mardi 28 février 2012

Au 194, rue des Pyrénées !



Un fraternel salut aux occupant(e)s du 194, rue des Pyrénées, à Paris, expulsés ce jour par la flicaille aux ordres des caritatifs de gauche : ceux de l'AFTAM, et de la Mairie socialiste du 20ème arrondissement. 
Nous souhaitons à ces occupant(e)s bon vent, bonnes luttes, bon courage. 
Nous continuerons à traiter, ici, de leurs initiatives et combats. 
Nous ne les oublierons pas, ni leurs ennemis.
Nos ennemis.


Remote Control

« Cette essence tellement fermée de l'Univers ne possède au vrai aucune force en elle capable d'opposer une résistance au courage du connaître, elle est forcée de s'ouvrir devant lui, de lui révéler ses richesses et ses profondeurs, et de l'en faire jouir. »

                            Allocution aux auditeurs des leçons de Berlin, 22 octobre 1818.





lundi 27 février 2012

Le quinté de Mylène





A propos dartistes, de quels créateurs aimeriez-vous être la muse ?
- De Villiers de lIsle Adam : j’aime son désir dabsolu et son style décriture métaphorique. Rilke, quitte à voler son homme à Lou Salomé ! Sans oublier David Lean, Jérôme Bosch, Baudelaire. Comme lui, je pense que le Beau est bizarre. Il suscite des sensations indéfinissables, donc étranges. Il peut faire pleurer. 

Mylène Farmer, interview Lyon-Matin, 11 mai 1989.

dimanche 26 février 2012

Serre chaude






LUCRÈCE

Je voulais te parler du sentiment que j’ai, parfois, d’être moi-même Plante, une Plante qui pense, mais ne distingue pas ses puissances diverses, sa forme de ses forces, et son port de son lieu. Forces, formes, grandeur, et volume, et durée ne sont qu’un même fleuve d’existence, un flux dont la liqueur expire en solide très dur, tandis que le vouloir obscur de la croissance s’élève, éclate, et veut redevenir vouloir sous l’espèce innombrable et légère des graines. Et je me sens vivant l’entreprise inouïe du type de la Plante, envahissant l’espace, improvisant un rêve de ramure, plongeant en pleine fange et s’enivrant des sels de la terre, tandis que dans l’air libre, elle ouvre par degrés aux largesses du ciel des milliers verts de lèvres… Autant elle s’enfonce, autant s’élève-t-elle : elle enchaîne l’informe, elle attaque le vide ; elle lutte pour tout changer en elle-même, et c’est là son Idée !… Ô Tityre, il me semble participer de tout mon être à cette méditation puissante, et agissante, et rigoureusement suivie dans son dessein, que m’ordonne la Plante

TITYRE

Tu dis que la Plante médite ?

LUCRÈCE

Je dis que si quelqu’un médite au monde, c’est la Plante.


Paul Valéry, Dialogue de l’Arbre.




jeudi 23 février 2012

Personne à la Réunion




« La Bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la détruiront, elle a également produit les hommes qui manieront celles-ci : les ouvriers modernes, les prolétaires. »

                   Karl Marx, Manifeste du parti communiste.

« LE CHOEUR : Polyphème, pourquoi ces cris d'accablement ?... pourquoi nous réveiller en pleine nuit divine ?... serait-ce ton troupeau qu'un mortel vient de te prendre ?... est-ce toi que l'on tue par la ruse ou la force ?

De sa plus grosse voix, Polyphème criait du fond de la caverne :

POLYPHÈME : La ruse, mes amis ! La ruse ! et non la force !... 
Et qui me tue ? Personne !

Les autres de répondre avec ces mots ailés :

LE CHOEUR : Personne ?... »

                              Homère, L'Odyssée.

mardi 21 février 2012

Amer n°5


                                                                                          « Le sous-préfet crut immédiatement de son   
                                                        devoir de renouveler la tournée des amers, par esprit d’équité. »
                                                                                               
                                         Villiers de l’Isle-Adam, Le plus beau dîner du monde.





La revue Amer, éditée par la maison lilloise des Âmes d’Atala, et dont nous venons de recevoir, voilà quelques jours, le cinquième numéro (consacré – formellement – à la photographie) représente à nos yeux fatigués, tellement souvent déçus, tout simplement l’une des meilleures publications critiques jaillies, ces dernières sombres années, sous le débile soleil de France.

Nous avions prévu, à l’origine, de vous expliquer un peu l’origine de ce nom étrange (« Les Âmes d’Atala ») mais les rédacteurs d’Amer annonçant, page 289, en surplomb d’une magnifique scène de fellation (très X, c’est le cas de le dire) la réédition prochaine de M. de Bougrelon, de Jean Lorrain, où ladite explication se trouve, nous y avons renoncé. S’il ne l’avaient point fait, nous ne nous serions pas dégonflés mais enfin, c’est ainsi : et puis, avec des « si », on mettrait Paris en bouteille, non ? ou des vieux ananas, pourquoi pas, dans des bocaux scellés. Vous lirez M. de Bougrelon, voilà tout. Vous y apprendrez en sus beaucoup de choses sur l’homosexualité de Barbey d’Aurevilly.

Revenons à ce numéro 5 d’Amer. Il vous sera donné, lectrices, lecter, Hannibal, d’y jouir, d’abord, d’un article de Ian Geay, dédié aux tendances cryptographiques - et faussaires -  du par ailleurs (ou par là-même : c’est à vous de voir) très érotique Pierre Louÿs, article qui nous prit raisonnablement la tête, nous qui sommes d’intelligence moyenne, au moment de pénétrer le mystérieux code à chiffres couramment employé, dans leurs échanges épistolaires sensibles, par le susdit Louÿs et son frolot. Vous serez moins long que nous, espérons-le, à choper le truc et vous en tirerez tout autant de plaisir. On éprouve toujours du plaisir à apprendre des choses. Cet intérêt pour le secret et la dissimulation traverse cette dernière livraison entière d’Amer, attendu que la photographie, dont le statut michelangelesque (qu’on nous pardonne ce trait d’esprit : nous venons également d’achever la lecture de Sang-Froid, l’autre production récente, et plus admirable encore, de la même maison, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain billet) fait débat depuis si longtemps auprès de certaines âmes délicates, son dévoilement et sa monstration procédant, pour les unes, du pur goût, d’un parasitage policier, mortifère, pour d’autres, lesquelles souvent d’ailleurs – et en cela, nul paradoxe trop rebutant – se trouvent dans le même temps fascinées, au sens où le serpent fascine, par la bébête gélatineuse, ou numérique. L’histoire tragique des communards, par exemple, avides de se faire tirer le portrait en pleine gloire, hélas ! pour le plus grand profit de leurs bourreaux lors de la Semaine Sanglante (page 44) voisine avec la présentation, accompagnée d'une foule d’interrogations pertinentes, de quelques-unes de ses œuvres par le photographe Polo Garat. Plus loin, une poignée d’actualités modernes suscitent encore la réflexion, par touches, évoquant le tabassage de photographes-journalistes par des prolétaires les ayant considérés - à tort ou à raison - comme des ennemis intimes ponctuels, ou l’enkristage d’autres prolétaires que la photographie de contrôle social aura, elle, à coup sûr,  franchement facilité. Deux interviews sont appréciables, celle, d’abord, de Ralf Marsault, qui publia jadis un ouvrage de photographie (« Fin de siècle ») ayant connu un assez fort retentissement, et dans lequel des zonards ou marginaux de diverses obédiences : anarchistes, punks, fascistes, voyous, etc, avaient accepté, pour toutes sortes de motifs, plus ou moins conscients, plus ou moins narcissiques, de se faire shooter. Retour est ainsi fait, dans la discussion, sur ce que permet la photographie, sur ce qu’elle est susceptible, à l’inverse, d’interdire, ce danger objectif qu’elle pourrait représenter de mise en scène généralisée, de fixation, d’apologie ou de dépréciation partisane, et/ou involontaire, du regard, en tous les cas d'affaiblissement politique de celui-ci,  d'ossification possible face à la vie qui court, s’enfuit, gigote, et qui, peut-être bien, vous laissera là tout seul si vous continuez à jouer l’artiste. Vous nous suivez ? Non. Alors, suivez Amer, vous comprendrez mieux. L’autre interview qui nous a séduits est celle du promeneur nécropolitain, et mémoire optique des cimetières du monde, André Chabot (aucun rapport avec Arlette, a priori. En revanche, un de ses ancêtres authentifiés, type étonnant, s’y trouve bien évoqué par les soins du sieur Chabot : à vous de voir ça, on n’en dit pas plus). Ajoutons que l’entretien nous a bien fait marrer, au début surtout, lorsque Ian Geay (nous supposons que c’est lui) posant une série de questions, à caractère spécifiquement littéraire, à son interlocuteur, le bonhomme Chabot s’y dérobe systématiquement, partant systématiquement ailleurs, finissant tout de même par se souvenir, oui, avec une certaine politesse embarrassée, qu’on lui avait, au fait, demandé quelque chose, il me semble, oui, c’est cela, concernant la littérature, je crois ? La patience, alors, de l’interviouvère, sa prise de distance laconique, s'avèrent proprement stupéfiantes. Nous pensons que, durant ce laps de temps, lui-même était parti ailleurs, comme M. Chabot, qu’il n’aura donc, comme lui, pas perdu le temps en question. Le décalage se produisant ici, outre sa drôlerie, donne en tout cas une bonne idée de la puissance de dérive, imaginative, libérée au cours de ces 300 pages (6 euros, tout de même : les gaillards ne se mouchent pas du coude !) par le travail acharné de nos amis nordistes. 
Bon. Pour la terminer courte, tout le monde y est. Nous craignions, par exemple, que Rodenbach n’y fût point, ni le débat qui divisa, à son sujet, le symbolisme tardif, concernant ces fameuses photos placées en regard de Bruges-la-morte : ils y sont tous deux. Nous redoutions de ne voir évoqués ni le pauvre Charles Cros ni son invention de la photo couleur, souvent méconnue comme tout ce que fit ce malheureux à la surface de cette foutue planète dont « décidément nous nous souviendrons » (Villiers de l’Isle-Adam), et ils y sont aussi. Clément Trompette, enfin, débauché de chez les excellents populaires-encyclopédistes de Chéri-Bibi, revient sur cette Java des Bons-Enfants, dont Guy Debord, autre faussaire sympathique, avait, dans les années 1970, attribué le texte à Raymond-la-Science, par goût du jeu et de la déconne autant, bien entendu, que de l’affiliation intègre, c’est-à-dire scandaleuse. Seuls bémols : un texte de Bernhardt, dont décidément le style n’est pas le nôtre (et Bernardt peut bien faire mine de rire, depuis sa situation actuelle), un autre, de Bloy (page 157), intitulé Terrible châtiment d’un dentiste, ne présentent, pour nous qu’un intérêt assez limité, l’inscription de ce dernier dans Amer N°5 (c’est comme Chanel, au fait, aviez-vous remarqué cette coïncidence ?) étant formellement liée au fait que, certes, Bloy y cause de photo, oui. Si elle ne fait pas de bien excessif, cette présence bloyenne ne peut, il est vrai, pas faire grand-mal non plus. Vous voudrez bien noter, pour achever cette furtive et, osons le dire, indigne présentation, qu’on distingue, page 88, une quéquette extrêmement impressionnante, et qui déclencha, en notre âme, d’intenses mouvements et interrogations, concernant la destinée humaine, la nôtre en particulier. Tout cela est très remarquable. Amer est une revue très remarquable, dans laquelle le Moine Bleu possède d’ailleurs, c’est vrai, quelques parts commerciales, cela n’ayant bien entendu aucun rapport avec ce que vous vous trouvez en train de lire à présent. Comme lança récemment encore, à l’intention de quelque polygraphe gauchiste, le subtil Président de la République au sujet de l’affaire Karachi : « Soyons sérieux, tout de même, enfin ! Qui pourrait croire à une fable pareille ?»

Amer, donc, est une revue remarquable. La chose s’explique, selon nous, essentiellement du fait de l’anarchisme des rédacteurs de cette revue. Cet anarchisme est particulier. Il n’accuse, on s’en aperçoit rapidement, qu’un rapport extrêmement lointain avec la triste pose de rigueur arborée, au moment d’exister, par les petits commerçants parisiens du Monde libertaire, pour ne citer qu’eux, traditionnels incapables de rien comprendre à rien, ou de désirer se plonger dans autre chose que, pour la millionième fois, l’œuvre complète de cette vieille merde libérale, sexiste et antisémite de Pierre-Joseph Proudhon.

L’anarchisme de la bande à Amer, lui, est spontanément littéraire - finiséculaire pour être plus précis : c’est-à-dire qu’il s’intéresse, ainsi que nous l’allons bientôt voir et discuter, à la littérature, à l’esthétique, aux thématiques générales brassées par le 19ème siècle finissant (et les autres aussi, attendu que selon un jugement célèbre, « Toutes les fins-de siècle se ressemblent » en quelque façon. Comment cela ? Veuillez, s’il vous plaît, patienter quelques instants, que nous puissions, nous aussi, finir). Cet anarchisme amer, disions-nous, est également, froidement (le froid étant un moment du chaud) individualiste : « Bien que les tragédies collectives émeuvent, écrit quelque part Ian Geay, que l’on pourrait présenter comme le « Sâr » polymorphe, ou tout au moins le grand ordonnateur de la revue, en commentant une phrase de Poe, le malheur n’est jamais plus affreux que lorsqu’il concerne des êtres seuls ».
Nous nous trouvons là, sommairement, en présence, en fait d’idéologie (fût-elle anarchisante) d’un mode de lecture du monde se nourrissant à tous ses excès concrets, de tous ses rebuts et histoires scabreuses précisément scandées, auprès de toutes les marges (voyoucrates, pornographes, diversement illégales et illégalistes) d’une société contemporaine estimée par Geay et sa bande (qui exagèrent sûrement, j’en parlais encore ce matin, en dégustant une soupe bio avec la charmante Mme Parisot) une aberration sociale autant qu’esthétique.
Il faut admettre que l’époque a une tendance, fâcheuse, à exhiber de manière permanente ce néant de beauté et de pensée qu’elle mérite bien, et qui, déjà, la juge. L’abaissement moyen de la culture bourgeoise se fait tel, le crétinisme se trouve à ce point avancé chez ses défenseurs les plus fanatiques, que le phénomène serait même propre à jeter, çà et là, le plus faible, le moins armé des désespérés du temps, celui n’aspirant, au milieu du désert, qu’à sa pauvre « goutte d’eau » du « sentiment du Beau en général », comme disait naguère un prof de philo de souche germanique, au creux des bras - tout aussi courts - de la canaille réactionnaire branchée, revancharde après des décennies de jacklanguisme ininterrompu (on la comprend) et désormais influente via tous ses Causeur, ses champs de navets électroniques, ses salons d’impuissants misérables faisant profession d’entraver quoi que ce soit à Léon Bloy ou Bernanos.
Pour les désespérés plus solides, bien sûr, le risque de frayer à terme avec cette sinistre engeance, tout écoeurés qu’on les trouve pourtant de la complète salissure moderne, demeure quasi-nul. On aura bien du mal à leur faire célébrer, en effet, à la manière de certains zélotes, le très pur style de M. Eric Zemmour, dont telle dernière chiure dégoutte, infiniment. Ceux-là, n’en doutons pas, préfèreront toujours se livrer à d’autres raffinements, lire Amer, pourquoi pas ! Ceux-là préfèreront toujours l’Anarchie.

Il fut un temps, vers 1890, où les flics de France, à l’issue de quelque fructueuse descente, ramenaient parfois au commissariat, avec le matériel saisi auprès de suspects gauchistes, qu’ils tabasseraient évidemment un peu plus tard, avec entrain, ainsi qu’ils procèdent toujours aujourd’hui, des listes conséquentes d’abonnés aux revues les plus radicales de l’époque, notamment aux suppléments littéraires de celles-ci. Les poètes, les écrivains les plus importants éprouvaient alors - les listes en question l’attestent - pour l’Anarchie, du moins la plus intraitable, la plus méchante, la moins prompte à rêver de société future autant que son établissement persistât à admettre qu’un seul dernier Bourgeois s’y pût jamais trouver recyclé (vivant, s’entend), les sympathies les plus vives.
En sorte que l’union était, là, parfaite.
Mallarmé repoussait des limites, et luttait contre des formes que d’autres, ailleurs, raffolaient de volatiliser, au souffle d’autres poëmes. Léon Bloy écrivait L’Archi-confrérie de la Bonne Mort, rédigeait à ses Propos d’un entrepreneur de démolitions certain petit Avant-dire que Pol Pot lui-même (d’ailleurs grand amateur, en sa jeunesse, de Kropotkine, ce qui laisse songeur tout en nous éloignant du sujet) eût pu ne point renier. Jehan Rictus faisait rimer les déménagements à la cloche de bois, et les bagarres de rue. Fénéon, entre deux chroniques assassines, quelque minuscules qu’elles fussent, s’affairait à de tout autres précipités. La libération des corps et des esprits propagée par les anarchistes, la haine de ceux-ci pour les tartufferies de l’univers, leur détestation commune de chaque Bourgeois lui-même, en sa ridicule physiologie, rejoignaient, d’évidence, les soucis artistiques de ce moment étrange, dont les exégètes se chiffonnent encore, à l’occasion, autour du terme susceptible de le représenter le plus adéquatement. Serait-ce celui de « Fin-de-siècle », lequel figure déjà, c’est vrai, l’attente apocalyptique de quelque événement définitif, de quelque « rosserie grandiose » (Bloy) clouant enfin le bec puant du progressisme industriel ? Plutôt celui de « décadence », dont l’intérêt supérieur serait de montrer mieux l’assomption, par ses apôtres, de tout ce procès de dévoilement, enchaînant le faste baroque, flamboyant, trouble (et gai)  de certains vigoureux franchissements de frontières (celles du genre, comme chez Lorrain ou Rachilde, ou encore de la sexualité, des milieux) au souhait - contraire - de secouer, par la violence, cette vieille société menteuse, et pourrie, voire, au sein de celle-ci, épuisée, sa propre existence inepte (l’Albert, de Louis Dumur) ? Parlerait-on plus opportunément, et simplement, de « symbolisme » généralisé, du désir de révéler partout des correspondances, de laisser hors leurs formes triviales saillir objets et destinées, pouvant former ensuite ces rondes enchanteresses auxquelles le Bourgeois, insecte comptable et parcellaire, analyste intégriste bousculé par le Rêve, vouera toujours une haine sacrée (terrorisée) ?

Hegel aussi (lequel portait, soit dit en passant, le même prénom que notre ami Georges Weaver) cherchait des correspondances. Il fit même de celles-ci, à sa façon inimitée, le grand principe de vie et de mort tout intérieur aux choses. Il permit de penser et d’aimer les révolutions, les fins entraperçues de mondes vermoulus, qui s’effondreront. L’Histoire et son grand Nous pouvaient intervenir. Mais, en ce temps dont nous parlons, l’Anarchie qui se fût adressée de la sorte aux artistes, en un langage trop clair, trop massif, bref un langage de peuple et de foules, toutes rythmiques et vivantes fussent-elles, eût risqué de les barber, de lasser leur complexion de nerfs, de perdre à leurs yeux tout charme, faute d’accéder illico à leurs besoins, précieux et opiacés, de nuances. Les artistes, alors, dont Wagner fut, pour cela, l’illustration contemporaine parfaite et la courante idole, avaient ainsi glissé, dérivé, insensiblement, depuis la République Sociale jusqu’à Schopenhauer. Il arrivait parfois, en ce temps-là, que les gauchistes les ennuyassent. Or, ce temps, à l’instar de manif boys immortels et mythiques à la ténacité de Fliegende Hollander, ou de Japonais impériaux ignorant encore, dans leur (L)île (en force !), l’arrêt des hostilités, ce temps ne s’est, au fond, pour certains, jamais vraiment dispersé. Il reste celui des gens d’Amer, pour qui - ils s’en vantent suffisamment - la Révolution ne vaudra jamais que flanquée de ce diptyque extrêmement concret : « Littérature, Amour ».

Il fut parfois compliqué, dans les années 1990-2000, de s’intéresser ouvertement, parmi certains anarchistes ou « autonomes » français (dont un personnage fort spirituel douta d’ailleurs un jour devant nous, avant de s’esclaffer, que la nouvelle de leur existence fût jamais parvenue jusqu’à la bonne ville de Karlsruhe) à la littérature, ou à la poésie, de manière spécifique. La tendance lourde, et très ancienne dans ce milieu, à l’auto-castration, au refus de travailler ses facilités ou dons éventuels, au motif que l’artiste, être séparé, trahirait l’humanité par définition (ce qui n’est, certes, pas contestable, reste partout vérifiable à cette heure même) se dissimulait cependant, comme si elle eût malgré tout vaguement honte d’elle-même, sous d’autres prétextes, parfois terriblement absurdes.
Souvent, le temps, semble-t-il, faisait ainsi défaut pour ce genre de broutilles.
Il est vrai que les « anarcho-autonomes » de l’époque ne chômaient guère.
Si l’on ne tient compte que de la phase finale du complot terroriste mondial devant ensevelir l’Occident, ourdi à leur initiative aux côtés de leurs frères basques d’Al-Quaïda, de la destruction complète du réseau ferré français et de l’empoisonnement systématique de l’ensemble des sources d’eau potable disponibles sur le territoire, sans parler d’une dizaine d’autres projets annexes, et terrifiants (dont Feu Messieurs Alliot-Marie, Squarcini et Pépy ont suffisamment établi la réalité), on conviendra aisément, c’est vrai, que le travail ne manquait pas.

Amer eut donc depuis l’origine, à ce titre, au sein d’un agenda aussi chargé, le mérite d’une parfaite constance, dans la qualité comme dans le souci général de propagande littéraire, ce souci s’inscrivant, de notre point de vue, dans une perspective bien plus large de redéfinition du projet révolutionnaire, la question de fond posée ici n’étant autre que celle de la nécessité, utopique, de s’entraîner sans cesse, sans que cela tourne jamais à la corvée, ni au militantisme, à imaginer la suite que pourrait fournir, au monde bourgeois finissant, une révolution authentique, touchant la vie quotidienne.
Prenons, si vous le voulez bien, une fois de plus (de la main gauche, ça porte bonheur) la littérature. La discussion lancée entre Ian Geay (je suppose encore, par facilité, qu’il s’agit de lui) et Caroline Granier, dans Amer n° 3, était là-dessus non seulement passionnante, mais pour nous stratégiquement décisive : «Le thème de la littérature en communisme est-il abordé dans certains textes ? (d’écrivains anarchistes de la fin du 19ème siècle, note du MB). D’aucuns voient dans l’avènement de la société nouvelle, telle que nous la décrivent quelques anarchistes et communistes, celui d’un ennui sans borne. Vu de la sorte, cela nous rassure quant à la pérennité de la littérature qui aime à se développer sur ce terreau fertile. À l’inverse, si l’on en croit Louise Michel qui déclare lors d’une conférence organisée par Anatole Baju que «des seules théories socialistes peut sortir une bonne littérature », nous sommes en droit de nous interroger sur ce que deviendront les littérateurs, au lendemain du grand soir. »

Amer donne ainsi, depuis des années, à lire, à voir, à éprouver : photographies (parfois extrêmement dérangeantes, telles ces images anciennes de chirurgie médicale, toujours dans le n°3), nouvelles, poèmes, interviews, analyses… Cette vaste présentation de textes, rares, de films ou de parcours individuels déviants, bizarres, malsains, dont la critique artistique normale ne saurait saisir l’intérêt, entraîne, par la densité de soins (documentation, notes annexes) apportés au traitement des sujets, l’activation immanquable, dans l’esprit et la mémoire du lecteur, d’une richesse maximale d’évocation. Ce genre de plaisirs, trop souvent encore, à la différence de leurs anciens, certains anarchistes contemporains se les refusent, quand ils ne s’en méfient pas crânement, en toute conscience sacrificielle, au profit, car il faut bien tout de même qu’ils se lancent régulièrement dans quelque activité intellectuelle, de travaux « purement » abstraits, sérieux, politiques, à dominante « sociologique », etc, des travaux censés, peut-être, mieux servir la cause, mais auxquels manqueront ensuite, parfois cruellement, le bénéfice démiurgique de l’incarnation, de l’inspiration, de l’image.
Or, l’image mobilise. La leçon du mysticisme, jusqu’à Sorel, est bien celle-là.
Le style, souvent, se ressentira douloureusement d’une telle sécheresse. Nous ferons sûrement ricaner des gens en affirmant ici qu’il existe bel et bien un style « anarchiste » actuel, pourvu d’un certain nombre de codes ou de figures imposées, attendues, incontournables, dont souvent les tracts, les appels à lutter, partout, constitueront autant de déclinaisons plus ou moins heureuses. Plus ou moins lisibles. Et ainsi, pensons-nous, pour cette raison même : plus ou moins efficaces au-delà du milieu. On pourra bien nous rétorquer, alors, que cette question du style n’est que de très faible importance en ces matières, en face des luttes réelles à se coltiner, etc. Cette réaction basique, pas dénuée d’intérêt, puisqu’elle rappelle tout de même, salutairement, qu’après tout, c’est bien la vie qui doit primer, oublie cependant de dire sur quoi, au juste. Car en quoi pourrait consister précisément une vie toute entière soudain livrée à l’imaginaire ? À quoi diable ! pourrait enfin ressembler une existence communiste, un destin individuel sous le communisme ? Toute tristesse aurait-elle vocation à s’éteindre, à ne pas naître ? Et de même, toute mélancolie ? Et pourquoi non ? Et la vulgarité, dont les marchands auraient libéré la rue, toutes les rues : se trouverait-elle, parmi nous, évanouie, à jamais ? Une vie après la révolution, minute par minute, pourrait-elle se voir purgée de l’angoisse de la mort ? Permettrait-elle d’installer, vis-à-vis de la Faucheuse, un dialogue plus fécond que cette pitoyable attente, tissée de frustration et de remords, à laquelle les bourgeois nous ont ici condamnés ? La force de quels fantasmes nouveaux, de quelles jouissances tordues radicalement inédites pouvons-nous légitimement escompter après la victoire ? Comment jouirons-nous sous le communisme ?

Tous ces problèmes ne sont, à proprement parler, que des problèmes de style, auxquels seule une imagination débordante, sans cesse enrichie, apportera des réponses valables.
Le chatoiement particulier de ces situations scabreuses, extrêmes, inquiétantes et dangereuses, dont les littératures « décadentes » fournissent l’exemple fréquent, et le cœur (« le cœur », de manière signifiante le thème central du troisième numéro d’Amer) de cette revue qui nous intéresse, et dont nous causons aujourd’hui, contrebalance aussitôt, en elle, le poids acquis de la théorie, manquant parfois, ici ou là, au gré de certaines pages, se faire trop présente.
La quête de l’autonomie spirituelle, acquise au gré des rencontres, au contact de destins singuliers et excessifs (qu’ils soient réels ou fictifs) en tous les cas jamais moralement condamnés, cette autonomie sans cesse affinée, vouée à accompagner, à servir au mieux le projet d’émancipation sociale, bref, pour le définir ainsi : l’hypothèse d’une propagande par le fait littéraire, celle de sa pertinence aujourd’hui, en milieu libertaire, nous semble la plus belle intuition, la plus belle réussite – pour ne pas évoquer plus avant, à leur place, leurs buts conscients ou définis – de cette très estimable bande de hooligans lillois.

Dernière précision : il semble hélas ! que les finissants d’Amer s’arrêtent. La décadence, paraît-il, fatigue. Surtout en période de crise économique. Ils préconisent, en cas de fureur intempestive de leur lectorat que celui-ci se venge « sur la police, un décroissant, un chat ou qui vous voudrez.» 
Pour les décroissants, je veux bien, sans parler des autres.
Mais, pour les chats ?
Et l’Animale, alors ?



Tous les exemplaires présents, passés, futurs (?) d’Amer sont commandables auprès des Âmes d'Atala, au prix ridicule (c’est à cela que servent les prix) de 6 €. Passez donc sur leur site pour tous les détails. 

lundi 20 février 2012

Votez Alberich !



« ALBERICH
Distingues-tu ce trésor
Que ma troupe
M’a entassé ?

LOGE
Je n’ai jamais rien vu de pareil.

ALBERICH
C’est là aujourd’hui
Un petit tas minable :
Mais à l’avenir il grandira,
Jusqu’à l’énorme, et l’insolent.

WOTAN
Mais à quoi te sert-il, ce trésor
Dans ce sinistre endroit : Nibelheim,
Où la richesse ne te profite pas ?

ALBERICH
Pour créer des richesses,
Pour cacher des richesses,
La ténèbre de Nibelheim me sert.
Mais grâce à ce trésor
Entassé dans les grottes,
Je compte accomplir des prodiges,
Et entends bien, par lui,
M’approprier le monde entier.

WOTAN
Et comment donc, mon bon ?

ALBERICH
Vous qui vivez là-haut,
Qui aimez et riez, dans les zéphirs légers,
Vous les dieux,
Je vous attraperai tous, à ma poigne d’or !
J’ai renoncé à l’amour
De même, tout ce qui vit
Doit, à ma suite, y renoncer !
Alléchés par l’or,
Vous ne convoiterez plus que l’or seul.
Sur les hauteurs plaisantes,
Vous vous bercez
Dans une vie de délices ;
Et méprisez l’Albe noir, éternels jouisseurs !
Mais prenez garde ! Prenez garde !
Une fois que les hommes seront asservis,
Vos épouses gracieuses
Ayant jadis dédaigné ma cour,
Le nain les prendra
Pour son seul plaisir
Puisque l’amour
Lui est refusé.
(Avec un rire sauvage.)
Vous entendez ?
Prenez garde !
Prenez garde aux légions de la nuit,
Quand le trésor du Nibelung surgira
Du gouffre muet jusqu’au grand jour ! »


Richard Wagner, L'anneau du Nibelung




vendredi 17 février 2012

Dernière minute





Nous n'apprenons qu'aujourd'hui le décès du Père Henri Grange, prêtre du diocèse du Puy-en-Velay, survenu ce mardi 14 février 2012. 

Ses funérailles ont été célébrées cet après-midi en l'église de Riotord (commune de Boyaux), où le Père Grange était né voilà 89 ans.

Le Moine Bleu présente évidemment ses condoléances à sa femme, ainsi qu'à ses enfants.

jeudi 16 février 2012

Des nouvelles de Salomé !

Sur cet incroyable document d'époque, acquis par le Moine Bleu dans des conditions invraisemblables, on distingue parfaitement, au centre, Lou Salomé en pleine action et, à l'extrême-gauche, ce qui subsiste du malheureux Friedrich Nietzsche...


Athènes, février 2012

 « Tous les joyaux du meurtre et des désastres
Étincellent ainsi, sous l’œil des astres ;


La ville entière éclate
En pays d’or coiffé de flammes écarlates ;


La ville, au vent des soirs, vers les lointains houleux
Tend sa propre couronne énormément en feu ;
Toute la rage et toute la folie
Brassent la vie avec leur lie,


Si fort que, par instants, le sol semble trembler,
Et l’espace brûler
Et la fumée et ses fureurs s’écheveler et s’envoler
Et balayer les grands cieux froids.



- Tuer, pour rajeunir et pour créer ;
Ou pour tomber et pour mourir, qu’importe !
Passer ; ou se casser les poings contre la porte !
Et puis – que son printemps soit vert ou qu’il soit rouge –


N’est-elle point, dans le monde, toujours,
Haletante, par à travers les jours,
La puissance profonde et fatale qui bouge !



Émile Verhaeren, Les Villes tentaculaires