vendredi 29 juin 2012

Merveilleuse Apocalypse


Le dernier ouvrage des excellents finissants de Lille est-il encore disponible à cette heure ? D'ailleurs, la ville de Lille elle-même est-elle encore debout ? Nous ne le savons point. Ce sera chose faite d'ici quelques minutes. Si vous avez raté, en tous les cas, le rendez-vous apocalyptique fixé hier soir par Les âmes d'Atala, pour cause, par exemple, de crise de folie et/ou d'orgie épuisante et/ou de soutien parisien au Théâtre du Voyageur, vérifiez donc tout cela ICI. Nous vous rappelons également notre chronique du dernier AMER, dont vous nous direz des nouvelles.


mercredi 27 juin 2012

Au Théâtre du Voyageur, Shakespeare und kein Ende...


Pourquoi au juste n’attendions-nous plus, avant de croiser le chemin de la troupe de Chantal Mélior, que si peu de chose du théâtre ? Avions-nous simplement perdu de vue ce qu’il n’avait jamais cessé d’être ? Nous n’en espérions en tout cas aucun surcroît de puissance, aucune joie régénérante dont l’effet pût ensuite se maintenir au-delà de quelques minutes, parmi la grisaille retrouvée de rues décédées, de couloirs de métro obscurs, des diverses bornes laïques scandant tristement chaque étape de notre retour -  calamiteux - à la réalité d’après le spectacle.
Que faire après le spectacle ?
Nous avions oublié jusqu’à cette définition classique du « théâtre des opérations » et avec elle comment, pour certains, cet art partageait, avec ironie, de part et d’autre d’une scène, le même mensonge exhibé dont procèdent nos vies, les masques grotesques dont celles-ci s’offusquent avec joyeuseté, les rôles variés quoique chacun indépassables que la misère spirituelle d’une société comme la nôtre impose, ou tolère, d’endosser. L’évasion était impossible. Chaque entreprise de saltimbanques tirant à soi sa couverture de style prenait aussi bien soin de nous en recouvrir l’âme, pour l’étouffer. Le moindre excès de fureur était convenu, de même que les tarifs du verre de blanc qui, chaque fois, nous attendait avant lui au bar, en dansant, comme gêné, sur un pied. Nous savions à chaque fois pour quoi exactement nous nous déplacerions, pour quoi nous ébranlerions, ce soir-là, cette pauvre enveloppe de désirs assoupis qu’était alors, pourtant, notre envie véritable : peser un peu plus, demeurer en place, reposer enfin. Là-bas, sur cette scène lointaine, il y aurait aussi un type déguisé, auquel le déguisement particulier ne siérait point, quelque controuvé ou étudié, ou même luxueux qu’il fût. Ce type, sans aucun doute, hurlerait, jusqu’à briser en deux sous son pavillon (sans parler des nôtres) la beauté majestueuse - ô douleur ! - d’un admirable texte qu’il n’aurait pas compris, pensant sûrement de la sorte restituer au mieux, chez les autres, l’émotion, la douleur véritable, peut-être, l’ayant, à l’heure de sa propre belle découverte, étreint en premier lieu. Les décors seraient minimalistes (surtout dans les établissements les plus richement dotés) ou non. De toute façon, leur foisonnement éventuel ne nous émouvrait guère. Nous savions tout cela, d’expérience. Le théâtre restait loin de nous. Il exigeait notre déracinement régulier d’un quotidien vulgaire, nous était pourtant, pour cette raison même, pénible, comme événement équivalent au reste ayant simplement lieu ailleurs. Il parlait une autre langue, morte, ses problèmes n’étaient point les nôtres à force que chaque troupe visitée tentait, de plus en plus mollement semble-t-il, au fil des décennies, de nous convaincre à coups de programmes, de flyers, de prospectus et documents annexes, de l’imparable actualité, de la terrible modernité des problèmes en question, qui venaient de nous être vendus. « Molière, c’est rock ! » dragua ainsi un jour Francis Huster, en direction d’une mystérieuse jeunesse sensible - rêvée, attendu que la vraie était, depuis bien longtemps déjà massivement passée au hip-hop. Molière, donc, c’était rap, et les gens tenaient à nous le faire savoir. Mais la vérité, c’est que la modernité elle-même, et de manière générale l’existence de ce monde dégoûtant dont la modernité représente l’unique objet ne nous semblent toujours que le seul grand problème digne d’être résolu. Voilà pourquoi nous rêvions de texte et de phrases. Nous voulions du texte qui nous causât, et donc ancien, séparé d’ici du plus grand nombre de siècles possibles. Ce n’est qu’alors, seulement, nous le savions, que nous nous retrouverions chez nous. Et en entrant, chaque nouvelle fois, dans une salle de théâtre, grande ou petite, riche ou pauvre, où que ce fût, nous savions d’avance que cette espérance, une fois de plus, se verrait piétinée.

Chantal Mélior. Le diable, probablement.

Puis vint Chantal Mélior.
Elle vint, d’ailleurs, en train. Le Théâtre du Voyageur, qu’elle dirige, est installé dans une gare : sur le quai B, pour être plus précis, de la gare d’Asnières-sur-Seine. Chantal Mélior vint donc en train, et puis aussi, tout de même un peu, en tapis (ou en manteau) volant, accompagnant la première fois que nous la vîmes (éblouis) à la diable un Faust incomparable, s’étant entourée de quelques sorcières gracieuses (divine Ariane Lacquement !) dont le trot, les rires, les envols de cette nuit magnifique persistent aujourd’hui à plier en nous certaine corde, sensible. Nous comprîmes aussitôt que quelque chose venait de changer, que, suivant les termes imprimés voilà longtemps sur l’affiche d’un film d’horreur célèbre, « quelque chose avait survécu… »

Chantal Mélior est une femme-orchestre. Cette expression ne signifie pas qu’un des bras de Chantal Mélior, le droit par exemple, accuserait l’aspect de quelque trombone ou tuba, dans lequel il serait loisible de souffler, et de produire de cette façon des sons, lesquels se règleraient ensuite harmonieusement sur d’autres, qu’aurait rendus, de son côté, un tapotement régulier (amical) exercé droit sur son tibia (le gauche).
Non.
Ce nom de femme-orchestre désigne adéquatement chez elle un faisceau de talents (formation au jeu, direction d’acteurs, mise en scène, ainsi - il faut bien le reconnaître - que conversation drolatique et humour) dont le moindre pouvoir n’est pas d’extraire le meilleur des membres de sa troupe. Lesdits membres (qui sont, en effet, une dizaine) surgirent d’horizons fort divers, parfois d’ailleurs en plein été et si tant est qu’on puisse vraiment surgir de l’horizon. Ils et elles furent autrefois - et pour certain(e)s le restent - artistes-peintres, électriciens ou machinistes, footballeurs semi-professionnels, danseurs équestres ou pianistes, et bien d’autres choses encore. Nous en connaissions quelques-uns, de sorte que notre première fréquentation du Théâtre du Voyageur coïncida presque avec leur propre intégration au sein de cette étonnante communauté. Au bout de quelques années passées entre les mains de cette inquiétante Circé qu’est Chantal Melchior (pardon : Mélior), les voilà non seulement acteurs et actrices de grand talent, mais encore, donc, les seuls (et cela, certes, que leur importe !) capables de nous émouvoir à coup sûr au plus haut point.
Pour nuancer les choses, il convient de rappeler ici que le répertoire du Théâtre du Voyageur est essentiellement shakespearien. Certes, la bande à Chantal aura également servi Goethe, Deleuze ou Boulgakov (et nous ne nous désolerons jamais assez d’avoir autrefois manqué leur adaptation du Maître et Marguerite), mais enfin quand nous pénétrons là-bas, au cœur sauvage des provinces asniéroises, dans leur fief hélas ! provisoire (comme on le verra plus loin), c’est avant tout quelque forêt verdoyante et mystérieuse, quelque taverne falstaffienne dépravée que nous brûlons d’investir. Or, au beau milieu de ce désintérêt général pour le théâtre, évoqué à l’orée de ce billet, il faut dire que Shakespeare, seul, et de toute origine, nous semblait épargné des interprétations que nous rencontrions. Nous vîmes un bel Hamlet, bavant comme il se doit, postillonnant et crachant sur sa mère comme cette vicieuse lubrique le méritait voilà quelques années au Théâtre du Nord-Ouest (elle le mérite toujours, d’après nos dernières informations), ainsi qu’un extraordinaire Iago en la personne de Christophe Brault, du Centre Dramatique Régional de Tours, exerçant les ressources de son nihilisme au sein d’un bâtiment pittoresque ayant jadis servi, selon certains témoignages autorisés, de cartoucherie, en banlieue, et puis d’autres séances encore, ailleurs, tout aussi acceptables. Mais ces pièces (Hamlet, Othello...) constituaient autant d’évidences débordant Shakespeare, autant de questions volontiers universalisées. La capacité de tels morceaux de choix à présenter simplement le climat intérieur du dramaturge s'effaçait devant d’autres exigences. La distance demeurait. Il fallait qu’il y eût autre chose. Et ce ne fut que très récemment que Shakespeare lui-même nous fut offert, dans toute sa cruauté comme dirait l’autre, en ses traces et rémanences vigoureusement fondues et actives, pour de bon, au creux de nos consciences, par ce maudit Théâtre du Voyageur.
Quant à ces quelques pièces, donc, « mineures » de Shakespeare, mineures ou en tous cas dites « à problèmes » par l’exégèse, car l’exégèse ne sut jamais trop quoi en penser, et choisies par Chantal Mélior, celle-ci, ô repos ! semble avoir exclu dès le départ, à leur sujet, toute lecture thétique, hypothétique, sans parler d’herméneutique, menaçant de se faire trop envahissante. Ce que certains critiques, par ailleurs bienveillants, lui reprochent d’ailleurs à l’occasion (ainsi lisons-nous ce phénomène) tient justement à l’indépendance, à la liberté souvent complète, puriste, qu’elle choisit en général de garder au texte même. Diable ! c’est là ce que nous désespérions de trouver un jour dans un théâtre, après notre habituel verre de blanc. La beauté nue de la littérature, élevée par la grâce d’une voix seule, au tréfonds de l’air.

Shakespeare représente à nos yeux l’artiste suprême de la déviance, des instincts libres, de l’obscénité, et de leur histoire phénoménologique, autrement dit de la façon dont tout cela naît, se développe, résiste et finit en regard de la civilisation. « Un sauvage ivre » disait de lui Voltaire, sublime porte-étendard du petit-commerce universel, ce qui est, en l’occurrence, fort bien vu. La peinture correcte et privilégiée, par Shakespeare, de la voyoucratie constitue à ce titre l’une de ses glorieuses réussites. Car il perçoit, de cette réalité, au sens littéral, tous les motifs, la dégaine bariolée du fou en constituant une sorte de sommet symbolique, d’où l’importance, par exemple, du rapport entre Jacques, outlaw mélancolique et du bouffon Pierre de Touche, qui fascine le premier dans Comme il vous plaira (et auquel François Louis, sans doute l’un des plus grands acteurs classiques que nous ayons jamais vus et entendus, l’un des plus gracieux en tous cas, des plus libres à force de contrôle, aura chez Chantal Mélior fourni toutes ses nuances). Shakespeare ne goûte ni les limites, ni les spécialités. Il entend la figure du voyou dans son éternité, aussi dans son évanescence. Il comprend toujours la marge moins comme une catégorie sociale distincte que comme une étape décisive sur le chemin de la conscience cultivée : étape historique, souvent, certes, mais au vrai nécessaire à la constitution, partout, de cette humanité raffinée dont ses héros procèdent. La voyoucratie peut bien être définie par le sens commun, à l’aune de ses modalités de structuration, de ses tendances à la décomposition ou à l’éclatement autonome, comme un état social, rival, par excellence, du politique, et c’est ainsi que la dépeignirent une foule d’observateurs (marxistes entre autres) ne développant par ailleurs à son encontre, du moins le prétendaient-ils, aucune espèce de prévention morale. Mais la question du trépied (ou de l’entrave) nécessaire qu’elle constituerait à l’établissement, hors la norme légale ou « civilisée », du pouvoir conquérant d’outsiders brisant, dans leur poussée, l’ordre ancien vermoulu, ne saurait être chez Shakespeare une question seulement politique. À parler strictement, l’alliance de la voyoucratie avec tout projet politique soucieux de conserver vis-à-vis d’elle sa pureté virginale - d’elle restant parfaitement impénétré - avec le projet de la Noblesse réactionnaire, par exemple (cette alliance qui devait tant, comme on le sait, faire fantasmer l’Action Française et son petit monde) se trouve simplement irréalisable parce que le voyou, à suivre Shakespeare, est davantage un moment logique de toute humanité. Or, c’est dans la confusion que ce moment finira par céder la place, de manière, chez chacun de ses sujets, presque insensible, quand la Noblesse (pour reprendre ce cas de figure) constitue, elle, le type de la strate définie et, comme toutes les autres, condamnée à mort du fait de la froide exactitude de l’évolution des rapports sociaux. 
« Cela vous coucherait raide mort plus sûr qu'une note salée, dans un bouge de bas étage.» Shakespeare, évoquant cruellement dans As you like it ! la mort de Marlowe, lors d'une contestation d'addition.

Un aspect central de l’œuvre de Shakespeare, à notre avis merveilleusement célébré par la bande à Chantal, est cette compréhension profonde des modes d’apparaître et de déclin (troubles) de la pulsion marginale, suprêmement exigeante et même, croirait-on, indestructible lorsqu’elle s’invite en la conscience et dans les corps. Shakespeare sait le voyou rudement fondé, et aussi tellement fragile, sa cruauté bâtisseuse d’Empires (ce sont les marges soldatesques et mercenaires - exploitées - qui, partout, édifient ceux-ci, au prix de leurs souffrances et de celles de leurs victimes civiles) autant que son dénuement soudain face au souffle du Temps, dont on échouerait pourtant - loin du mode historique et de ses sérénités - à dater ici de manière précise l’influence délétère finale. Le Temps, grand révélateur, pourvoira le voyou, sans qu’il s’en rende compte (qu’il accepte ou non, en conscience, de rien abdiquer de cette identité aux contours flous pourtant reconnue par lui essentielle) de cette médiocrité, de ce contentement rampant finissant par s’étendre - inexorables - et recouvrir tout projet de vie, fût-il des plus rigoureux. La dérive du braqueur aventureux lentement métamorphosé en propriétaire de bar-tabac, sombre et taciturne et qui s’encroûte, soumis comme les autres au massacre du temps au point, par exemple, d’accuser le voyou contemporain de contrevenir à d’impossibles règles anciennes sacrées, de regretter l’impossible âge d’or, celui de sa propre jeunesse, n’est pas le pur produit du génie d’Albert Simonin, ni de l’un de ses quelconques épigones. Shakespeare en montre déjà l’effectivité chez toutes sortes d’anciens combattants ressassant, et recomposant bien sûr à leur profit, toutes sortes de vieilles batailles. Il raille sur le même mode toute prétention hypostatique. L’aristocratie, là-dessus, ne lui échappe jamais. Falstaff est un seigneur que l’on ne pourrait juger, sauf de manière superficielle, n’avoir été déchu que par l’histoire (tel serait un exemple de point de vue romantique réactionnaire) et ses contingences méprisables. À ce compte-là, certes, le figurer en truand, public et privé, ne poserait pas de problèmes. Le seigneur exilerait en lui, ainsi qu’un bandit corse ou mexicain menacé par le Progrès, un guerrier japonais poursuivant seul la guerre, etc, l’honneur sanctifié, splendide, et individualisé d’une aristocratie de valeurs à rebours du monde et du Temps. Or, c’est au contraire la lâcheté toute laïque, triviale et « moderne » de Falstaff qui tranche, sa couardise avérée dans l'engagement belliqueux (comme celle de tant d’autres chez Shakespeare) déposant toute possibilité réelle de supériorité de caste, faisant juste de Falstaff l’incarnation de moments également incontournables (d’où sa légendaire corpulence) vécu par chaque conscience, c’est-à-dire toute la société : identité de départ, donnée (famille, classe, culture), impulsion et rébellion là contre, finalement dépérissement d’un corps, rien de plus, outre ce dévoilement de l’illusion commune prétendant voir en ceci plutôt que cela la véritable identité - solide - de ce qui sera resté un parcours, en général, qui plus est, extrêmement réduit.
Et quand la bande à Chantal nous montra les débris du gang d’Henry V d’Angleterre assistant réunis, désabusés, impuissants, au triomphe de leur ancien complice, les doigts crispés ensemble sur une même infâme (et géniale) grille portative, maintenus, à présent que sonne l’heure de gloire, à bonne distance, à distance raisonnable, des célébrations officielles, superbement ignorés puis insultés (pour ce qui concerne Falstaff) par ce prochain souverain qui, naguère, buvait le coup sans façons avec lui, alors toute la brutalité de ce mécanisme implacable, de la rupture de ce lien fantasmatique naissant régulièrement dans l’esprit de certains entre outlaws formant un obscur et éphémère parti de la jeunesse du monde, et tout pouvoir, toute civilisation concrétisée, se joua soudain devant nous, en pleine lumière, frappé d’une puissance d’émotion extrêmement élevée.
«  Je ne te connais point, dit l’ancien voyou - et nouveau monarque - à son compagnon. Vieil homme, mets-toi en prières. 
Que tête blanche sied mal à un fol, un bouffon !
J’ai longtemps vu en rêve un homme de cette sorte,
Aussi enflé d’excès, vieux, et mal embouché ;
Mais étant réveillé, je méprise mon rêve. »
Et plus loin :
« Ne crois pas que je sois l’être que j’ai été,
Car Dieu sait, comme le monde va s’en apercevoir,
Que j’ai chassé celui que je fus autrefois ;
Ainsi ferai-je de ceux que j’eus pour compagnons. »
À dire vrai, à bien y réfléchir, en ce registre disons de l’ingratitude éclatante, de la trahison inimaginable, sidérante, seules en littérature la scène d’enterrement de Goriot, père d’aristocrates richissimes, par deux étudiants, et au cinéma, peut-être, celle terminant My Own private Idaho (un démarquage moderne, soit dit en passant, de ce même Henry IV) nous auront causé si notable impression.
Au centre, entouré d'Ariane Lacquement, de Sandrine Baumajs (Madame Vabontrain) et Tom Sandrin, l'impérial Sir John Falstaff (François Louis)

Shakespeare n’est point fasciné par la marge. Il n’est d’ailleurs fasciné par personne, certainement pas par le pouvoir ni par les savants, lesquels se voient soumis, eux aussi, à leur heure, comme tout le monde, par lexigence de violence et de liberté. La pièce Les deux gentilhommes de Vérone s’achève sur une tentative de viol, incroyablement pardonnée. Le crime n’est pas ignoré, c’est presque pire : il se voit présenté tant comme l’horreur absolue que comme une simple anecdote, qui sera rapidement oubliée. Chantal Mélior, qui fit de cette scène, en termes de malaise, une parfaite réussite n’a pas livré encore, en revanche, sa vision de Prospéro, et de son île de sauvages civilisés. Gageons que celle-ci retiendra l’attention. Elle s’est en revanche intéressée, de quelle façon ! aux tavernes, aux putes, aux déglingué(e)s de Shakespeare, aux beuveries de Falstaff et à ses blagues ridicules et grossières, aux caresses louches qui se donnent, ou plutôt s’insinuent, dix fois repoussées d’une claque et d’un gros rire, dessus des cuisses charnues, au fond de bouges retournés. Ah ! ces regards tout à la fois chassieux, incandescents et de biais (il faut croire une telle chose possible) distribués, avant les susdits pelotages, du côté de ses victimes, histoire de vérifier en loucedé que celles-ci ne se méfient point tandis que l’on apprête une main vicieuse, moite et tremblante ! « À vous de décharger sur ma bonne hôtesse. – Je n’y manquerai point, Sir John : de deux balles. – Elle est à l’épreuve du pistolet, Monsieur. Vous n’avez pas la moindre chance de la mettre à mal. » (Henry IV, deuxième partie). Ah ! ces airs fourbes et fanatiques arborés là par cet incroyable truand, de Falstaff le comparse : le fameux « Pistolet », dont l’extraordinaire Mathieu Mottet nous donna, au Théâtre du Voyageur, un merveilleux soir de mars 2009, l’inoubliable vérité comique. Bref, ces tavernes asniéroises, ce Ventre de Shakespeare (titre donné par Chantal Mélior au cycle construit autour du personnage de Falstaff, amalgamant à cette fin divers textes) furent bien pour nous ce raccourci des instincts que nous guettions. Les filles y gloussaient avant d’enrouler du câble, les hommes y hurlaient, tout le monde s’y grugeait, y complotait et mentait, bref y tendait, ardemment, vers n’importe quoi pourvu que cela restât en rapport avec un désir boursouflé quelconque. Ils y sont encore à cette heure, vous pouvez en être sûrs. C’est cela que nous cherchions.

Sein und Zeit, par Mathieu Mottet (photographie : Alejandro Guerrero)

Nulle part ailleurs (au théâtre) qu’en présence de ces pièces moins connues ou prestigieuses (du Ventre de Shakespeare à Comme il vous plaira, Tout est bien qui finit bien et aux Deux gentilshommes de Vérone) dont certains, paraît-il, se trouvèrent parfois ennuyés, nous ne nous sommes autant sentis à laise. L’inventivité hystérique des comédien(ne)s fournit l’explication majeure de ce fait, avec leur ambivalence, leur souplesse tant physique qu’intellectuelle, leur sens de l’humour, toutes qualités sans nul doute liées, chez ces saltimbanques, à la consommation ordinaire (soupçonnée) d’existences hautement dissolues, pour ne pas dire lubriques, voire sataniques (précisons d’ailleurs que ces actrices et acteurs sont toutes et tous de grande beauté et grand charme). Leur talent costumier, parlons-en ! est inouï. Depuis combien d’années n’avez-vous point ri au théâtre, à gorge déployée, à la seule apparition d’un marquis poudré, et botté ? Encore faut-il qu’il soit, tel qu’au bout du quai B de la gare d’Asnières-sur-Seine, certain soir, affublé d’une coupe de cheveux rabaissant, dans la fantaisie, celle du défunt et regretté Louis II de Bavière à la banalité vulgaire d'un morne ordonnancement davidpoujadassien. Qui n’a jamais goûté l’audio-vision incroyable d’un Tom Sandrin (acteur distingué, toujours émouvant, habituellement perclus d’intérêt, en dehors de la scène, pour la vie sauvage en Amazonie, par ailleurs exquis et discret compagnon de banquet occasionnel) trépignant et arborant au moment d’occire quelque aristocrate (ou toute autre victime qui fera l’affaire, tant le gaillard semble rongé de fureur homicide) une couette ambiguë à caractère écossais (Douglas, dans le Ventre de Shakespeare), laquelle couette remue et sautille au gré des hurlements sadiques perpétrés par notre histrion, à moins qu’il ne s’agisse de gémissements de psychopates, celui-là, disons-nous, ne connaît rien de la vie et de ses énormes possibilités. 

De gauche à droite : Lilas Nagoya, Sophie Bonnet, Véronique Blasek, Tom Sandrin, Siva Nagapattinam Kasi, Ariane Lacquement, dans Tout est bien qui finit bien.

Tom Sandrin joua aussi, plus récemment, le malheureux Silvius de Comme il vous plaira, éconduit systématique, transi et proprement sublime dans l’expression de son amour impartagé, une interprétation dans laquelle, si l’on nous passe cette expression grotesque, il fit sacrément manger tous les râteliers de l’univers, ou les galériens de la galoche (comme il vous plaira !). Cet homme-là sait tout faire, par exemple déjeuner tranquillement, avec des potes mélancoliques, vêtu en hippie au beau milieu de la forêt des Ardennes, après avoir, en tant que lutteur ducal, brisé quelques membres et tordu quelque échine. Jouerait-il pas, cependant, en vérité, en dépit de cette aisance polychromatisante, toujours le même personnage ? Et nous voilà ainsi revenus à notre chère voyoucratie shakespearienne : de cet outlaw mythique dont nous parlions il y a peu, Sandrin tantôt déserte tantôt retrouve, en une seconde (la dictature de la succession prestissime des rôles au Théâtre du Voyageur l’impose) les impulsions brutales nichées au cœur d’un simple personnage, d’un lâche, d’un pourri ordinaire (son Bertrand de Roussillon, par exemple, stupéfiant d’ignominie dans Tout est bien qui finit bien). Cette mise en présence quasi-simultanée d’états affectifs, moraux ou  psychologique tellement opposés ne laisse de nous bouleverser. La violence est partout. Elle traverse, furtivement, chacun des comédiens et l’aiguillonne. Nous en sentons encore la trace sur lui au moment de le voir et de l’entendre, dans tel rôle suivant, nous déchirer le cœur de délicatesse. La folie s’emparant, chez Shakespeare, avec tant de facilité de tout discours ou comportement sérieux, cette manière de piratage ludique, de sabotage infantile et régressif du discours, est toujours pleinement sensible. L’hommage à la folie, délinquance suprême, est permanent. D’où le succès de Mathieu Mottet, dans son interprétation du bouffon de la mère de Bertrand de Roussillon, avec laquelle il fait équipe, dans Tout est bien qui finit bien : l’alliance parfaite d’une femme, d’une vieille femme, qui plus est, toujours verte et désirante, pour peu que le bouffon la pousse un peu, et de la licence absolue, qui est dabord celle de dérégler le langage. La mère de Bertrand, comme figure apaisée, quoique se remémorant (et y participant encore, certes de manière un peu formelle) toutes les luttes, toutes les identités par lesquelles elle passa, y compris celle de l’animalité des désirs, qu’elle a connue, manifestement, et connaît encore, évoque cette influence shakespearienne de la femme totale, ou définitive, que Freud étudie dans son célèbre essai dit du choix des coffrets. La femme, marchant de concert avec la déviance, la folie et le temps, constitue la puissance suprême. Quand Pierre de Touche fait ainsi jurer des demoiselles « sur leurs barbes » qu’il est un « fieffé coquin », outre une blague bien lourde destinée au public et à ses acteurs masculins incarnant des filles, justice est rendue tant à la virilité des femmes qu’au temps faisant pousser les barbes et à la pertinence du fou. En bien d’autres endroits de Comme il vous plaira, on retrouvera d’ailleurs ce triple hommage, depuis les blagues affreusement obscènes grâce auxquelles Rosalinde-Ganymède rembarre Pierre de Touche, jusqu’à ce genre de réflexions : « Depuis que l’on a fait taire les fous, les petites folies des sages se donnent en spectacle… » (Célia) ou « Nous autres les vrais amoureux nous nous laissons aller à d’étranges lubies. Mais comme tout est mortel, dans la nature, il est bien naturel que l’amour aussi soit fou à périr. – Tes mots ont plus de profondeur que tu ne peux croire. » (Rosalinde, répondant à Pierre de Touche).

Shakespeare, donc, donne acte à la sauvagerie. Il la voit passer, la sent agissante partout, y compris dans son ventre, terme anatomique vague et parfait, désignant le siège de désirs libidineux, et agressifs, complètement homogènes. Il ne la réprime jamais, conscient que ce serait une perte de temps, pour ne pas dire plus. Or, le temps est pour lui une denrée précieuse. Ses « problem plays », Shakespeare ne les a pas expédiées pour se projeter dans quelque espèce de vacances champêtres, avant de revenir se coltiner d’autres problèmes plus graves, ainsi que l’exégèse parfois le proclame. La trivialité de l’amour, des désirs et du vice constitue un sujet suprêmement important. Sans aller, comme Genet, jusqu’à choisir la crapulerie, pour ce qu’elle représenterait de rupture irrémédiable, au plan esthétique ou érotique, il pense simplement la nécessité spirituelle de la déviance, reconnaissant en quelque sorte, à chaque fois, le lotus à sa fange. À moins que ce ne soit l’inverse.

Pour finir, et puisque nous causons de fange, et de boue, et de glaire, pourquoi pas ! nos lecteurs et lectrices fidèles souffriront que l’on parle ici, un bref instant, de ce considérable échantillon de bassesse marchande et industrielle portant le doux nom de « RFF ». Cet acronyme (Erre et Fais : « fff ! »)  désigne une structure entre-eux-preux nariale, comme l’on dit chez les jeunes, dont l’objet est l’enrichissement (c’est le cas de toute structure entre-eux-preux nariale) par l’exploitation des lignes de Chemin de fer dont l’État social-démocrate de M. Jospin refusa en son temps (1997) par l’entremise du stalinien ministre Gayssot (qui vit toujours et porte donc toujours admirablement son nom) qu’elle retournât dans le giron public, tant il est vrai, selon la formule consacrée, que l’État ne peut pas tout (certes, suivant que vous vous appellerez Renault-Vilvoorde ou Julien Coupat, voire même porterez ou non un blaze d’arabe, cette appréciation pourra se voir modulée).
Le rapport entre Erre et fais : « fff !!! » et le Théâtre du Voyageur est assez simple : il est celui d’un propriétaire à un locataire, dont le départ est ordonné, au plus vite, pour des raisons absurdes et ignobles. La bande à Chantal Mélior se voit aujourd’hui menacée, au mépris d’engagements anciens, d’un soutien important de leur public et d’un calendrier extrêmement fourni (voir tout cela sur leur site), d’expulsion pure et simple d’ici la fin Août 2012, soit quelques dizaines de jours.
Les ineptes crapules de Erre et fais : « fff !!! » prétendent ainsi justifier leur iniquité : après avoir détruit cet espace que la troupe du Théâtre du Voyageur aura physiquement élaboré, durant plus de dix ans, à force de besogne aussi volumineuse qu’inspirée (et quiconque est passé par là-bas n’a pu qu’apprécier cet endroit, tellement élégant et agréable), il est question d’y développer soit (la chose n’est pas encore bien claire, ce qui l’est c’est son infâmie ridicule) un centre de traitement informatique des annonces de quai (vous aura ainsi expulsés de Shakespeare, par exemple, la nécessité modernisée : numérique ! qu’on vous brâme aux oreilles quelque chose comme : « Le train de dix-sept heureuhs quatorzeuh aura treizeuh minuteuh de reuhtard… » ou : « Nous vous prionne de nous escuzé poureuh la gèhenneuh okazionnée ») soit, deuxième hypothèse glorieuse, un autre centre, celui-là préparatoire à la « prise de parole informationnelle » en question, selon les termes incroyables, échoués et ramassés par nos soins sur quelque site Internet relayant la pensée magique de Erre et fais : « fff !!! »
Oui, malheureux, vous avez bien lu ! Il s’agit en effet de former des pauvres à la manière correcte de s’adresser à ce triste voyageur, celui de dix-sept heures quatorze, voyageur retardé, frustré et furieux, et donc poussant de rage, plus ou moins involontairement « sur les voies » (comme le dit Chantal Mélior) l’autre voyageur, le Théâtre du Voyageur, lequel décidément ne semble plus avoir grand-chose de valable à proposer à cette modernité de merde.
Embêtée, bien sûr, Chantal Mélior l’est sacrément, de se voir ainsi montrer la sortie du doigt (le majeur) par ces rustres de Erre et fais : « fff !!! » auxquels personne ne saurait là-dessus faire entendre raison, sans parler de leur botter le cul, à la shakespearienne. Nous vous rappelons que le Parti Socialiste est aujourd’hui au pouvoir, comme il l’était en 1997 lorsque MM. Jospin et Mélenchon servaient la soupe à Erre et fais : « fff !!! » et à leurs semblables. Nous vous rappelons que les socialistes au pouvoir se balancent à peu près autant de Shakespeare que s’en balançait le Nibelung qui les précédait. Et si ce n’est pas le cas, ils iront voir Shakespeare ailleurs, où ils ne le verront - d’ailleurs - pas, comme nous espérons ici lavoir amplement démontré.
L’espoir est donc bien maigre, quoique la troupe ne s’avoue, pour l’heure, nullement vaincue. Squatteuse programmée à compter du 31 Août prochain, elle vous invite avant cette échéance - la troupe - ce jeudi 28 juin, à venir la rencontrer et, en sa compagnie, chanter et discuter de la suite.

Maintenant, que les choses soient bien claires. Nous ne sommes pas des artistes. Nous refusons de défendre les artistes, ou de les aimer, de manière spécifique ou catégorielle. Il se trouve qu’au moment même où Chantal Mélior se retrouve expulsable, des camarades le sont ailleurs, dans Paris, du fait de ce même adversaire ferroviaire qui, selon toute vraisemblance, ne déraillera jamais assez.
Ce monde est le cauchemar permanent de tous les pauvres et de tout le goût.
Il attaque de la même façon toute sensibilité et toute révolte.
Ce monde, dont Erre et fais : « fff !!! » constitue la locomotive totalitaire (voir ci-dessous leur clip de propagande le plus récent, ayant, à ce qu’il paraît raflé quelque part, dans quelque bidet publicitaire et culturel, un prix artistique d’envergure) devient l’ennemi intime de tous ses occupants, dès lors que ceux-ci prennent eux-mêmes le parti de s’occuper, et de s’atteler à tout projet authentiquement étrange ou lumineux, tapageur ou discret.
Mais ce monde finira.
Pas Shakespeare.
Lui ne finira pas.
« Shakespeare, disait Goethe, und kein Ende ! »



samedi 23 juin 2012

En goret du sud

« Une vidéo diffusée peu auparavant sur le Web montrant huit moines fumant, buvant du whisky et en train de se livrer à des jeux d’argent, ce qui est interdit, suivie de révélations sur des moines vivant une vie dissolue, a provoqué un séisme au sein du plus important ordre bouddhiste du pays. D’autres histoires encore plus croustillantes sont sorties. Les deux principaux responsables de l’ordre ont été accusés d’avoir fréquenté des bars à hôtesses et couché avec des prostituées. »

Le Monde, Lundi 11 juin 2012

Ecologie : another nicole bricq in the hole



vendredi 22 juin 2012

Tous les genres de feux




« Quand elle disait ou faisait les choses les plus… osées, elle avait d’adorables manières de dire : « J’ai honte ! » que j’entends encore. Phénomène inouï ! on était toujours au début avec elle, même dans le dénouement. Elle fût sortie d’une orgie de bacchantes, comme l’Innocence de son premier péché. Jusque dans la femme vaincue, pâmée, à demi morte, on retrouvait la vierge confuse, avec la grâce toujours fraîche de ses troubles et le charme auroral de ses rougeurs… Jamais je ne pourrai vous faire comprendre les raffolements que ces contrastes vous mettaient au cœur ; le langage périrait à exprimer cela ! »  
Il sarrêta. Il y pensait et ils y pensaient. Avec ce quil venait de dire, il avait, le croira-t-on ? transformé en rêveurs ces soldats qui avaient vu tous les genres de feux, ces moines débauchés, ces vieux médecins, tous ces écumeurs de la vie et qui en étaient revenus. »                                                                                                                                                                     
Barbey d’Aurevilly, À un dîner d’athées.

mardi 19 juin 2012

Vive l'équipe de France ! (un dernier hommage à Thierry Roland)


Nouvelles fonctions


Nicolas Sarkozy, entouré de la sollicitude de ses pairs, prenant possession ce mardi matin de son nouveau bureau au Conseil Constitutionnel.






lundi 18 juin 2012

Le secret de ma forme ?

- La piscine !



I saw the light

« Seigneur : donne-moi ta lumière ! »

Actes des apôtres


vendredi 15 juin 2012

Patrimoine universel de l'humanité (1) Le Pilori

Je suis une poule à boches, c'est la raison pour laquelle je me suis

rebellé contre les forces de l'ordre afin de  

commettre des vols aggravés, j'ai d'ailleurs

dépouillé mon patron, c'est dire si je suis un

 souilleur de races !






jeudi 14 juin 2012

La joie par le toit !

BON VIVANT
rime avec prévoyant




  















ET L'ESSENTIEL, CA COMMENCE PAR LE LOGEMENT, 
c'est pour cette raison que nous, à TOIT ET JOIE,
SA d'HLM associée à la Banque Postale, nous allons
un petit peu lâcher la grappe aux occupants du 
260, rue des Pyrénées qui ont réquisitionné voilà 
quelques jours une de nos immenses propriétés
immobilières parisiennes, laissée vacante comme
toutes les autres pour des raisons spéculatives 
bien ordinaires, bien obscures et ignobles.















  






CES OCCUPANTS ET OCCUPANTES GAGNENT 
certainement à être connu(e)s et rencontré(e)s, 
vous ne croyez pas ? 
Eux au moins ne se résignent pas à poireauter 
comme des esclaves une bonne centaine d'années
avant d'espérer décrocher un HLM ou un placard 
à balais en centre-ville à 1000 euros par mois ! 
Alors, rendez-vous à leur permanence, organisée 
tous les dimanches à 17 heures au 260, rue des Pyrénées ! 
Ce sera l'occasion pour les mal-logés du coin (et d'ailleurs )
de se soutenir, d'échanger et de s'informer pour pouvoir
lutter et gagner ensemble. 
Car seule la lutte paie. 
C'est bien connu.
Même à la Banque Postale.














Toutes les informations ICI

Lucky Nyaq

Photographie : Lilith Jaywalker
« Maintenant, la tranchée faisait presque tout le tour du camp. Au nord, l’enceinte était surtout défendue par le 2ème Bataillon du 26ème Régiment de marines, et la Compagnie Hôtel était dans le secteur. Dans sa partie ouest, elle était en face des tranchées nord-vietnamiennes (NVA) qui venaient jusqu’à 300 mètres de l'enceinte. Plus à l’est, elle surplombait un torrent et plus loin il y avait la Colline 950, à trois kilomètres au nord, tenue par les NVA, et dont la crête la plus haute était exactement parallèle à la piste de Khe Sanh. Les abris et les tunnels qui les reliaient étaient creusés le long de la pente qui montait du torrent, et les collines commençaient à 200 mètres de l’autre côté de l’eau. À 200 mètres face aux tranchées des marines se trouvait un tireur NVA avec une mitrailleuse de 50, dans un trou minuscule, qui leur tirait dessus. Le jour, il tirait sur tout ce qui dépassait des sacs de sable ; il tirait sur toutes les lumières qu’il voyait. On le voyait très bien de la tranchée et avec la lunette d’un fusil à longue portée, on voyait même son visage. Les marines le bombardaient à coups de mortier et de canon sans recul, il se mettait au fond de son trou comme une araignée, et il attendait. Les hélicos lui envoyaient des roquettes, il remontait et recommençait à tirer. Finalement, on a envoyé du napalm, l’air au-dessus de son trou est resté noir et rouge pendant dix minutes, le sol tout autour a été cautérisé, plus rien ne vivait. Quand ça s'est dissipé, le tireur a jailli de son trou, il a tiré une seule rafale, et les marines dans les tranchées l’ont acclamé. Ils l’appelaient Lucky Nyaq, et plus personne ne voulait qu’il lui arrive quelque chose. »

Michael Herr, Putain de Mort.

Petite précision du Moine Bleu : la très convenable traduction du texte de Herr par Pierre Alien (eh oui !) souffre cependant ici d’une légèreté coupable quant à la graphie choisie de ce mystérieux « nyaq » dont l’absurdité ne laisse d’étonner. Certes, à en croire le regretté J.-P. Manchette - entre autres - le mauvais salaire octroyé aux traducteurs suffirait d’ordinaire à justifier chez eux une complaisance dans l’ignorance, la vulgarité, l’absence spontanée de curiosité intellectuelle. Tout de même ! En vietnamien, ou plutôt suivant les règles de l’écriture romanisée de cette langue, « nhà quê » désigne simplement un « paysan » dans le sens urbain, dépréciatif et moqueur de « pécore », de « péquenaud », etc, le terme pouvant constituer ici ou là au Vietnam une (légère) insulte à caractère - donc - de classe davantage que de race, comme pourrait l’évoquer l’usage xénophobe contemporain (français) du tristement célèbre « niaquoué ».
 


mercredi 13 juin 2012

La couleur des sentiments

    

Ordre et beauté


« Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! 
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! »

Charles Baudelaire, Le Voyage