mardi 27 mars 2012

Sabotages

« Les patrons ne causaient-ils pas, pour leurs propres profits, le même genre de troubles, sans pitié, l’air de ne pas y toucher ? N’avaient-ils pas assez ravagé les ressources du pays, démontrant leur mépris des valeurs humaines : les forêts, les mines, la terre, les fleuves ? N’avaient-ils pas déversé des cargos entiers de café ou d’autres produits dans la mer, brûlé des champs de coton, de blé et de maïs, jeté au rebut des wagons entiers de pommes de terre, tout cela parce que l’augmentation, seule, de leurs profits l’exigeait ? Meuniers et boulangers ne coupaient-ils pas leur farine avec du talc, de la craie, d’autres ingrédients bon marché (et nocifs) ? Les fabricants de douceurs ne vendaient-ils pas des bonbons à base de glucose, de caramel, et de vaseline ? Leur miel n’était-il pas produit à base de féculents et de farine de châtaignier ? Le vinaigre n’était-il pas composé d’acide sulfurique ? Agriculteurs et distributeurs ne dénaturaient-ils pas le lait et le beurre ? Les oeufs et la viande n’étaient-ils pas stockés - et volontairement détériorés - afin de faire monter les prix ? »

Louis Adamic, Dynamite !

« Or, ce sabotage capitaliste qui imprègne la société actuelle, qui constitue l’élément dans lequel elle baigne, - comme nous baignons dans l’oxygène de l’air - ce sabotage, qui ne disparaîtra qu’avec elle, est bien autrement condamnable que le sabotage ouvrier. Celui-ci - il faut y insister ! - ne s’en prend qu’au Capital, au coffre-fort, tandis que l’autre s’attaque à la vie humaine, ruine la santé, peuple les hôpitaux et les cimetières. » 

        Émile Pouget (fondateur de la CGT), Le sabotage



« Le patron boulanger : Halte-là, mon garçon ! Il y a le bon sabotage, qui me rapporte, et le mauvais qui te fera fiche à la porte.» 

















mercredi 21 mars 2012

Millionen stehen hinter mir !


vendredi 16 mars 2012

Hommage aux grands Lieder (1) : à Sylvie, fille du feu



En juillet 1826, Schubert compose la musique du Lied An Silvia ("À Sylvie"), dont son ami Eduard von Bauernfeld (librettiste attendu de deux opéras auxquels Schubert travailla quelque temps, mais ces projets n'eurent pas de suite) écrit les paroles, à partir de sa propre traduction (parfois douteuse, comme on peut s'en rendre compte ci-dessous) d'une chanson de Shakespeare tirée de sa pièce Les deux gentilshommes de Vérone. An Silvia ne sera publié qu'après la mort de Schubert. Pour Dietrich Fischer-Dieskau, s'il " est étrange que l'on ait voulu (...) habiller d'autres paroles, correspondant mieux à la musique, la chanson (...) traduite, plutôt mal que bien, par Bauernfeld (...), par bonheur, le texte allemand assez raboteux ne nuisit pas véritablement à ce Lied enchanteur, sans prétention, et qui donne l'impression d'être improvisé. Il tire son effet du charme établi entre le contraste entre un legato très lyrique et le pizzicato de l'accompagnement. " (in Les Lieder de Schubert, Robert Laffont, 1979). Autrement dit, le caractère haletant, saccadé et heurté du martèlement instrumental soulignerait avec bonheur (pour nous ici, plus précisément : ironie et tristesse) un certain déroulement plus progressif (plus lié) de la voix, introduisant un élément de paresse et de lascivité. La torture - aigüe - d'un picotement de flammes d'un côté, un sentiment de chaleur, de l'autre, progressant plus lentement - quoique sûrement - dans l'âme. 

Texte allemand (Bauernfeld) : Was ist Sylvia, saget an, das sie die weite Flur preist ? Schön und zart sech' ich sie nanh'n, auf Himmels Gunts und Spur weis't, dass ihr alles unterthan. Ist sie schön, und gut dazu ? Reiz labt wie milde Kindheit; Ihrem Aug' eilt Amor zu, dort heilt er seine Bleindheit, und verweilt in süsser Ruh' Darum Sylvia, tön, O Sang der olden Sylvia Ehren ; Jeden Reiz besiegt sie lang, den Erde kann gewähren, Kräanze ihr und Saiten klang. 

Traduction française du texte allemand (Michel Chasteau) :  Qui est Sylvie, dites-le moi, que toute la nature chante ? Belle et d'un pas léger je la vois qui s'approche, et, témoins des faveurs dont le ciel la combla, tous à ses désirs sont soumis. Est-elle aussi bonne que belle ? Elle a la grâce exquise et tendre de l'enfance, Amour vers ses beaux yeux se hâte pour y guérir de son aveuglement, et s'abandonne à un repos suave. Alors chantons Sylvie la belle, chantons en l'honneur de Sylvie, car elle surpasse en beauté tout ce qui se peut voir sur la Terre : tressons-lui des couronnes et accordons nos luths ! 

Texte originel anglais de Shakespeare (Les deux gentilshommes de Vérone) : Who is Silvia ? what is she, that all our swains commend her? Holy, fair, and wise is she; The heaven such grace did lend her, that she might admired be. Is she kind as she is fair ? For beauty lives with kindness. Love doth to her eyes repair, to help him of his blindness, and, being helped, inhabits there. Then to Silvia let us sing, that Silvia is excelling ; She excels each mortal thing upon the dull earth dwelling: To her let us garlands bring !
    
Traduction française de Shakespeare (François-Victor Hugo) Quelle est cette Sylvie ? Qu'est-elle, que tous nos pâtres la vantent ? Sainte, belle et sage, elle l'est ! Le ciel lui prêta toutes les grâces, qui pouvaient la faire admirer. Est-elle aussi bonne que belle ? Oui, car la beauté vit de bonté. L'amour cherche, dans ses yeux, le remède à son aveuglement et, l'y trouvant, il s'y installe. Chantons donc, à Sylvie, que Sylvie est parfaite ; Elle surpasse tout être mortel,  habitant cette triste terre. Apportons-lui nos couronnes.

mercredi 14 mars 2012

vendredi 9 mars 2012

Herstal girls et midinettes



Bon. La journée des femmes est passée. Nous allons à nouveau pouvoir évoquer ici, en toute tranquillité, la cause des personnes du sexe, comme dirait l’autre. Du sexe ou plutôt, une fois de plus, de la classe. Car en l’espèce (ou plutôt : dans le genre), le Moine Bleu goûtera de rappeler, pour parler un peu bergsonien, les deux sources de classe du mouvement féministe contemporain.
La première, à ce point connue - et même écrasante - qu’elle passe désormais pour la seule : la tendance simplement rationaliste, historiquement la tendance bourgeoise ou « éclairée » du féminisme, cristallisant autour des luttes pour l’égalité sexuelle formelle, épistémologique ou légale, cette tendance peut encore çà et là se trouver fort respectable - le courage l’est toujours - lorsque elle se coltine, aujourd’hui tant qu’hier, les pires violences, la bêtise la plus stupéfiante et crasse, l’ignorance la plus offensive de tous les curés, rabbins, imams ou même Jean-François Kahn que cette jolie planète persiste, en dépit des progrès de la science contraceptive, à produire, à flux tendu, à force de foutre niaisement répandu à droite à gauche.
L’histoire de la tendance prolétarienne du féminisme, pour sa part, celle du combat visant l’émancipation économique par une critique particulière, au sein de la classe ouvrière, dans ses conscience et posture masculines, du déchet patriarcal incrusté et débilitant, entravant action et révolte, cette histoire se trouve, chose étrange ! toujours largement offusquée. Mathieu Léonard, dans son livre sur la Première Internationale, déjà commenté ici, a suffisamment montré comment, en particulier sous l’influence terrible des salopards proudhoniens, féminisme et lutte ouvrière auront, sauf en de brèves et rares occasions, manqué leur grand rendez-vous à la fin du 19ème siècle.

Pour se convaincre d’une telle désolante ignorance, revenons à ce fameux rituel du 8 mars, un de plus, au cours duquel le phénomène de « retard » salarial (et de précarité accentuée) des femmes relativement aux hommes n’aura, comme à l’habitude, guère entraîné que des commentaires affligeants touchant la nécessité décidément merveilleuse, utopique ! que les femmes deviennent le plus rapidement possible des DRH, des flics, des Margaret Thatcher, tous destins fabuleux où - nous brame-t-on, statistiques déployées - elles seraient susceptibles d’exceller davantage que les mâles, question d’intuition et de délicatesse, bref de sensibilité (il faudrait aller causer de tout cela à des épouses d’ancien mineurs de Maltby, Sud-Yorkshire, par exemple, ou avec les copines de Bobby Sands : nous garantissons le bon accueil).
Au lendemain dudit rituel, donc, aujourd’hui que Dieu merci ! les femmes se voient rendues à la grisaille, à la vaisselle et aux mauvais coups quotidiens de l’infériorité normée, qui se souvient encore des grandes luttes victorieuses menées, en France, sur des questions fort modernes de salaires et d’horaires, en mai et juin 1917, par ces ouvrières de la couture que l’on appelait à l’époque les midinettes ?
Les suffragettes, ça va, vous connaissez.
Les midinettes, moins.

                          Midinettes devant la Bourse du Travail, Paris, 1923

Beaucoup plus près de nous, qui se rappelle la grève de Herstal, en Wallonie, déclenchée au début de 1966, qui dura trois mois et contribua de manière décisive à « lancer » le grand mouvement féministe des années 1960 ? Personne, ou presque. Bien peu de femmes, assurément, qu’elles soient ou non féministes. Michelle Zancarini-Fournel présentait ainsi ce combat d’importance (et les photos de Janine Niepce qui y correspondent) dans le catalogue de l’exposition Photo Femmes Féminisme, organisée à la Galerie des bibliothèques de la Ville de Paris, du 10 novembre 2010 au 13 mars 2011 :

« Le 16 février 1966, trois mille ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de guerre de Herstal (la « FN » en Wallonie belge) arrêtent le travail et réclament l’application du principe « À travail égal, salaire égal » en se référant à l’article 119 du traité de Rome de 1957 : « Chaque État-membre assure au cours de la première étape (dans un délai de quatre ans) et maintient par la suite l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs (sic) féminins pour un même travail. » La grève s’arrête le 8 mai, soit douze semaines plus tard. Même si Janine Niepce a écrit : « Je suis le seul reporter photographe à s’être rendu sur place. Mais aucun grand journal à Paris n’a voulu de ces photos. Il ne fallait pas donner d’idées aux Françaises ! », cette revendication confère à la grève un retentissement qui dépasse les frontières : Le Monde, Le Nouvel Observateur et L’Express en rendent compte en France. L’émission populaire de la télévision française Cinq colonnes à la Une en fait un de ses sujets, et lors des grèves françaises de 1968, certains propos font explicitement référence aux femmes de Herstal. À l’interface entre histoire ouvrière et histoire du mouvement féministe, cette grève marque un tournant et fait basculer dans une autre époque. L’Express écrit le 17 avril 1966 : « À travers la grève de Liège se posent, soudain, tous les problèmes de la femme au travail et de l’inégalité entre les sexes. Si le mouvement triomphe, c’est peut-être l’Europe des femmes qui naîtra. » La véritable révolution est, dans ce cas, le regard des autres. Janine Niepce a su démontrer par ses photographies, le double marqueur de cette grève. Le premier cliché met en scène des femmes de milieu populaire, d’âge mûr, le regard grave et déterminé, portant des pancartes - en particulier celles de la Ligue ouvrière des femmes chrétiennes (LOFC) - affirmant la solidarité de toutes les femmes, ménagères ou travailleuses. Le travail des femmes à l’extérieur est encore condamné par l’opinion publique belge, et la LOFC veut expliquer le bien-fondé de cette grève. 


Le second cliché montre des femmes plus jeunes ; au centre, une jeune femme, cheveux au vent, bras dénudés et T-shirt moulant, brandit la première affiche de la grève, celle de l’Union des Femmes. L’association a été créée en 1965 à Bruxelles. De tendance communiste, elle a des objectifs à la fois politiques, sociaux et internationaux (pour la paix et l’indépendance des peuples). L’Union des Femmes s’est associée au Comité d’Action des Ouvrières de la FN (créé à l’initiative du PC wallon, de tendance maoïste), plus radical et très actif dans la grève. 


L’affiche, qui a les caractéristiques d’une gravure, avec un homme et une femme stylisés de part et d’autre d’une machine avec manomètres, est présente non seulement sur les murs de la ville mais aussi dans nombre de reportages et de photographies sur la grève. Elle a fait mémoire. »

Diantre ! nous direz-vous : mais ces femmes produisaient des armes !
D’horribles armes destinées à tuer, à semer la mort et la désolation.
Drôle d’activité pour une lutte soi-disant exemplaire. Bien la peine de venir nous entretenir avant ça de cette vieille charogne de Thatcher…
En effet, c’est bien de ces chaînes de fabrication de Herstal que sortirent un beau matin le premier pistolet semi-automatique européen d’usage, si l’on nous passe l’expression, courant (le Browning M-1900), ainsi que quelques Mauser et Uzi sous licence, une pléiade de flingues et autres sympathiques fusils d’assaut équipant notamment certaines forces de police du monde.
Oui. C’est vrai.
Et alors ? 
Le capitalisme entier ne prospère-t-il pas sur la production massive d’objets ou de « services » en vérité tout aussi destructeurs, inutiles et nuisibles ? Ne lie-t-il pas sa propre survie à l’émergence stimulée, pleinement artificielle, de désirs au mieux contingents, sinon franchement suicidaires et nihilistes ? Cela ne saurait suffire, pourtant, à nous détourner a priori des révoltes qui le minent, si timorées, si limitées qu’elles nous paraissent. Tout ce qui bouge dit quelque chose. Tout ce qui bouge est encore vivant. Debord raille quelque part un Vaneigem-Ratgeb soudain frappé du désespoir le plus irrémédiable dès lors que dans telle usine occupée dont il se préoccupe, les travailleurs en grève n’ont pas décrété la Commune, ni aboli l’argent dans les trois jours. D’autant qu’il est possible de se représenter quelque usage détourné tout à fait productif du type d’engin produit par la sueur des filles de Herstal.
Nous vous laissons, lecteurs, lectrices, le soin et le plaisir d’y songer.
Avant de vous souhaiter un joyeux 9 mars.




mercredi 7 mars 2012

Crimen Amoris


                                  


À Villiers de l'Isle Adam


Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,                                                                                     
De beaux démons, des satans adolescents,                                                                                  
Au son d’une musique mahométane                                                                                              
Font litière au Sept Péchés de leurs cinq sens.

C’est la fête aux Sept Péchés : ô qu’elle est belle !                                                                       
Tous les Désirs rayonnaient en feux brutaux ;                                                                          
Les Appétits, pages prompts que l’on harcèle,                                                             
Promenaient des vins roses dans des cristaux.

Des danses sur des rythmes d’épithalames                                                                                        
Bien doucement se pâmaient en longs sanglots                                                                             
Et de beaux chœurs de voix d’hommes et de femmes                                                                   
Se déroulaient, palpitaient comme des flots,

Et la bonté qui s’en allait de ces choses                                                                                     
Était puissante et charmante tellement                                                                                      
Que la campagne autour se fleurit de roses                                                                                
Et que la nuit paraissait en diamant.

Or le plus beau d’entre tous ces mauvais anges                                                                       
Avait seize ans sous sa couronne de fleurs.                                                                                
Les bras croisés sur les colliers et les franges,                                                                               
Il rêve, l’œil plein de flammes et de pleurs.

En vain la fête autour se faisait plus folle,                                                                                 
En vain les satans, ses frères et ses sœurs,                                                                                
Pour l’arracher au souci qui le désole,                                                                     
L’encourageaient d’appels de bras caresseurs :

Il résistait à toutes câlineries,                                                                                                      
Et le chagrin mettait un papillon noir                                                                                           
À son cher front tout brûlant d’orfèvreries :                                                                                  
O l’immortel et terrible désespoir !

Il leur disait : « 0 vous, laissez-moi tranquille ! »                                                                             
Puis les ayant baisés tous bien tendrement                                                                                      
Il s’évada d'avec eux d’un geste agile,                                                                                     
Leur laissant aux mains des pans de vêtement.

Le voyez-vous sur la tour la plus céleste                                                                                  
Du haut palais avec une torche au poing ?                                                                                  
Il la brandit comme un héros fait d'un ceste :                                                                             
D’en bas on croit que c’est une aube qui point.

Qu’est-ce qu’il dit de sa voix profonde et tendre                                                                         
Qui se marie au claquement clair du feu                                                                                      
Et que la lune est extatique d’entendre ?                                                                                      
« Oh ! je serai celui-là qui créera Dieu !

« Nous avons tous trop souffert, anges et hommes,                                                                       
« De ce conflit entre le Pire et le Mieux.                                                                                        
« Humilions, misérables que nous sommes,                                                                                         
« Tous nos élans dans le plus simple des vœux.

« 0 vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes,                                                                        
« 0 les gais Saints ! Pourquoi ce schisme têtu ?                                                                            
« Que n’avons-nous fait, en habiles artistes,                                                                                
« De nos travaux la seule et même vertu !

« Assez et trop de ces luttes trop égales !                                                                                      
« Il va falloir qu’enfin se rejoignent les                                                                                        
« Sept Péchés aux Trois Vertus Théologales !                                                                             
« Assez et trop de ces combats durs et laids !

« Et pour réponse à Jésus qui crut bien faire                                                                                
« En maintenant l’équilibre de ce duel,                                                                                         
« Par moi l’enfer dont c’est ici le repaire                                                                                        
« Se sacrifie à l’Amour universel ! »

La torche tombe de sa main éployée,                                                                                               
Et l’incendie alors hurla s’élevant,                                                                                         
Querelle énorme d’aigles rouges noyée                                                                                         
Au remous noir de la fumée et du vent.

Lor fond et coule à flots et le marbre éclate ;                                                                               
C’est un brasier tout splendeur et tout ardeur ;                                                                              
La soie en courts frissons comme de l’ouate                                                                             
Vole à flocons tout ardeur et tout splendeur.

Et les satans mourants chantaient dans les flammes                                                            
Ayant compris, comme ils étaient résignés                                                                                
Et de beaux chœurs de voix d’hommes et de femmes                                                        
Montaient parmi l’ouragan des bruits ignés.

Et lui, les bras croisés d’une sorte fière,                                                                                  
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant                                                                                
Il dit tout bas une espèce de prière                                                                                                
Qui va mourir dans l’allégresse du chant.

Il dit tout bas une espèce de prière,                                                                                            
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant...                                                                          
Quand retentit un affreux coup de tonnerre                                                                                
Et c’est la fin de l’allégresse et du chant.

On n’avait pas agréé le sacrifice :                                                                                                 
Quelqu’un de fort et de juste assurément                                                                                   
Sans peine avait su démêler la malice                                                                                           
Et l’artifice en un orgueil qui se ment.

Et du palais aux cent tours aucun vestige,                                                                                      
Rien ne resta dans ce désastre inouï,                                                                                        
Afin que par le plus effrayant prodige                                                                                       
Ceci ne fût qu’un vain rêve évanoui...

Et c’est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles ;                                                                        
Une campagne évangélique s’étend                                                                                        
Sévère et douce, et, vagues comme des voiles,                                                                             
Les branches d’arbre ont l’air d’ailes s’agitant.

De froids ruisseaux courent sur un lit de pierre ;                                                                      
Les doux hiboux nagent vaguement dans l’air                                                                           
Tout embaumé de mystère et de prière ;                                                                                  
Parfois un flot qui saute lance un éclair.

La forme molle au loin monte des collines                                                                           
Comme un amour encore mal défini,                                                                                           
Et le brouillard qui s’essore des ravines                                                                                 
Semble un effort vers quelque but réuni.

Et tout cela comme un cœur et comme une âme,                                                                       
Et comme un verbe, et d’un amour virginal                                                                         
Adore, s’ouvre en une extase et réclame                                        
Le Dieu clément qui nous gardera du mal.


 Paul Verlaine

    

mardi 6 mars 2012

Inquiétude

 « À une toute petite chose, l'inquiétude donne une grande ombre. »

                                                     Jacques Lacan


 

Nihilisme


Entre aujourd'hui et après-demain, un convoi spécial - et  hautement clandestin - transportant du combustible  nucléaire usé néerlandais doit quitter la ville batave de Borssele pour rejoindre le terminal ferroviaire de Valognes, dans la Manche. Ce train, avec sa joyeuse cargaison, laquelle fait notoirement, depuis tellement longtemps, la joie complète de l'humanité (du genre humain, s'entend, autant que du journal homonyme), que son génie illumine les nuits de Fukushima, de Tchernobyl ou encore des Champs-Élysées une veille de Noël, ce train, donc, sillonnera la Hollande,  une partie de la Belgique ainsi que douze départements français : le Nord, le Pas-de-Calais, l’Aisne, l’Oise, la Seine-et-Marne, la Seine Saint-Denis, le Val d’Oise, les Yvelines, l’Eure, la Seine Maritime, le Calvados et la Manche. Les voies du RER grande ceinture accueilleront son passage en région parisienne, avec la bénédiction de M. Guillaume Pépy - inénarrable traqueur en chef (de gare !) de saboteurs et autres terroristes anarcho-autonomes d'hyper-gauche méchante. Cette grande fête du Progrès et de l'Énergie lancée sur le territoire national (où le  train entrera vraisemblablement ce soir aux alentours de 22h20, pour arriver le 8 au matin à Valognes) ne peut pas, ne doit pas être gâchée. Il va de soi que les syndicats gauchistes, par exemple, ayant appelé les cheminots à exercer partout leur droit de retrait au motif - absurde - que ce type de convoi CASTOR serait hautement radioactif, que les conteneurs CASTOR émettraient des rayonnements Gamma se propageant à plusieurs dizaines de mètres de chaque wagon (mettant ainsi en danger de mort les riverains et les travailleurs encadrant le convoi) ne sont que des irresponsables, des simples d'esprit avides de s'éclairer bientôt à la bougie, et d'imposer, dans la foulée, la burka à leurs femmes martyrisées. Patience. Les autorités policières françaises (c'est-à-dire EDF et ses divers partenaires-durables et solidaires) sauront s'occuper de leur cas. Que les trains, pour l'heure, y arrivent, justement, à l'heure. Prétendre alerter, comme nos risibles obscurantistes, sur d'éventuelles limites de la sûreté (assurée par AREVA) pour ces convois sur le terrain, relève de la mauvaise foi caractérisée. Et que dire de ces " plus vives inquiétudes quant aux seuils de résistance, au feu et aux chocs, des canisters transportés par les CASTOR en cas d’accident ferroviaire " propagées  par toutes ces Cassandre ridicules ? Sinon que le nihilisme, décidément - et nous ne le répéterons jamais assez - le nihilisme, oui : voilà l'ennemi !

dimanche 4 mars 2012

Anti-France vaincra


« La République française demande à chacun de prendre en partage des valeurs, une histoire, une culture, oui : une culture, la culture, c'est fondamental, et puis une langue - le Français -, un mode de vie, et même une certaine conception, une  idée de la civilisation»

                    Nicolas Sarkozy, Bordeaux, 3 mars 2012

jeudi 1 mars 2012

Haymarket en concert



Le groupe HAYMARKET passant en concert (gratuit !) demain vendredi 2 mars à Rezé, c’est pour nous l’occasion de rappeler ici la nature précise des évènements historiques attachés à ce nom (Haymarket). On sera en effet étonné de voir à quel point ceux-ci sont encore méconnus, y compris chez les révolutionnaires, communistes ou anarchistes, alors même qu’ils constituèrent, en leur temps, la référence symbolique centrale du mouvement ouvrier nord-américain, puis international.

Haymarket est d’abord un lieu : une place de la ville de Chicago, cité dans laquelle le combat pour la journée des 8 heures de travail quotidiennes prit au cours de l’année 1886 une tournure extrêmement violente, sous l’influence contraire des policiers locaux, vigiles et milices patronales d’un côté, et des groupes ouvriers radicaux - essentiellement anarchistes - de l’autre. Au départ extrêmement réticents à défendre un mot d’ordre (la réduction du temps de travail) considéré par eux réformiste et mollasson, les anarchistes de Chicago, soucieux de gagner ces masses ouvrières dont l’énergie les avait tant impressionnés dix ans auparavant, lors des grandes émeutes de 1877, changèrent d’avis et devinrent rapidement, à partir de là, l’avant-garde du mouvement des 8 heures. Leur capacité d’organisation, leur détermination firent merveille.

Le 1er Mai 1886 avait été choisi par les militants comme LE jour où les 8 heures de travail seraient imposées de fait aux patrons sur tout le territoire, que ces derniers le veuillent ou non (et ils ne le voulaient pas, bien entendu). La tension monta donc progressivement. Un peu partout, à l’hiver 1885 puis début 1886, la violence se déchaîna. Les tauliers résistaient de toutes leurs forces, et de toutes celles de l’État. À Chicago, cependant, rien de décisif ne se produisit le 1er Mai (l’erreur, sur ce point, est fréquemment commise). C’est deux jours plus tard, soit le 3 mai 1886, qu’au cours d’une bataille entre militants et briseurs de grève aux ateliers MacCormick, la police débarqua, ouvrit le feu sur tout le monde, laissant plusieurs morts sur le terrain. Et c’est pour venger les morts en question, pour faire aussi le point sur le combat des 8 heures en cours qu’un meeting fut appelé par les organisations anarchistes sur cette fameuse place Haymarket, le 4 mai 1886.

La suite, Louis Adamic la raconte ainsi dans son Dynamite ! :

« Des milliers de tracts appelaient les travailleurs à une manifestation et un meeting, place Haymarket, le soir même. « Travailleurs, disaient les tracts, armez-vous et démontrez votre force ! »
À l’horaire indiqué, environ 3000 hommes, femmes et enfants se rassemblèrent au lieu convenu.
Le maire Harrison était là, dévoré d’angoisse. Son épouse était, semble-t-il, en train de piquer une crise de nerfs. Lui-même faisait l’aller-retour, en se dandinant, depuis la place jusqu’au commissariat tout proche, où un petit détachement de policiers attendait, prêt à intervenir. Il se mêlait à cette foule disparate de prolétaires aux regards renfrognés, craquant une allumette après l’autre sans réussir à allumer son gros cigare. Il confia à un ami : « Je veux que ces gens sachent que leur maire est là. »
Les hommes traînaient bien un peu partout, le regard sombre, mais pour Harrison, le meeting semblait sous contrôle. Les discours à la tribune ne frappaient pas par leur violence. Parsons, par exemple, causa économie. La pluie se mit à tomber. Le ciel noircit d’un seul coup, se chargeant de nuages menaçants. Un vent aigu se mit à souffler, en provenance du lac. Les gens commencèrent à rentrer chez eux, par crainte de se retrouver pris dans la tempête.
À 22 heures, le maire, mâchouillant son cigare toujours éteint, se dirigea pour la dernière fois vers le commissariat, et avertit l’inspecteur de service : « Il ne se passera sûrement plus rien, maintenant. Toute intervention est inutile. »
Puis il rentra chez lui.
Moins de 15 minutes plus tard, un commissaire ordonnait de mobiliser toute l’unité – soit 176  policiers – et de lui faire faire mouvement vers la place, pour ordonner la dispersion du meeting. Manifestement, le gradé suivait là les consignes de quelqu’un d’autre que le maire, quelqu’un de plus haut placé, d’abord, et qui - ensuite - souhaitait que les choses partissent en émeute.
Il pleuvait maintenant à verse. L’assistance se réduisait à 500 personnes, des hommes en majorité. Le meeting était un fiasco. Fielden, le dernier orateur, annonça qu’il était sur le point de conclure :
« Un dernier mot, encore ! Dans deux minutes, je vous promets que nous pourrons tous rentrer à la maison. 
Sa barbe ruisselait. 
- Pour finir, donc…  
Fielden s’interrompit. Il venait d’apercevoir le groupe de policiers marchant vers la place. Faisant halte à quelque distance du public, le capitaine laissa un moment ses hommes et, tirant son épée, s’avança seul vers l’orateur.
- Je vous ordonne, rugit-il, au nom du Peuple, de vous disperser immédiatement, et pacifiquement ! 
Il y eut un moment de flottement, un silence passa, lourd et tendu, seulement troublé par le sifflement du vent à travers la foule et dans les rangs de la police, la pluie cinglant tous ces visages.
- Pourquoi donc, capitaine ? répliqua finalement Fielden. Tels que vous nous voyez là, nous le sommes déjà : pacifiques. »
Il est aujourd’hui absolument avéré qu’il prononça ces dernières paroles, et non : « Voilà les limiers ! Faites votre devoir, les gars, moi je ferai le mien ! », comme la police le prétendit ensuite.
Nouveau silence. Parmi les spectateurs, bien peu comprenaient ce qui était en train de se jouer. Puis, soudain, une lueur aveuglante. Un nuage de fumée grise. Une détonation terrible. Et dans l’air, brusquement, une odeur écœurante. Quelqu’un – un anarchiste ou plus probablement un voyou appointé – venait de balancer sa bombe depuis l’allée située à quelques mètres du pupitre de l’orateur, sur le flanc droit du détachement policier.
Confusion. Les premiers coups de feu partirent, les flics tirant dans la foule, mais aussi se touchant les uns les autres. Impossible de rien distinguer clairement, avec cette fumée. Les travailleurs répliquèrent, ouvrant le feu à leur tour. En un instant, la place se retrouva jonchée de cadavres. S’étant remis en rang, les flics commencèrent à charger. Les travailleurs s’enfuirent, au milieu des cris et des hurlements de douleur, essayant d’échapper à cette bordée de policiers enragés, quelques-uns traînant derrière eux leurs morts, leurs amis et parents blessés.
Tout cela s’était déroulé en deux ou trois minutes.
Du côté de la Loi et de l’Ordre, on releva 67 blessés. 7 autres flics avaient perdu la vie. Les pertes ouvrières atteignirent peut-être le double, voire le triple de ce chiffre : le nombre exact n’a jamais pu être déterminé. Plusieurs travailleurs sérieusement blessés furent ensuite traînés au poste avec les morts. Mais la majorité de ceux-là purent être pris en charge et évacués par leurs proches. »

Le lendemain, on rafla des centaines de personnes, simplement coupables d’être liées, d’une façon ou d’une autre, à la cause anarchiste, ou juste à celle des 8 heures. Puis on expédia en prison une dizaine de militants, dont on organisa le procès. La grossièreté du procédé était bien sûr extrême, certains des accusés étant purement et simplement absents au moment du meeting, ce dont purent témoigner une tripotée de témoins directs. Aucune importance. Comme ce serait de nouveau le cas des décennies plus tard, dans l’affaire Sacco-Vanzetti, la justice émit des condamnations à mort, sept, en l’occurrence celles de : Fischer, Engel, Spies, Parson, Lingg, Fielden et Schwab. La peine de ces deux derniers fut commuée, la veille de leur exécution. Ils passeraient encore des années en taule. Lingg, quant à lui, expert en explosifs, se fit sauter la tête dans sa cellule le même jour. Les quatre qui restaient furent pendus le 11 novembre 1887. La journée du 1er mai est une référence directe à leur martyre. Celui d’anarchistes ne célébrant évidemment pas la gloire du Travail, ainsi qu’on l’entend raconter aujourd’hui par les imbéciles, les journalistes, les patrons (le maréchal Pétain avait, comme on le sait, détourné en ce sens le 1er Mai sous l’État français qu’il dirigeait) mais au contraire, donc : l’urgence de réduire celui-ci, de réduire sa durée quotidienne, et son emprise mortifère sur la vie des travailleurs.

L’usage de la dynamite comme instrument d’émancipation, syndicale et humaine, devait en tous les cas demeurer, malgré la répression épouvantable, une pratique fort vivace parmi les militants ouvriers nord-américains.

On notera qu’en 1968, un petit monument dédié à la mémoire des policiers tués à l’issue de ce meeting de Haymarket se trouva lui-même soufflé dans un attentat à la bombe, qui ne fit aucune victime.
L’histoire et la mémoire avaient fait leur chemin.
Bien creusé, vieille taupe !