ian Geay de nous exposer les divers mensonges et copinages crapuleux (avec Pasteur, par exemple, ou encore la bande d’escrocs de la tentaculaire affaire dite « de Panama ») ayant émaillé celle-ci. L’Argent, disait Marx, naquit peut-être au monde avec, sur la joue, une petite tache gluante. Le Capital, quant à lui, ajoutait-il immédiatement, y débarqua toujours assurément dégoulinant de sang et de boue de la tête jusqu’aux pieds.
Il est notable que les aseptiseurs de l’Univers aient pourtant réussi de longue date à nous asservir, nous attacher à leur idéal des bonnes odeur et saveur d’une existence moyenne convenable. Qu’est-ce pour nous, désormais, en définitive, qu’une vie réussie sinon celle qui se sera édifiée et dressée sur quelque gigantesque tas de cadavres – tas d’anciens concurrents vaincus – dont un furtif pschiiiiiit ! d’Air Wick Lavande idéologique suffit alors à évacuer, aussitôt, le pénible fumet ?

Mais il nous semble que vous avez récupéré, pour aujourdhui, assez d’oxygène. 
Il est temps de retourner à l’entraînement.